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Le modèle des années 1970 : l’intellectuel engagé

1. Un idéal : l’intellectuel critique et polémique

Aux antipodes de l’érudit compilateur tourné vers le passé, on trouve donc l’intellectuel qui rompt avec les modes de pensée hérités, et le scientifique qui découvre. On trouve également l’intellectuel critique et polémique, qui n’accepte pas la société telle qu’elle est. En cela, les modèles masculins que portent les manuels s’intègrent encore une fois dans le contexte culturel général, qui est alors marqué par « la consécration de l’intellectuel engagé, du fait de son rôle important dans la lutte pour la démocratie en Espagne727. » J. Gracia et M.A. Ruiz Carnicer parlent d’une « esthétique de la résistance » qui marque les productions culturelles à partir de la fin des années 1950728.

Suivant une logique hégélienne, l’intellectuel est décrit comme un polémiste, qui par sa critique pousse la société au progrès. La capacité critique d’un peuple est désormais non pas un facteur de désordre, mais le reflet de son énergie collective. Lorsqu’ils abordent l’Histoire - alors très récente - de l’Espagne des années 1950 et 1960, les auteurs de Geografía e

historia de España y de los países hispánicos écrivent en 1977 que « l’amélioration du niveau

de vie économique (sic) du pays dans son ensemble s’accompagne de la renaissance de toutes les activités culturelles, avec une volonté d’ouverture et de polémique qui est en tout cas représentative de l’énergie d’une population qui se modernise et qui veut progresser sur

726 M. Mañero Monedo, D. Sánchez Zurro, I. González Gallego, Ciencias sociales 8° de EGB, Salamanca, Anaya, 1977, p. 90

727 M. Martín Gijón, Los (anti)intelectuales de la derecha en España [...] p. 305

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tous les points vitaux, parmi lesquels la culture est incontournable. L’année 1963 verra la naissance de trois revues qui montrent des positions rénovatrices729 ».

La force polémique de l’intellectuel repose notamment sur son sens de l’humour, dont on loue les fortes capacités déstabilisatrices et qui permettrait de faire sortir la société de son immobilisme. Dès 1970, on voit apparaitre la figure du journaliste critique qui use « de l’ironie et du sarcasme pour fustiger sans pitié tout ce qu’il veut combattre730. » Si la figure, auparavant honnie, du Philosophe des Lumières, réapparait, c’est Voltaire qui a les faveurs des auteurs davantage que Rousseau. Il est décrit en 1976 comme un « écrivain caustique, un démolisseur », qui « mit ses talents d’écrivain au service de la tolérance et de la liberté de penser731 ». Les lettres persanes de Montesquieu ont aussi la faveur des auteurs car elles « critiquent par la satire les défauts sociaux et politiques de l’ordre ancien, ses attaques atteignant une violence extraordinaire732. » Peut-être peut-on déceler ici chez les auteurs une crainte des systèmes idéologiques, qui remettent parfois en cause le « vivre ensemble » et sont à l’origine des conflits.

Cet homme de savoir engagé, nouvelle figure euphémisée du combattant, est parfois précisément désigné comme étant un étudiant ou un universitaire. L’université est décrite comme un foyer de contestation et un espace de critique sociale. On peut ainsi lire que durant la dictature de Primo de Rivera, ce sont les « les intellectuels et les étudiants » qui s’opposèrent au dictateur, au nom de la défense de « la liberté d’expression et de critique733 ». L’intellectuel contestataire, qui se bat au nom du peuple, est mis en valeur par la mention du prix de son engagement, qui est souvent l’exil. Les auteurs expliquent par exemple que « durant le règne de Ferdinand VII, de nombreux littérateurs ont été très actifs, mais quasiment tous vivaient en exil ; la police politique de Ferdinand obligea à l’émigration Menéndez Valdès, Moratín, l’abbé Marchena, Lista Toreno, Florez Estrada, et cætera, et Quintana Argüelles, Nicasio Gallego, Martínez de la Rosa et de nombreux autres, se sont retrouvés en prison734. » On remarque que F. Martínez de la Rosa, qui avait incarné dans les

729 L. Lobo Manzano, J.M. Rodríguez Gordillo, A.M. Calero Ruiz, Geografía e historia de España y de los países

hispánicos [...] p. 325

730 M. Comas de Montáñez, Historia moderna y contemporanea de España, curso preuniversitario [...] p. 200

731 C. Burgos Martínez, S. Navarro Olmos, Historia de las civilizaciones [...] p. 273

732 Idem

733 L. Lobo Manzano, J.M. Rodríguez Gordillo, A.M. Calero Ruiz, Geografía e historia de España y de los países

hispánicos [...] p. 289

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manuels du premier franquisme un contre-modèle de l’homme efféminé, devient, dans plusieurs ouvrages735, un héros de l'écriture engagée.

