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La censure : le refus d'une histoire froide; l’injonction à bâtir des héros

Le régime franquiste met rapidement en place, dès ses débuts, un système destiné à contrôler et censurer les manuels scolaires323. Il établit sur ces derniers un contrôle idéologique rigoureux, qui refuse les valeurs libérales et les modèles masculins qui les accompagnent, et promeut une Histoire héroïque.

Ce contrôle des manuels doit être analysé dans le contexte général d’une mainmise drastique sur l’institution scolaire dès le début du « soulèvement national ». Il n’affecte pas uniquement les manuels, mais d’abord les enseignants (professeurs et maîtres d’école) eux-mêmes. Ils sont considérés avec suspicion par un régime qui estime officiellement qu’ils ont « forgé des générations incrédules et anarchistes324 ». Ils sont très massivement épurés, dès

321 A. Serrano de Haro, Yo soy español, Madrid, editorial escuela española, 1943, p. 6

322 Ibidem, pp. 91-92

323 Un contrôle sur les manuels existe déjà durant la Seconde République. Il repose sur la publication de listes de manuels autorisés : J.L. Villalain Benito, Manuales escolares en España, Tomo I Legislación (1812-1839), Madrid, UNED, 1997

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le début du « soulèvement national », à mesure de la progression des troupes325. Le Chef du Service National de l’Enseignement Secondaire et Supérieur, J. Pemartín Sanjuán, n’estimait-il pas que 75% des enseignants pouvaient être considérés comme des traitres326? C’est à ce même moment qu’est créée, par un Décret du Ministère de l’Éducation Nationale du 20 août 1938, la « Commission de contrôle des manuels scolaires » (dont l’autorité s’étend aux manuels de toutes les disciplines). Les critères de jugement des manuels qu’établit ce décret sont avant tout des critères politiques, qui visent à censurer l’ennemi politique et les auteurs dont on estime qu’ils lui seraient trop proches. La Commission se voit fixer comme objectif de « conférer à l’école, au maître et aux enfants cette saine doctrine, imprégnée d’esprit religieux et patriotique, qui constitue l’essence de notre Mouvement National327. »

Le décret fondateur d’août 1938 met à la tête de la Commission « le Sous-secrétaire de ce Ministère », et en nomme membres « Le Chef du Service National de l’Enseignement Primaire, le Chef des Archives et Bibliothèques, quatre professeurs titulaires d’une chaire de lycée et l’Inspecteur de l’Enseignement primaire ». Mais l’étude des rapports de censure révèle que dans la pratique, ce qui est déterminant, c’est l’avis du censeur (il y en a un par discipline) chargé d’établir, pour chaque manuel, un rapport préliminaire sur chaque manuel. Il est le seul à avoir un contact direct avec les manuels, et nous n‘avons pas d’exemple, en Histoire, dans lequel son avis aurait été invalidé par la Commission.

En ce qui concerne l’Histoire et la Géographie, c’est à Juan de Contreras y López de Ayala, marquis de Lozoya, que cette fonction revient. Sa nomination est révélatrice de l’importance que ses créateurs accordent à la commission, puisqu’ils ont nommé à cette tâche, qui suppose une implication réelle, une personnalité intellectuelle de premier rang : Juan de Contreras est Professeur des Universités en Histoire et Histoire de l’Art, Directeur Général des Beaux-Arts, et membre de l’Académie Royale d’Histoire. Il appartient au courant traditionaliste, et collabore à la revue Acción Española, qui jouit dans les milieux réactionnaires d’une grande notoriété. Il a pris part dès les premières heures au « soulèvement national », avant de faire partie des Commissions d’épuration des

325 A. Mayordomo, « Société et politique éducative dans l’Espagne franquiste », in J.L. Guereña (dir.), « L’enseignement en Espagne. XVIe-XXe siècles » ; et F. morente Valero, La escuela y el Estado Nuevo : la

depuración del magisterio nacional (1936-1943), Valladolid, Ambito, 1997. Sur l’épuration des enseignants

d’Histoire, voir : R. Cuesta, « El purgatorio docente », in A. Esteban Recio, Ma J. Izquierdo García […] pp. 81-108, p. 94

326 G. Cámara Villar, Nacional-catolicismo y escuela. La socializacion politica del Franquismo [...] p. 82

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professeurs dans la province de Ségovie328. Sa conception de l’Histoire est en cohérence avec ce positionnement idéologique, ainsi qu’avec l’orientation nationale-catholique des autorités, puisqu’il a été membre du conseil de la Fondation Menéndez Pelayo.

