• Aucun résultat trouvé

Un exemple de rejet des modèles masculins guerriers au nom des valeurs catholiques : Agustín Serrano de Haro

Premier chapitre. Le guerrier, modèle toujours relatif

C. Un exemple de rejet des modèles masculins guerriers au nom des valeurs catholiques : Agustín Serrano de Haro

L’auteur de best-sellers scolaires A. Serrano de Haro participe pleinement de cette mise en accusation des valeurs guerrières et de la construction de modèles alternatifs plus conformes avec l’idéal de paix chrétienne. On peut penser que ses jugements et conceptions morales (très prégnants dans ses manuels) étaient au moins en partie partagés par les nombreux enseignants qui choisissaient ces derniers comme outils de travail.

Il exprime une pensée complexe, qui ne peut pas se résumer par l’idéal national-catholique. Il est notamment beaucoup plus catholique que national : dans une bibliographie qui compte dix-huit ouvrages, on dénombre huit livres de religion (Le blasphème, Nous avons vu le

Seigneur, Le peuple de Dieu, Tu es lumière, Jésus-Christ leçon et exemple pour les éducateurs, Le Notre Père médité pour les enfants, Jésus-Christ est la vérité, ainsi que l’ouvrage au titre

éloquent sur sa conception de l’enseignement : Une fonction au service de l’esprit), contre

598 Anonyme, Historia universal, Zaragoza, editorial Luis Vives, 1944, p. 233

599 Ibidem, p. 234

600 Idem

601 Ibidem, p. 237

160

quatre manuels d’histoire et quelques manuels d’instruction civique. Ses manuels d’Histoire sont marqués par une volonté de catéchiser qui le conduit par exemple à émailler la narration historique de dictons moraux (par exemple, à propos des marchands phéniciens éconduits : « Qui veut tout, finit par tout perdre : tel est le fruit amer de l’ambition603. ») Nous aurons l’occasion de voir que son catholicisme est centré sur le message du Christ ainsi que sur l’amour du prochain. Il relève d’une émotivité des larmes, qui le conduit par exemple à montrer Cortès pleurant après une bataille sanglante, Charles Quint pleurant d’émotion, etc. On peut lire à travers ses manuels, dès les années 1940, des analyses historiques fort éloignées du radicalisme d’autres auteurs de manuels ou Inspecteurs comme A.J. Onieva, puisqu’elles revendiquent l’héritage démocrate-chrétien de l’Espagne :

« Le plus bel effort et la plus noble conquête politique de l’Espagne du Moyen-âge réside dans la formation des municipalités et des Parlements, avec lesquels notre patrie donna au monde d’admirables leçons de démocratie chrétienne604. »

Ce catholicisme est parfois compatible avec la valorisation des hommes qui se sacrifient au combat. Au lendemain de la Guerre Civile, on sent en effet chez lui la peur du danger que constitue le communisme athée. La lutte contre ce dernier le conduit à ériger en croisés des temps modernes les soldats espagnols qui luttent aux côtés des Allemands sur le front russe. Il parle des « meilleurs éléments de la jeunesse espagnole : notre Division Azul qui, sous les ordres de l’héroïque général Muñoz Grandes, se couvre de gloire en combattant pour la civilisation chrétienne605 ».

Fondamentalement cependant, lorsqu’il ne s’agit pas de lutter contre l’ogre communiste - et le Front Populaire espagnol - Agustín Serrano de Haro refuse la guerre. Il analyse par exemple le déclin national du XVIIe siècle par « les guerres constantes » qui « consumaient la vie du peuple et ‘les ressources publiques’606. » Il explique que dans un contexte « d’orgueil insensé », les Espagnols refusaient le travail (associé au « sacrifice »), et que certains « partaient à la guerre à la recherche de la gloire et de l’aventure607 ». En 1947, il

603 Ibidem, p. 26

604 A. Serrano de Haro, España es así [...] p. 99

605 Ibidem, p. 296

606 Ibidem, p. 205

161

érige l’écrivaine et féministe Gloria Arenal (qui vécut au XIXe siècle) en modèle pour les jeunes lectrices de Guirnaldas de la Historia :

