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La construction de contre-modèles efféminés

C. A la recherche des hommes de la Phalange

II. La construction de contre-modèles efféminés

J. Horne explique qu’à l’échelle européenne la volonté de bâtir une virilité patriotique (dont le succès est identifié au progrès et à la civilisation) contribue depuis le XIXe siècle à constituer les virilités jugées défaillantes en ennemis de la nation455. La virilité héroïsée de l’époque franquiste, parce qu’elle est une virilité de combat, qui doit permettre le redressement national et se veut exclusive, ne peut accepter un certain nombre de figures jugées efféminées.

Leur présence dans les manuels est rare, et se réduit essentiellement à Henri IV de Castille, à un homme politique du XIXe siècle (F. Martínez de la Rosa) ainsi qu’au type de « l’arabe voluptueux », qui est plus ambigu. Cette faible visibilité est logique dans des manuels d’Histoire, dont la finalité n’est pas l’étude des mœurs des rois... Elle est par ailleurs cohérente dans un pays qui n’a pas connu la crainte sociale d’une diffusion généralisée de l’homosexualité456 (crainte qui a au contraire touché fortement d’autres pays comme la France ou l’Angleterre au tournant des XIXe et XXe siècles). Ces rares figures n’en participent pas moins à désigner ce qu’il convient de rejeter afin de faire des Espagnols de vrais hommes.

454 J. Tusell: Dictadura franquista y democracia, 1939-2004, Barcelona, Crítica, 2010, pp. 44-45

455 J. Horne, « Masculinity in politics and war in the age of nation-states and World Wars, 1850-1950 », in Dudink, Stefan, Hagemann, Karen y Tosh, John (dir.), Masculinities in Politics and War, Manchester, Manchester University press, 2004, pp. 22-40, p. 29

456 F. Vázquez García, R. Cleminson, Los invisibles, una historia de la homosexualidad masculina en España,

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L’affirmation de la virilité, parce qu’elle conduit à définir des modèles, conduit logiquement aussi à exclure les hommes qui ne leur sont pas conformes.

Le roi Henri IV de Castille est le premier d’entre-eux. Il incarne dans les manuels le fond du gouffre dans lequel la Castille aurait sombré à la fin du XVe siècle - fond du gouffre qui permet, par contraste, de mettre en valeur le règne des Rois Catholiques, qui lui fait suite et marque la naissance de l’Espagne comme État. Dernier souverain de la dynastie des Trastamare, son règne est perturbé par des conflits internes face à une partie de la noblesse, qui l’accuse d’avoir fait preuve de beaucoup de faiblesse et d’indécision, causant ainsi l’abaissement de la fonction royale. Le règne du seul souverain désigné comme « efféminé » coïnciderait avec la plus grande déchéance de la nation.

Le docteur Marañón ne pouvait pas ignorer, dans ses travaux à la frontière de la médecine et de la recherche historique, la personnalité d’Henri IV. Il lui a consacré un ouvrage, dans lequel il s’interroge longuement sur la nature de sa sexualité. Le titre est révélateur : Essai

biologique sur Henri IV de Castille et son époque. Les théories et réflexions qu’il développe à

cette occasion sont représentatives du processus qui s’est mis en place dans la seconde moitié du XIXe siècle : la dégradation de la situation sociale de « l’homosexuel » (concept qui nait en 1869457), qui est alors réifié et auquel on attribue désormais des caractères biologiques propres, qui le définissent dans l’ensemble de sa personnalité et le constituent en exception aux lois de la nature - exception que la science a vite fait de psychiatriser458. L’endocrinologue, qui fut membre de l’Académie des Sciences ainsi que de l’Académie de médecine déduit des portraits (picturaux ou littéraires) que les contemporains d’Henri IV ont peints de lui qu’il était « sans aucun doute possible, un dysplasique eunucoïde avec réaction acromégalique, selon la nomenclature actuelle. » Il attribue cette tare physique, qui se caractériserait notamment par « des grands pieds et des grandes mains, une taille très exagérée, un prognathisme mandibulaire » à « l’insuffisance de la sécrétion sexuelle interne459. » Il établit sur un raisonnement scientifique l’absence de virilité qui l’éloigne de la capacité à exercer le pouvoir. Il voit par exemple la plus grande des preuves de sa déchéance sexuelle dans l’absence de colère lorsque les Grands d’Espagne lui adressent une