Les fonds conservés par les archives rendent possible une étude statistique des motifs de refus de publication adressés aux auteurs, au moins entre août 1938 et octobre 1940329, période pour laquelle ils semblent avoir été conservés dans leur intégrité. Les fonds semblent ensuite parcellaires.

Figure III. Motifs de refus de la Commission de Contrôle des manuels d'Histoire, août 1938-octobre 1940

Durant cette période d’un peu plus de deux ans, la Commission s’est prononcée sur un total de 96 manuels d’Histoire ou d’Histoire-Géographie. Elle a refusé son Imprimatur à 28 d’entre eux, et joue donc bien un rôle très actif – qui est sans doute beaucoup plus important encore si l’on prend en compte l’effet dissuasif de sa simple existence, dont atteste la grande orthodoxie des ouvrages qui lui sont proposés.

Étonnamment, la raison première des refus de publication (ou du moins, de publication à destination des élèves de l’enseignement public : les établissements confessionnels privés ne sont pas tenus de respecter les listes de manuels autorisés) réside dans la préoccupation pour leur qualité scientifique ou pédagogique. Ce qui est reproché, c’est essentiellement l’inadaptation de certains ouvrages au niveau des élèves, et en particulier un encyclopédisme trop marqué. Des ouvrages sont refusés, ou encore critiqués (avec parfois, une autorisation provisoire, limitée à l’année à venir) pour leurs longues généalogies, pour

328 G. pasamar Alzuria, I. Peiró Martín, Diccionario akal de historiadores españoles contemporàneos

(1840-1980), Madrid, Ediciones Akal S.A., 2002

329 A.G.A, caja 31/7007, legajo 9840-1

0 20 40 60 80 100 120

Manuels acceptés Manuels refusés

Ensemble des manuels acceptés Refus pour des motifs scientifiques ou pédagogiques

Manuels trop anciens, ou ne respectant pas les programmes Refus pour motif politique Refus pour motif religieux

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leur contenu trop dense, voire pour leur aridité pour des élèves de l’enseignement secondaire. D’autres auteurs au contraire sont félicités, comme Asian Peña, pour ses ouvrages « rédigés avec simplicité et clarté (...) du fait de l’abondance de cartes, graphiques, et images de qualité330 ».

Comme on pouvait l’attendre, à aucun moment le censeur ne se préoccupe spécifiquement et explicitement de la virilité ou non des modèles masculins présents dans les manuels. Son idéologie traditionaliste l’amène par contre à refuser les analyses et les concepts historiques propices à l’émergence de héros autres que mystiques (en premier lieu) ou guerriers. Il entend promouvoir, comme modèles masculins auxquels les garçons doivent pouvoir s’identifier, des hommes mus par la foi, porteurs de valeurs nationalistes, et refuse un ton qui, trop scientifique, en viendrait à être déshéroïsant, surtout dans les manuels destinés aux élèves des petites classes.

La Commission de contrôle entend promouvoir les ouvrages qui, comme le Historia de

España primer grado de J. Igual Merino, font preuve d’une « émotion historique et

patriotique, qui éveillera surement chez l’enfant les sentiments les plus élevés, en lui révélant la continuité de destin d’une Espagne qu’il doit servir331. » Elle exige une Histoire qui soit aussi une histoire des héros de l’Espagne. Elle reproche à Rafael Montilla y Benítez de ne pas parler suffisamment des exploits du Cid. Ses membres rejoignent ici les préoccupations des idéologues franquistes qui demandaient, comme José Pemartín Sanjuán, Chef du Service National d’Enseignement Supérieur et Secondaire du Ministère de l’Éducation Nationale, une politique « des héros, et pas des médiocres ; de l‘inégalité et pas d’un égalitarisme nivelant332. »

