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2. Cadre théorique : L’interactionnisme, un courant multidisciplinaire

2.3 A l’origine, le pragmatisme

Revenons aux origines de l’interactionnisme. Le pragmatisme se développe aux États-Unis à la fin du XIXè siècle en réponse aux projets d’une société américaine qui accorde aux individus un rôle prépondérant. Curieusement, le pragmatisme ne valide pas les thèses libérales en vogue à l’époque comme la liberté d’entreprendre, l’individualisme, la compétition ou la sélection du plus fort, mais cherche à déceler chez les humains une capacité

d’action, en vue d’ouvrir et d’harmoniser ses relations aux autres, de non-différenciation. En

quelque sorte, avec les pragmatiques, nous repérons l’émergence d’un véritable programme pour la société. Dans une approche qui se veut d’abord sociale, les pragmatiques mettent en évidence l’idée que l’être humain n’est pas un sujet passif dépendant de son hérédité, de son

54 statut social, de son environnement, des faits et des événements extérieurs qui s’imposeraient à lui pendant la durée de sa vie. Grâce à son expérience et ses connaissances qu’il construit individuellement et qu’il met en accord avec le comportement des autres, il dispose d’une

marge de liberté qui lui permet d’agir sur son environnement et ainsi de contribuer à le transformer. L’originalité de leurs travaux se retrouve dans la proposition d’analyser les faits

sociaux, sous l’angle de l’échange réciproque et continu entre l’homme et son environnement plutôt que par l’opposition entre deux entités (homme/société) ou par un déterminisme provoqué par l’une ou l’autre entité. Ainsi, l’individu se construit en interaction permanente

avec le milieu social. Nous devons insister sur ce refus de toute forme de déterminisme, du

primat de l’extérieur (courant Emile Durkheim) ou de l’individu (courant psychologique et philosophique) et la volonté de se positionner clairement sur le primat de la relation entre la

société et l’homme. Ainsi, à partir des travaux du psychologue William James (1892/2003)

nous considérons que la construction de l’identité de l’homme (soi/self) se fait d’une part, sur

la perception qu’il a des attentes et des jugements des autres, d’autre part, c’est l’action de l’homme qui assure le développement de la communauté puis l’acceptation de cette action par

la communauté qui motive l’homme. Pour William Thomas (1928, cité par Jean-Manuel De Queiroz et Marek Ziolkowski, 1997) l’homme appréhende la situation dans laquelle il se trouve, il choisit des valeurs et adopte des attitudes, en fonction de la perception qu’il se fait

de la situation (à partir de son expérience, de sa réflexion, de son éducation), des définitions

de la situation données par la société, et de son tempérament (comportements). Charles Horton Cooley (1909, cité par David Le Breton, 2004) complète l’approche communautaire et relie l’individu à un groupe de référence (primaire). C’est dans un groupe de proximité que

l’individu se découvre et se socialise (famille, voisinage, etc.), dans les relations en face-à-

face avec les autres qu’il interprète et trouve des significations, grâce aux échanges symboliques tels que les normes, règles et valeurs communes (nous). Pour Robert Park (1950, cité par Jean- Manuel De Queiroz et Marek Ziolkowski, ibid.) l’homme quittant son milieu d’origine (groupe primaire) pour un autre est déchiré (« soi divisé ») mais il conserve sa liberté d’action car il ne subit pas l’influence du groupe d’intégration (règles, normes, valeurs, comportements, etc.). L’individu dispose d’une capacité à prendre de la distance, à devenir

critique vis-à-vis du modèle proposé et ainsi contribué à transformer le groupe d’intégration.

Georg Simmel contemporain de William James et redécouvert à la fin du XXe siècle (1981/ 1991) est un auteur de référence. Il pense que l’action réciproque est fondamentale dans le fonctionnement de la société. Les individus s’influencent réciproquement, ils expérimentent

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ensemble, se confrontent, s’opposent, s’associent et donnent continuellement un sens aux choses. Pour ce sociologue, nous devons apprécier de quelle façon les personnes se

comportent entre elles, dans le groupe, comment elles s’y inscrivent ou s’y détachent. L’individu étant en relation et en présence avec les autres, ses comportements, ses inclinaisons, ses intérêts, ses conformités ne peuvent pas être le résultat de la seule influence de ce qui leur est extérieur (contre-déterminisme). Ces travaux serviront de base aux interactionnistes tels qu’Alfred Schütz, Howard Becker et Erving Goffman notamment pour l’étude des rôles, des groupes de référence, de l’interaction. George Herbert Mead (1963/2006) est un auteur marquant. Il conserve le point de vue de Cooley (op. cit.) sur la place du groupe et spécifie que dans un dispositif d’interaction, grâce au langage le locuteur

est conscient de ce qu’il fait, il est capable d’empathie, de porter un jugement sur lui,

d’imaginer ce que nous pensons de lui, d’apprécier la variété des points de vue, d’envisager les réactions de l’autre, de reproduire son comportement, d’adopter des attitudes ou de jouer des rôles en fonction des situations (« conscience de soi »). Le chercheur s’intéresse au processus de construction de la personnalité (« soi »). L’homme se construit socialement par

rapport aux autres en intégrant leurs comportements, valeurs, attitudes et attentes (moi/je fais ce que l’autre me dit de faire) et dans son action créatrice et libre (je/ je fais à ma façon). Le