457 R. Révenin, « Homosexualité et virilité », in A. Corbin (dir.) Histoire de la virilité, tome III [...] p. 369

458 M. Foucault, Histoire de la sexualité, Tome I La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1994 [1ère édition 1976], p. 51

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lettre l’accusant de ne pas être le père de sa fille. Cette absence de réaction plaiderait en faveur de l’effémination :

« Le fait même de cette incroyable docilité est on ne peut plus éloquent, parce qu’il révèle un homme non seulement moralement abject, mais de plus dépourvu de l’autorité nécessaire pour se mettre en colère460 ».

On retrouve dans les manuels la même association entre les goûts sexuels du dernier des Trastamares, et son incapacité à gouverner. Dans un manuel très conservateur que publient en 1965 les éditions SM, la chaine causale qui rendrait les hommes supposés moins virils incapables d’exercer le pouvoir apparait clairement. C’est l’impuissance sexuelle du souverain qui est d’abord nommée ; puis son manque de volonté personnelle ; et enfin les conséquences politiques : « Henri IV l’impuissant (1454-1474). Il était aboulique et dégénéré. Son règne est une période d’anarchie et de lutte entre les factions461. »

La plupart des auteurs de manuels d’Histoire du franquisme, préfèrent traiter le plus pudiquement possible cet épisode. Il est notamment peu compatible avec l’exaltation de la grandeur nationale que demande la loi sur l’Enseignement de septembre 1938. Il est vécu comme une tache sur l’histoire nationale. Le poids du tabou qui pèse sur lui est important. J. R. Castro considère ainsi qu’il est « difficile de trouver une période de honteuse anarchie qui dépasse celle que vécut l’Espagne durant le règne d’Henri IV. (...) Très vite, survint une série de scandales, qui débordèrent du domaine privé vers le domaine politique462. » Le jugement que porte en 1939 le censeur Juan de Contreras sur un manuel d’Antonio Bermejo de la Rica nous conforte quant à l’existence de ce tabou : dans le rapport qu’il émet, il explique à l’auteur que « il conviendrait, pour les prochaines éditions, que l’auteur atténue un peu le caractère cru de certains passages, comme par exemple le règne d’Henri IV463. » Il est probable que, dans l’esprit du censeur, il ait paru périlleux de présenter à de jeunes hommes en formation un tel exemple. Dans la revue Y (revue de la Section Féminine de la Phalange) le même Juan de Contreras se lance en effet lui-même dans le type même de détails qu’il censure dans les manuels scolaires : il explique à propos d’Henri IV que « en Espagne, les vices de la décadence [de la Renaissance] se mêlent aux vices subtiles de l’Orient

460 Ibidem, p. 47

461 J. J. Arenaza Lasagabaster, F. Gastaminza Ibarburu, Historia universal y de España 4° curso […] p. 143

462 J. R. Castro, Historia 2° grado, p. 132

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(...) Le roi s’habille et vit à l’arabe et se complait dans des constructions d’un arabisme exalté. C’est un roi romantique et sensuel, qui se noie dans les vices464 ». La différence réside dans le fait que cette revue n’est pas destinée à de jeunes garçons, mais à des femmes adultes, membres de la Phalange.