« Elle protesta énergiquement contre la guerre : ‘La guerre est une infraction à la loi de Dieu, une insulte à ses commandements, un attentat contre tous les droits, un oubli de tous les devoirs ; elle honore tout ce qui est infâme, encourage tout ce qui est vil, et il n’y a pas d’impiété qu’elle ne laisse impunie, ni de perversion qu’elle ne justifie608.’ »

L’état d’esprit des guerriers de la Reconquista eux-mêmes entraine des jugements négatifs : « Dans les premiers temps de la Reconquête, la seule préoccupation constante dans les Etats chrétiens devait forcément être la guerre contre les Maures. Et c’est pourquoi il était impossible que fleurissent l’agriculture, l’industrie, le commerce, les arts et les sciences [...] Et c’est pourquoi aussi les mœurs ne pouvaient qu’être grossières, car la guerre transforme les hommes en fauves au lieu de personnes rationnelles. [Mais cependant] les ecclésiastiques continuaient à ouvrir des écoles pour le peuple. (...) L’Eglise sauva ainsi notre civilisation609. »

Comme d’autres auteurs très marqués par la foi catholique, il refuse le modèle de l’homme jeune, vigoureux et belliqueux que l’on peut trouver dans les manuels les plus proches d’une pensée vitaliste, comme ceux d’Antonio Bermejo de la Rica. Il dénonce au contraire les guerres entre Charles Quint et François Premier, qui ne sont pas chez lui des guerres pour la défense du catholicisme, mais le fruit de l’orgueil de deux monarques « jeunes et ambitieux610 » :

« François Premier était alors roi de France, homme de grandes ambitions, jaloux de la fortune de Charles Quint. Ils se trouvèrent face à face et, comme si le monde n’avait pas autre chose à faire que de penser à leurs folles ambitions à tous deux, ils se firent plusieurs guerres, dans lesquelles, sans que personne n’en tire de bénéfice, ils engagèrent toute l’Europe. On répandit des torrents de sang611. »

S’il condamne les pulsions guerrières de Charles Quint, Serrano de Haro gère différemment le passé guerrier de Philippe II : il en fait un roi pacifique, voire pacifiste. Il s’appuie

608 A. Serrano de Haro, Guirnaldas de la historia [...] p. 185

609 A. Serrano de Haro, España es así [...] p. 101. C’est l’auteur qui souligne.

610 Ibidem, p. 222

162

notamment pour cela sur sa déclaration selon laquelle il préférait « ne pas régner plutôt que de régner sur des protestants ». Alors que les auteurs nationaux-catholiques en font la preuve de l’intransigeance doctrinale du monarque, il en conclut à l’inverse qu’il était prêt à renoncer à ses royaumes plutôt que d’avoir à se maintenir par la guerre612. Son jugement sur Philippe II est bien différent de celui que l’on peut trouver le plus souvent : « Un académicien français dit qu’il fut ‘un sage qui avait horreur de la violence’613. »

D. "Pacifisme réel" ou pacifisme déclaratoire ?

Les manuels traditionalistes et catholiques professent donc parfois un refus des valeurs militaires et promeuvent par conséquent eux aussi des modèles masculins qui ne sont pas des modèles guerriers. Il nous semble néanmoins nécessaire de relativiser la portée de ce pacifisme. Il est en effet parfois largement déclaratoire et se différencie en cela du pacifisme des manuels républicains, comme celui de Gloria Giner de los Ríos, qui est au contraire parfois sans concession. Le fossé qui sépare ces deux types d’attitudes face à la guerre excède, nous semble-t-il, la distinction que M. Ceadel opère entre pacifisme et « pacifisme » (les tenants du premier prônant la non-violence, ceux du second acceptant la possibilité d’une « guerre juste ») - différence qui divisa les défenseurs de la paix avant 1939614.