premier niveau d’influence concerne l’enfant dans sa famille puis dans les différents groupes (école, clubs de sport, etc.), sources d’éducation et d’expériences. C’est ce processus de prise en compte de l’autre au fil du temps (valeurs, attitudes, attentes) qui lui permet de construire sa personnalité et ainsi de se comporter en véritable acteur social, de prendre conscience du fonctionnement de la société, de participer aux activités des autres, d’avoir une perception de soi dans le groupe. Il ne sous-estime pas l’importance du « je » car dans la confrontation aux multiples groupes (expérience sociale forte) l’individu est amené à prendre de la distance avec les points de vue des personnes qu’il côtoie, ce qui entraîne plus de créativité de sa part. En définitive pour George Herbert Mead, il n’existe pas de conditionnement (classe, clan, club, etc.), l’homme n’est pas un spectateur, mais un acteur du monde qu’il change, transforme grâce aux échanges de sens avec les autres. Pour Christian Bourret (op. cit.) chez George Herbert Mead « L’acte individuel n’existe pas, il n’existe qu’un « acte social » effectué par un

individu en fonction de la situation totale dans laquelle il s’inscrit » (p. 34). Herbert Blumer (op. cit.) est l’auteur majeur de l’interactionnisme symbolique. Élève de Mead, inspiré par

Simmel, il se démarque des méthodes de recherche trop figées basées sur les données chiffrées tels que les tests, questionnaires, enquêtes, statistiques. Il rejette toute approche

56 purement théorique où dominent des lois et les règles et préconise l’utilisation de concepts pour étudier le milieu social. D’ailleurs, il introduit l’idée du « sensitizing-concept », une proposition d’un contenu de départ. Par exemple, de quelle manière et dans quelles directions observer les phénomènes ou quelles pistes à suivre. Il s’oppose clairement au déterminisme,

au lien de causalité ou du moins les considère comme des éléments primaires de l’activité

humaine. Il estime que la structure du groupe n’est qu’un cadre où se déroule l’action, avec certes des contraintes (rites à respecter, rôles sociaux à jouer, cérémonial à suivre) mais

l’individu est libre de son comportement, il agit mutuellement avec les autres dans un univers changeant et sans ordre établi où l’improvisation individuelle revêt une place importante. Par

conséquent, il introduit l’idée d’une interaction sociale obéissant à ses propres règles dans un

processus permanent fait d’interprétations (ce qui explique la dimension symbolique) et d’ajustements réciproques. C’est dans cette proposition qu’il se distingue de George Herbert

Mead, car, pour Herbert Blumer, la structure et la communauté sont moins importants et les

interprétations des personnes sont à la fois subjectives (moi) et collective (nous). Jean Manuel

De Queiroz et Marek Ziolkowski (op. cit.) synthétisent ces travaux et précisent : « Le réseau

des interactions sociales forme toujours une réalité sui generis, un ordre doté de ses règles propres, lié à un process continu et actif d’interprétations et conduisant à des résultats non prévisibles qui sont autant d’adaptations mutuelles » (p. 30). En définitive, à partir d’une

œuvre intense, Herbert Blumer définira le cadre de l’interactionnisme symbolique. Les

individus engagent des actions en fonction des significations personnelles et communes qu’ils donnent aux situations, au contexte et ces significations s’élaborent, évoluent et se transforment en permanence dans l’inévitable rencontre et échange avec les autres. Dit

autrement, une action devient symbolique quand l’individu lui donne un sens particulier en fonction de la situation. Dans le cadre de notre travail de recherche, nous nous rangeons du côté du chercheur pour comprendre le comportement d’un consommateur qui dépose un

commentaire négatif dans un forum de discussion :

Prenons comme point de départ un consommateur déçu après l’achat d’un produit. Notre acheteur doit d’abord ressentir une déception qui représente une première

interprétation subjective de la situation (« disposition initiale »), ensuite son action pour

traiter cette déception dépendra de sa façon d’apprécier le problème : coût élevé du produit et faible bénéfice, absence d’interlocuteurs, indifférence du personnel, etc. Nous avons ici une deuxième série d’interprétations. Enfin, il décide de son action en fonction de son appréciation de la situation : proximité d’un ordinateur, facilité d’accès

57 à un forum, et des interprétations des autres : commentaires jugés négatifs, neutres ou positifs, expressions des opinions, affirmations de points de vue, etc. Au final, le message rédigé par notre consommateur mécontent contribue à changer de nature et perd son caractère négatif.

À travers cet exemple, nous saisissons bien comment le comportement d’un individu subit de multiples transformations en fonction du contexte, de ses interprétations, de ses échanges avec les autres, ce qui revient à formuler l’idée que le résultat final n’est pas le fruit d’une disposition initiale ou d’un déterminisme, mais une série d’interprétations successives dans le cadre d’une communication avec les autres et d’ajustements par rapport à eux. Bref, le lien de causalité ne se réalise pas, et la formule : « je suis déçu par un produit » n’entraîne pas la réponse : « je dépose un commentaire négatif dans un forum ». À partir de cette approche du fonctionnement de la société, nous comprenons que l’homme ne se limite pas aux interprétations standardisées et conformistes de la situation, à l’application de règles établies, mais de nouvelles interprétations sont possibles donc de nouvelles attitudes et comportements tels que la transgression ou la déviance.

Les travaux d’Erving Goffman sur l’interactionnisme symbolique et ses fameux concepts sur les interactions quotidiennes - plus particulièrement ses propositions sur la présentation de soi

théâtralisé, les rituels et règles de politesse et les cadres participatifs - les recherches et les

modèles de Catherine Kerbrat-Orecchioni sur l’interaction verbale dont l’un des mérites est de placer l’individu sujet social parlant, dans la discipline linguistique, complétés par les propositions de Michel Marcoccia qui relie habilement l’interactionnisme, les actes langagiers et la communication médiatisée, retiennent plus particulièrement notre attention.