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3. L’espace participatif numérique : un dispositif sociotechnique participatif documentaire

3.2 Un dispositif sociotechnique d’initiative humaine

3.2.2 Une vie sociale 2.0

Pour préciser et prolonger notre raisonnement, nous décelons de nouvelles pratiques collectives basées sur la participation à des activités communes, la publication de contenus, s'appuyant sur des identités reliées et engageant des conversations structurées. Sur les réseaux sociaux, le participant est au cœur d’un dispositif qui lui offre l’opportunité de reproduire une vie sociale. Il entre dans un espace semi-public (inscription/identification) en se présentant (profil), en demandant/invitant ceux qui sont à proximité à le rejoindre (mise en relation) pour

112 partager des activités (participation), s’exprimer (conversations) ou produire (contenus). Ces

activités/postures prolongent celles que nous observons dans la vie quotidienne des individus.

3.2.2.1 Un acteur sur une scène

Nous remarquons des ressemblances avec les activités sociales et humaines observées sur le territoire physique. Pour les chercheurs du courant interactionniste de la sociologie, l'individu occupe, lui aussi, une place centrale dans tout processus de socialisation, qui se traduit par des activités communes et quotidiennes basées sur la compétition ou l'entraide (Vion 1992, Goffman, 1973). Dans un premier temps, nous suivons la théâtralisation et dramaturgie

proposée par Erving Goffman qui considère l’individu comme un être co-agissant, un

acteur engagé dans une troupe d’acteurs, en représentation devant des spectateurs. Nous retrouvons ce jeu dans les activités coopératives sur les réseaux sociaux.

En suivant le raisonnement de Dominique Picard (1995), nous pensons qu'une plateforme collaborative reconstitue virtuellement l'espace public, sans bornage physique, sous la forme d'un lieu public fermé, autrement dit, un espace ouvert (présence possible de spectateurs) avec des comportements relevant de la sphère privée (mise en scène de son intimité), mais délimité (adresse de la plateforme) ou sous conditions d'accès (inscription obligatoire). Des interactions en groupe se déroulent (se présenter, participer, publier, s’exprimer), réservées aux membres (présence d’acteurs) qui ne partagent pas toujours les mêmes valeurs ni entretiennent des liens profonds (Turner, 1968).

De surcroît, en prolongeant le point de vue d’Erving Goffman et au même titre que dans l’espace public, l’acteur évolue dans un cadre où sont présents d’autres acteurs (récepteurs) à qui il s’adresse directement (connectés et disponibles) et des acteurs qui ne participent pas directement à l’échange (non connectés ou non sollicités, observateurs). Comme dans tous les cadres physiques, nous retrouvons les échanges en aparté (sélection d’acteurs), ou à la cantonade entre tous les participants. Encore une autre ressemblance. Les conversations engagées sur les réseaux sociaux sont assimilables aux conversations que nous retrouvons dans la vie quotidienne, improvisées, en face-à-face, à bâton-rompu, passant du coq à l'âne, sans but et par plaisir (Goffman, 1973, Tarde 1973)

Sur les réseaux sociaux, l'acteur est, lui aussi, en représentation sur une scène virtuelle via son

113 des questions d'ouverture et l'application d'un rituel de politesse allégé. Les fonctionnalités des plateformes participatives permettent à l’acteur de prendre un masque, de varier son identité sur des registres différents (Cardon, 2008). L’acteur montre sa vraie identité avec une façade plutôt valorisante (Facebook et Google+ imposent la vraie identité), affiche une identité nettement idéalisée (physique avantageux, qualités, compétences, talents, etc.), s’invente une autre identité (image, avatar, pseudo, outils de simulation, etc.). Nous soulignons les particularités des réseaux sociaux : la présentation de soi s'est enrichie de fonctionnalités permettant à l'acteur, de voir le profil d'un autre acteur sans que ce dernier puisse voir le sien (pratiques du guetteur, de l'épieur, du voyeur, du piégeur) ou d'autoriser à ne voir que certaines informations de son profil, de ne pas véritablement se dévoiler (pratiques de la dissimulation, de la falsification, de l'imposture).