La dénonciation des crimes des « barbares » notamment est un bon exemple de ce procédé qui consiste à rejeter le mal chez l’autre, et donc à justifier ses propres actions. Elle ne contient qu’une faible charge d’éducation à la paix pour les élèves. Il faut donc distinguer les déclarations d'intention et valeurs affichées, des valeurs réellement attribuées aux personnages et, in fine, transmises par l’exemple. Cette étude le permet en partie dans la mesure où elle ne porte pas uniquement sur les discours explicites mais est au contraire centrée sur les qualités attribuées aux modèles masculins.

La barbarie des peuples païens présente l’avantage de pouvoir justifier jusqu’à la conquête de l’Amérique et la destruction de l’Empire inca, même chez Serrano de Haro, dont la vision compassionnelle de l’existence nous semble des plus sincères. On peut ainsi comparer la façon dont lui et le républicain A. Jaén (en 1935) abordent la question de l’exécution de l’Inca

612 Ibidem, p. 196

613 Ibidem, p. 201

614 M. Ceadel, « Pacifismo y ‘pacifismo’ », in T. Ball, R. Bellamy, M. Freeden (dir.), Historia del pensamiento

politico del siglo XX, 2013, pp. 483-502. M. López Martínez, « Historia de la paz en acción : el pacifismo de los

163

Atahualpa par Pizarro, après l’obtention d’une rançon colossale. Dans España es así, en 1942, c’est son caractère cruel qui, le plaçant hors la loi, justifie son exécution. Il aurait dans un premier temps été traité « avec tendresse et considération », mais aurait ensuite fait la preuve de sa fourberie et de sa barbarie :

« Atahualpa, pendant ce temps, avait ordonné que l’on assassine un de ses frères, et avait organisé secrètement le soulèvement des Indiens contre les Espagnols. Il projetait de (...) faire écarteler Pizarro et d’utiliser son crâne pour que les Indiens puissent boire dedans. Et comme ces délits étaient punis par les lois espagnoles, il fut livré à la justice et condamné à mort615. »

Antonio Jaén donne les explications suivantes, qui au contraire acceptent la part de barbarie des Espagnols eux-mêmes :

« Il est inutile de prendre la défense de cet épisode ; c’est une cruauté non nécessaire, un crime du vainqueur, une tache historique. Le contact avec l’Espagne fut fatal aux familles régnantes. Atahualpa, Moctezuma, Guatimozin, etc. font partie du décompte illustre de ces premières victimes616. »

Le manuel Historia de España primer grado est un bon exemple de ce pacifisme en partie rhétorique que l’on trouve dans les manuels traditionalistes. Il propose en conclusion une dernière lecture intitulée « La paix ». Le premier des deux textes choisis par l’auteur est un extrait du Quichotte, qui s’appuie notamment sur les Saintes Ecritures pour expliquer que « Les armes ont comme objet et finalité la paix, qui est le plus grand des biens que les hommes puissent désirer en ce monde (...) joyau sans lequel, ni sur la terre ni dans les cieux, il ne peut y avoir aucun bien617. » Le second document est le « Chant au drapeau » de Sinesio Delgado, que les militaires espagnols entonnent au moment de la cérémonie militaire dite du « serment au drapeau ». Sa valeur émotionnelle est bien supérieure à celle du texte de Cervantès, surtout s’il donne lieu à une interprétation musicale en classe. Il chante la gloire des « guerriers indomptables » qui ont « porté en triomphe dans la terre entière » le drapeau espagnol. Le deuxième couplet, par exemple, et ainsi rédigé :

« Tu es, Espagne, grande dans les malheurs, Et en toi palpite d’un battement éternel

615 A. Serrano de Haro, España es así [...] p. 178

616 A. Jaén, Lecturas históricas [...] p. 210

164

Le cœur immortel des soldats

Qui dans ton ombre, en t’adorant, sont tombés618. »

Derrière une apparente défense de la paix comme valeur suprême au nom de la foi chrétienne, l’émotion que l’auteur a désiré transmettre est donc d’abord, dans ce manuel, un sentiment d’appartenance à un groupe viril, disposé au sacrifice suprême et prêt à donner la mort.

IV. Les manuels catalans : un autre roman national, porteur

d’autres valeurs masculines

Documents relatifs