Les historiens ont souligné l’influence centrale du renouvellement générationnel dans les changements qui se produisent dans l’Espagne des années 1960 et 1970736. Il nous semble que les manuels scolaires reflètent un phénomène similaire : à partir de la fin des années 1960, et bien plus encore à partir de 1975, les modèles masculins qu’ils portent se mettent à ressembler fortement à la nouvelle génération d'enseignants, formée dans une Université qui est le premier foyer de contestation du régime franquiste. L’impact de ce renouvellement parmi les enseignants et les rédacteurs de manuels se lit en pointillés dans l’émergence de ce qui s’apparente parfois à une « nouvelle génération de héros » : eux aussi sont désormais des hommes de culture, passés par l’Université, et qui ont dû fuir ou supporter une répression policière.

2. L’intellectuel doit être proche du peuple

a. Les écrivains mettent en forme la culture populaire et expriment la misère du petit peuple

Au moment où le système éducatif espagnol tourne le dos à sa longue tradition élitiste737, les figures intellectuelles que portent les manuels se rapprochent du peuple. Le modèle le plus abouti de l’intellectuel est celui qui, par son talent, sait faire vivre cette culture populaire et lui conférer une dignité.

Le regard qui est porté sur les figures traditionnellement centrales de l’Histoire littéraire espagnole change. La magnificence culturelle et l’ouverture de la cour d’Alphonse X le savant sont ainsi en 1976 désormais trop éloignées du peuple pour pouvoir n’être envisagées que sous un angle positif :

« Il y eut à la cour du roi de Castille Alphonse X le savant, une spectaculaire floraison culturelle, de caractère indubitablement élitiste. Il est compliqué de

735 Voir par exemple : J.A. Garmendia, P. García, Geografía e historia de España y de los países hispánicos [...] p. 239

736 C’est par exemple le cas en ce qui concerne le clergé catholique et son acceptation de l’aggiornamento induit par le concile Vatican II : W.J. Callahan, La Iglesia católica en España (1875-2002), Barcelona, Crítica, 2002, p. 398

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distinguer l’œuvre personnelle du monarque de ce que d’autres écrivirent sous son impulsion738. »

Les auteurs de ce manuel préfèrent visiblement, à Alphonse X, le poète arabe Ibn Quzman, qui est décrit comme cultivant « la poésie populaire739 ». Les manuels qui soulignent l’importance de ce type de création populaire sont en effet nombreux. Ils expliquent par exemple que la tâche des troubadours consista largement à « recueillir l’inspiration populaire740 », ou écrivent que, parmi les créations artistiques d’Al-Ándalus, « à côté d’une poésie cultivée, d’influence orientale, raffinée et élégante, il faut souligner l’existence d’une poésie populaire, écrite en arabe vulgaire, qui développa des formes et des rythmes poétiques originaux, comme la muasaja741 et le zejel, dont on attribue l’invention au poète Muccadam de Cabra742. » Comme on le constate, ils n’établissent cependant pas, le plus souvent, de hiérarchie entre les deux sphères culturelles, et la réaffirmation de la valeur de la culture populaire ne se fait généralement pas au détriment de formes culturelles plus traditionnellement mises en valeur. Les auteurs de la Transition renouent aussi avec des auteurs de la Seconde République préoccupés par le peuple et admiratifs de sa culture, comme Federico García Lorca, qui « conféra dignité et universalité à un théâtre d’origine populaire743. »

b. L’artiste réaliste et engagé

Il ne suffit pas, pour être proche du peuple, de diffuser sa culture : à partir du début des années 1970, et plus encore après 1975, un artiste doit s’engager. Son sens critique doit faire émerger les difficultés du petit peuple, dont il doit épouser les petites et les grandes misères. Les auteurs de manuels estiment désormais largement la valeur des œuvres littéraires à la peinture sociale dont elles sont porteuses. Les figures intellectuelles évoquées incluent par conséquent un nombre important d’écrivains réalistes et sociaux - ou en tout cas, qui sont

738 Ibidem, p. 117

739 Ibidem, p. 116

740 M. Balanzá, P. Benejam, M. Llorens, R. Ortega, J. Roig, Geografía e Historia de espana y de los países

hispánicos [...] p. 118

741 La muasaja était une forme andalouse du zejel, système de métrique d’origine arabe.

742 L. Lobo Manzano, J.M. Rodríguez Gordillo, A.M. Calero Ruiz, Geografía e historia de España y de los países

hispánicos [...] p. 92

743 M. Mañero Monedo, D. Sánchez Zurro, I. González Gallego, Ciencias sociales 8° de EGB, Salamanca, Anaya, 1977, p. 91

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désormais identifiés comme tels. Les chapitres sur la littérature médiévale voient ainsi apparaitre l’archiprêtre de Hita, dont l’œuvre « reflète la vie et les coutumes de l’époque, ainsi que les tensions sociales de la Castille du XIVe siècle744. » Lope de Vega, pour sa part, « nous a légué une extraordinaire œuvre poétique - le Livre rimé des manières du Palais - dans laquelle il fustige toutes les classes sociales de son temps745. »