Ce tabou se traduit dans les manuels par la difficulté des auteurs à nommer le mal. Il est convenable d’être évasif. Par un phénomène curieux d’évitement, ce sont les actions d’Henri IV en général qui sont qualifiées de « honteuses » (comme par exemple ses négociations politiques) sans que ses mœurs ne soient mentionnées. D’autres auteurs contournent le tabou en se contentant de mentionner en passant le surnom du roi («Henri IV l’Impuissant465 »), avant de le définir comme le pire souverain de l’Histoire de l’Espagne. D’autres enfin utilisent force périphrases et euphémismes. Andrés Zapatero décrit ainsi le roi comme un « homme peu sociable et indolent, qui vivait isolé dans son palais et avait les plus étranges coutumes466 », ce qui devait paraitre mystérieux à bien des élèves. En 1939, J.R. Castro mentionne plus précisément les mœurs d’Henri IV : « Les nobles font le procès du roi, l’accusant d’être un ennemi de la foi, et d’adopter les vêtements, les coutumes et la vie des Arabes467. » Là encore, il a recours à une périphrase (certes très transparente), périphrase qui présente d’ailleurs l’avantage de souligner le caractère non espagnol, exogène, de telles pratiques.

La force de l’interdit qui plane sur « l’effémination » dans les milieux les plus réactionnaires peut être suffisante pour justifier le régicide. Les Pères maristes qui ont publié en 1944 le manuel Historia universal prennent la défense du moine régicide français Jacques Clément (« le malheureux Jacques Clément ») qui mit fin au règne du roi de France Henri III, « roi frivole et efféminé468 ».

On trouve dans les manuels un autre personnage historique accusé d’être efféminé : il s’agit de F. Martínez de la Rosa. Le cas est différent de celui d’Henri IV : il relève de la volonté de discréditer, par l’invective, l’adversaire politique. Martínez de la Rosa est en effet un homme politique libéral - qui plus est, des plus modérés. Plusieurs fois ministre, il est notamment

464 J. de Contreras, « Escenario real », Y, n°2, p. 46-47, 1938

465 C’est ainsi le cas du manuel Geografía e historia de España 1er grado : Anonyme, Geografía e historia de España 1er curso, Zaragoza, editorial Luis Vives, 1949, p. 177

466 S. Andrés Zapatero, Historia de España, preuniversitario, Barcelona, librería élite, 1965, p. 19

467 J.R. Castro, Geografía e historia 2°curso de bachillerato, Zaragoza, Librería General, 1939, p. 193

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Premier Ministre d’Isabelle II durant 18 mois, en 1834 et 1835. Sa politique se caractérise par son goût du compromis et sa souplesse, qui sont associés durant le franquisme à un manque de virilité. La recherche du consensus est indigne d’un homme digne de ce nom. Aucun manuel ne l’accuse explicitement ni n’aborde la question de ses mœurs sexuelles. Nombreux sont par contre ceux qui le désignent par un sobriquet dévirilisant, « Rosita la pastelera » (que l’on peut tenter de traduire par « Rosette la pâtissière ») qui lui avait déjà été accolé de son vivant. Ainsi, chez Pemán, peut-on lire que Isabelle II chercha « le plus modéré : Martínez de la Rosa. Celui-ci prétend mener une politique d’équilibre, de négociations. Et le peuple, avec un instinct sûr, le baptise du surnom de ‘Rosita la

pastelera’469. » C’est ici une virilité de l’action et de la radicalité qui s’affirme, contre une effémination des mots, du dialogue, du compromis.

Cette pratique de l’invective politique contre les ennemis (ici, libéraux) du régime n’est possible que dans le contexte d’un durcissement de l’injonction hétérosexuelle et de la radicalisation des oppositions politiques. L’étude statistique des manuels qui le reprennent à leur compte montre qu’elle apparait et disparait avec le franquisme.

Figure XVI. Nombre d’occurrences de "Rosita la Pastelera", pour cent manuels

Cette plus grande visibilité, durant le franquisme, d’un « mal » que l’on a par ailleurs du mal à nommer (comme nous le voyons à travers l’exemple d’Henri IV de Castille) ne nous semble pouvoir être expliquée qu’à condition de lui conférer réellement les caractéristiques du tabou : on en parle et on le met au centre mais on ne le nomme pas.

469 Anonyme, Manual de la Historia de España Segundo grado, [...] p. 241

0 5 10 15 20 Seconde République Premier franquisme Second franquisme Transition

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III. La virilité, « savoir-mourir », ou « pouvoir-tuer » ?

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