3.2.2.2 Un participant désengagé

Les réseaux sociaux numériques entretiennent, prolongent et complètent les relations sociales (Denouël et Granjon, 2012), avec un risque de déclin d’une sociabilité en face-à-face (Flichy, 2005) au profit d’une sociabilité à distance avec moins de déterminants sociaux (Mercklé, 2011). Certes, l'acteur s'inscrit dans la continuité du lien affectif et amical avec ses proches sans forcément le renforcer, mais il construit aussi de nouvelles formes de liens. Par exemple, en recherchant d'anciennes connaissances, il reconstitue des liens et étend largement son groupe de référence. Ce qui est remarquable sur les RS réside dans l’opportunité de construire

du lien sans la nécessite d’une réelle implication de l’acteur. En s’appuyant sur la « théorie des liens », nous distinguons les liens forts (proches, famille, amis, voisinage, etc.) des liens faibles (relations, contacts, amis des amis, etc.). Ici, les liens forts se trouvent renforcer et

améliorer, par exemple en gardant le contact et en partageant des activités avec ses proches. Ce sont surtout les liens faibles qui se développent et s’étendent (Granovetter, 2000). Une première nouveauté se situe dans la « demande d’amitié » (« friending ») comparable à une « demande en mariage » compte tenu de la dimension déclarative qui s’assimile aux « actes de parole » (Casilli, 2010). C’est une forme d’amitié formalisée et contractualisée qui s’appuie sur un objectif opportuniste consistant à partager mutuellement des carnets d’adresses et participer à des activités productives. Pour le sociologue Mark Granovetter (op.

cit.) quand les acteurs sont confrontés à une activité précise (apprendre, vendre, trouver un

emploi, obtenir un service, organiser un évènement, bâtir un projet, etc.) ils se servent prioritairement de leurs contacts éloignés qu’ils considèrent comme plus ouverts sur l’extérieur et moins communautaires que leurs relations proches (repli familial, effet bocal,

114 « en vase clos »). Les acteurs constituent prioritairement de liens opportunistes pour tirer profit de leurs contacts afin d’atteindre un objectif (Delcroix et al., 2012). Sans prendre de risque, Antonio A. Casilli (2010) introduit la notion de « réseau glocal » en spécifiant que les liens forts et faibles se complètent parfaitement. Nous prenons en considération l’opinion de Yann Moulier-Boutang (2012) qui estime que les réseaux sociaux numériques reconstituent dans le monde virtuel une forme de sociabilité urbaine caractérisée par la recherche de liens faibles. Ainsi, l’individu s’éloigne temporairement de son groupe de référence (lien fort et rassurant) à un moment donné, pour une activité précise et utilitaire (lien faible et intéressé). En suivant la notion de « toilettage mutuel » proposée par Antonio A. Casilli (ibid.), nous soulignons que les liens faibles - qui se caractérisent par leur faible implication - sont recherchés, car ils permettent aux individus de ne pas s’enfermer dans des relations, ni d’appliquer systématiquement un code de conduite ou de subir les contraintes d’une organisation hiérarchique. Poursuivons, les individus adoptent des comportements plus relâchés, plus audacieux, plus osés, moins stricts et comblent les « trous structuraux » en rendant possible une relation - généralement inenvisageable - avec d’autres individus (statut social, distance géographique, etc.). Ce type de raisonnement est connu et repose sur le principe de la distance sociale, popularisé par Stanley Milgram en 1967 avec son fameux

« Six degrés de séparation » (il n’y a que six degrés de séparation pour relier deux individus

qui ne se connaissent pas) ainsi que sa proposition « Effet du petit monde » en 1969 (il n’y a que cinq ou six intermédiaires pour faire parvenir un message entre deux personnes qui ne se connaissent pas). Nous retrouvons cet intérêt pour les liens faibles dans le principe de « transitivité » qui repose sur l’idée qu’il est plus intéressant de connaitre peu de personnes, mais bien reliés (ami de l’ami de l’ami, etc.). Les RS semblent amplifier ces dispositions et si nous suivons le point de vue d'Eric Boutin, nous constatons (cité par Gallezot et Pelissier, 2013).