Ce sont les écrivains du XVIIe siècle (et, en leur sein, les auteurs de pièces théâtrales) qui sont le plus souvent analysés comme authentiquement proches de l’âme populaire. Ils expriment les aspirations du petit peuple à la liberté et à l’égalité :

« Le théâtre est le plus populaire des genres littéraires, aussi bien du fait du contact direct avec la population durant les représentations qu’à cause des thèmes proposés, qui sont profondément enracinés dans la mentalité collective : le désir de justice et la dignité du petit peuple dans Fuenteovejuna De Lope de Vega ; l’esprit démocratique dans L’Alcalde de Zalamea746 ».

D’autres manuels reprochent au contraire aux auteurs du XVIIe siècle (et aux auteurs de pièces de théâtre...) leur manque d’engagement social.Ils établissent une hiérarchie entre les écrivains dont l’objectif serait de distraire le lecteur, et ceux qui, au contraire, cherchent à lui faire prendre conscience des réalités sociales. Cela conduit même les auteurs de Historia (publié en 1977) à émettre des réserves quant à la qualité de l’œuvre de Cervantès (fait unique dans notre corpus) lorsqu’ils s’interrogent sur la nature de la littérature du siècle d’or :

« S’agit-il de littérature de divertissement ou bien au contraire s’agit-il de littérature ‘engagée’ ? [...] On trouve cette volonté de dénonciation dans de nombreuses œuvres, mais le théâtre semble être le plus souvent imprégné de ‘conservatisme’ : Calderón de la Barca en vint à dire qu’il existait des abus et des injustices, mais que le système était bon. Et même si Cervantès lui-même promène son héros (sic) dans la moitié de l’Espagne pour réparer les injustices, il le fait mourir tranquillement, abjurant sa folie747. »

744 J. A. Garmendia, P. García, Geografía e historia de España y de los países hispánicos [...] p. 117

745 L. Lobo Manzano, J.M. Rodríguez Gordillo, A.M. Calero Ruiz, Geografía e historia de España y de los países

hispánicos [...] p. 130

746 A. Compte, Geografía e historia de España y de los países hispánicos [...] p. 113

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Les manuels de la Transition accordent une place spéciale aux peintres, et notamment à Goya. On ne trouve pas, avant 1960, d’analyse faisant de lui un critique de ses contemporains. Cette lecture de ses œuvres devient unanime après 1975. Goya devient un personnage central de l’histoire de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. Les manuels lui consacrent de longs développements. Ils suivent en cela les prescriptions officielles : les programmes édictés en 1975 lui ménagent une place de choix : un chapitre est intitulé « La culture et l’art au XVIIIe siècle. Goya »748, ce qui est d’autant plus remarquable que les indications officielles sont assez laconiques, et ne nomment que fort peu de personnages historiques : pour les XVIIIe et XIXe siècles, seuls apparaissent Goya et le roi Ferdinand VII.

Les raisons pour lesquelles les auteurs du manuel Geografía e historia de España y de los

países hispánicos, publié en 1977 aux éditions Anaya, font de lui « le seul génie authentique

de notre dix-huitième siècle749 » sont représentatives de ce que l’on attend alors dans la quasi-totalité des manuels d’Histoire de cette figure masculine en voie d’affirmation qu’est l’artiste : une puissante capacité à innover et à se tourner vers l’avenir (Goya fut « un homme éduqué dans le rococo et qui annonçait non seulement le romantisme mais aussi l’impressionnisme et même, en certaines occasions, l’art abstrait ») ; une proximité avec le peuple et la volonté de lutter pour la liberté (son « caractère populaire et indépendant le détourna de la soumission aux rigides normes du néoclassicisme académique750 »).

Goya était surtout invoqué, durant le franquisme, pour témoigner de la grandeur de la tradition culturelle espagnole - l’exaltation de la grandeur nationale ne laissant que très peu de place à l’analyse artistique. L’interprétation qui fait de lui un artiste critique n’apparait pas dans les manuels avant le milieu des années 1960. Après 1975, elle devient la grille d’analyse principale. L’analyse de ses œuvres tend dès lors à faire de lui un peintre naturaliste et engagé avant tout. Le tableau Le maçon blessé, par exemple, est analysé comme un « exemple peu fréquent de peinture sociale dans laquelle Goya révèle son esprit d’observation et son amour pour les humbles751. » Sa lutte contre les inégalités s’étend, en ces années 1970, aux inégalités hommes-femmes :

748 BOE n°93, 18 avril 1975

749 J. Vilá Valenti, J. Pons Granja, C. Carreras Verdaguer, A. Domínguez Ortiz, A.L. Cortés Peña, J.U. Martínez Carreras, Geografía e historia de España y de los países hispánicos [...] p. 240

750 Idem

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