Il est donc logique qu’elle censure à plusieurs reprises les manuels de l’historien catalan et modernisateur J. Vicens Vives, et des auteurs de manuels qui lui sont proches : elle leur reproche une histoire trop peu héroïque, et un ton général peu adapté. Nous verrons que ces auteurs se caractérisent par leur capacité à jouer avec les limites de ce qu’il est possible d’écrire, afin de continuer à promouvoir les valeurs libérales qui sont les leurs. Ils utilisent notamment les éléments stéréotypés du discours historique pour introduire des éléments idéologiquement non conformes. Nous verrons par exemple plus avant que Jaime Vicens

330 AGA leg. 20259

331 AGA leg. 20259

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Vives fait partie des auteurs qui, le mieux, savent tirer profit du chapitre sur l’Athènes classique pour continuer à dresser l’éloge de la démocratie contre les dictatures. Ce dont il résulte des modèles masculins en totale divergence avec les valeurs officielles, qu’il s’agisse de Périclès en champion des libertés et droits civiques, du citoyen grec actif dans la cité, ou encore (alors que la politique économique du franquisme est fondée sur l’autarcie) du marchand ouvert sur les cultures étrangères, facteur de dynamisme économique et culturel. Cette stratégie de contournement ne facilite pas le travail des censeurs, qui peinent à s’appuyer sur des critères de refus objectifs et précis. Ils ne sont pas prêts cependant à renoncer à leurs héros guerriers. Ainsi, en 1944, sont refusés deux manuels proposés par les éditions Teide (dont J. Vicens Vives est copropriétaire). Le premier est signé de J. Vicens Vives lui-même, le second, de son ami d’enfance et Professeur titulaire d’une chaire de Lycée, Santiago Sobrequés. Contrairement aux refus qui concernent d’autres auteurs, ceux-ci ne sont quasiment pas justifiés dans le rapport émis par la Commission de contrôle, qui leur reproche officiellement de « ne pas être en accord avec les programmes officiels ». Ce motif de refus est très suspect, non seulement parce que tel n’est pas réellement le cas, mais aussi parce qu’un document manuscrit d’usage interne à la commission indique que ces manuels ne peuvent être autorisés du fait de leur « ton général ».

Au fond, ce qui pose problème chez Vicens Vives, c’est que son ton jugé trop froid n’est pas compatible avec l’histoire nationaliste-héroïque que le régime entend promouvoir. Déjà en 1940, un décret officiel avait interdit la diffusion d’une Encyclopédie du majorquin Porcel, jugé « peu expressif sur les questions patriotiques333 ». Un rapport émis en 1951 à propos d’un autre manuel publié aux éditions Teide explique que « Monsieur Vicens Vives, dans le prologue, souligne les mérites de ce livre, ‘dans lequel les entreprises hispaniques n’ont pas besoin des faux atours des dithyrambes’ » ; l’auteur du rapport considère que lesdits atours seraient pourtant nécessaires pour faire percevoir le « vrai sens » de l’Histoire, auquel les élèves ne peuvent accéder à travers « un froid récit334 ». On retrouve ici les accents du scénariste Francisco Franco, ainsi que sa conception personnelle de l’enseignement de l’histoire : dans le script original de Raza, le héros José condamne l’étude de l’Histoire dans les écoles, décrite comme « la répétition des récits froids et sans âme de quelque médiocre

333 BOMEN du 15/04/1940 et 08/07/1940

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auteur ; les épisodes de l’Histoire sans feu ni chaleur... paragraphes et mots qu’emporte le vent335. »

Même si cette question est pour elle secondaire, la Commission de censure mise en place en 1938 converge donc elle aussi vers l’abandon de la froide distanciation historienne et pour la construction de modèles masculins héroïques qui sont autant de modèles identificatoires pour les jeunes élèves. Elle participe, même modestement, à l’hégémonie, dans les manuels, d’un roman national qui confère au vir hispanicus une atavique virilité guerrière. C’est notamment aux chapitres qui portent sur l’Antiquité que revient cette tâche.

III. L’Antiquité : la naissance de l’Espagnol héroïque

A. Au plus profond du vir hispanicus : résistance physique et

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