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3. L’espace participatif numérique : un dispositif sociotechnique participatif documentaire

3.6 Le forum est une conversation écrite

Si nous suivons l’unité de site et l’unité thématique comme critères de conversation (Kerbrat- Orecchioni 1990, p. 77-78), nous constatons des différences avec le forum. Effectivement, les thématiques subissent des changements, des ruptures et sont souvent traitées sous forme de digressions (Marcoccia, 2004c), l’asynchronisme entraîne des réponses décalées dans le temps et parfois sans continuité avec le message précédent. Toutefois, la conversation se fonde sur l’interaction et Catherine Kerbrat-Orecchioni (1992) reconnaît une plasticité/malléabilité à l’interaction, une certaine « souplesse dans la continuité » et écrit : « Pour qu’on ait affaire à une seule et même interaction, il faut et il suffit que l’on ait un

groupe de participants modifiable mais sans rupture, qui dans un cadre spatio-temporel modifiable mais sans rupture, parle d’un objet modifiable mais sans rupture » (p. 216). Elle

Liens vers des sites marchands Présentation du catalogue Ventes directes

Annonces d’un nouveau produit …

Commentaires spontanés

Coopération

Questions

Retour d’expériences malheureuses Retour d’expériences heureuses Retour d’expériences

Petits savoirs pratiques Débrouillardise Ingéniosité Assistance Eclaircissements Significations Explications Définitions … Conseils d’installation Conseils d’entretien Modes d’emploi Traitements Méthodes … Astuces Tuyaux Trucs Tours Ruses … Bonnes affaires Meilleurs choix Meilleurs prix Bons choix … Boutiques spécialisées Conseils d’achat Marques sérieuses Produits rares … Suggestions d’amélioration Critiques constructives Retours de tests Découvertes Trouvailles Pistes Idées …

Mauvaise qualité des produits Prestations insuffisantes Offres douteuses SAV défaillant …

Messages commerciaux

Expertise des participants Avis personnels …

Zone de focalisation

139 rejoint la proposition plus pointue d’Erving Goffman (1987) avec ses gaps, « l’état de parole

ouvert » et la « conversation chroniquement en cours », celle de Thomas Erickson (1999)

faisant référence aux « conversations persistantes » et de Michel Marcoccia (2004) avec ses «

polylogues discontinus ». Une remarque utile, l’interaction ne se limite pas nécessairement au

face-à-face, à la rencontre physique, elle se retrouve dans l’imagination et le rêve de l’individu. En effet, nous pouvons agir sans la présence de l’autre en imaginant la future interaction (principe des répétitions) ou encore en revivant l’interaction réalisée (Strauss, 1992).

Pour prolonger ces raisonnements, nous constatons que les échanges dans un forum se caractérisent par une rapidité d’écriture que nous comparons à des conversations à bâton rompu (digressions), sans fin (la clôture n’est pas obligatoire), sans objectif précis (multiplication des thèmes), sans intérêt majeur (discussion de café), sans enjeu, car les participants sont égaux, désintéressés, et dans un rapport de place symétrique (primat de l’entraide sur la compétition). Nous constatons aussi que la plupart des échanges réintroduisent des formules de politesse caractéristiques de l’échange en face en face, voire des rappels à l’ordre sous la forme d’injonctions ou d’incitation à respecter les règles de politesse ou d’écritures sont fréquents (nétiquette). Enfin, nous retrouvons dans le cadre de

participation du forum la présence de récepteurs non ratifiés (tiers), cette foule anonyme et

invisible de spectateurs qui jettent un œil (Goffman) et des récepteurs ratifiés représentés par des destinataires indirects de l’échange (Kerbrat-Orecchioni) réunis ponctuellement. Sur cette base, nous considérons le forum comme une « forme » numérique de la conversation (Marcoccia, 1998), même si ce dernier présente des différences avec les modes de conversations traditionnels (Marcoccia, 2001).

3.6.1 Une co-présence

Pour Valérie Beaudoin (2002), l’attribution de pseudonyme et la mise à disposition d’adresses anonymes rendent difficile l’identification d’un auteur. Cette approche se complète avec la proposition de Michel Marcoccia (2000) qui estime que l’interlocuteur ne peut pas s’identifier compte tenu de l’absence d’information sur son sexe, son âge ou son nom. Pourtant, le pseudo que nous comparons au nom d’emprunt, sobriquet ou surnom est généralement nécessaire pour participer et fournit une première information sur l’individu. La présence possible d’une

140 photo, d’un avatar, d’un slogan ou d’une signature, de même que le vocabulaire utilisé et le style d’écriture sont autant d’indices de contextualisation qui renseignent sur l’individu, permettent de « visualiser » l’autre et rejoignant ainsi l’idée du masque porté par l’acteur pour jouer un rôle (Goffman). De plus, le recours aux formules de politesse, l’utilisation de pictogrammes, de conventions stylistiques et d’une ponctuation reproduisant les expressions de l’émotion s’assimilent aux règles de fonctionnement des échanges en face-à-face. Nous soulignons l’importance de l’expression faciale et l’usage quasi-systématique de pictogrammes du visage pour (se) rendre visible aux yeux des autres et assurer un

ménagement des faces (dans une perspective Goffmanienne).

3.6.2 Un espace public fermé

Les conversations se déroulent en co-présence dans un espace public et les interactants se savent observer (présence d’un auditoire). Toutes les interventions sont publiques et visibles de tous, l’aparté devient impossible même si nous sélectionnons un destinataire : « Le

polylogue est la forme habituelle du forum et le multi-adressage en est la norme » (Marcoccia

1988, p. 17). Les participants sont des acteurs sur une scène sans région extérieure ou postérieure (Goffman). Par ailleurs, cette situation nous amène à repenser le critère du lieu qui définit la conversation. Nous nous retrouvons ici dans un lieu public en présence d’inconnus. Dans un forum, les coprésents se situent dans un lieu public fermé car l’espace de l’échange n’est pas infini contrairement à la rue, il se délimite par l’adresse du site que nous devons saisir, le logiciel de navigation que nous devons utiliser et l’outil informatique qui nous permet d’accéder au numérique. Dans une perspective Goffmanienne, ce constat nous conduit à penser que le forum est une forme de réunion, dans laquelle les individus développent des relations étroites, mais sans engagement et s’interdisent certains comportements (Picard, 1995). Comme dans tous les lieux publics, les individus s’appliquent des règles de conduite (garder ses distances, etc.).

3.6.3 Les interactants

Dans un forum, le locuteur-récepteur devient auteur-lecteur : « On parle avec les mains et on

écoute avec les yeux » et « Tout se passe par le texte, avec seulement l’utilisation de l’œil et de la main » (Beaudoin 2002, p. 201-202). Nous suivons le propos de l’auteure qui nous

amène à penser que les expressions sonores de la conversation disparaissent au profit de l’expression visuelle. Avec une pointe d’humour, nous imaginons que le « bouche à oreille »

141 se transforme en « yeux aux mains ». Nous devons aussi nous interroger sur le devenir de la gestuelle et des postures car les procédés non verbaux qu’utilisent les interactants remplacent essentiellement des expressions faciales (smileys, émoticônes, etc.). Ainsi, l’auteur n’est plus valorisé sur ses performances mimo-vocales (effets de manche, rhétorique, etc.), mais sur certaines qualités rédactionnelles qui d’ailleurs, ne relèvent pas d’une application stricte des normes académiques (style humoristique, abréviations, onomatopées, etc.) mais d’une capacité à s’exprimer de manière intelligible pour l’autre (Queneau 1965, p. 13-61). Le recours au lien hypertexte, la reprise, le commentaire, le renvoi et la citation dans la construction de l’échange montrent de nouvelles formes d’expression et d’acquisition de connaissances pour lesquelles le discours rapporté occupe une place prépondérante (Rosier, 2008).

3.6.4 L’écrit est une parole

Les écrits numériques dans les forums sont des paroles rédigées, car nous retrouvons les caractéristiques d’une conversation, sous une forme écrite (rapidité d’écriture, style, découpage, rythme, etc.). D’ailleurs, l’écrit se rapproche de l’oralité quand les individus ne sont pas en contact physique immédiat : « L’énoncé verbal se rapproche de la forme écrite

lorsque les sujets ne se voient pas » (Moscovici 1966 cité par Cosnier et Brossard, 1984, p.

16). Cependant, des questions se posent sur l’association entre l’écrit et l’oral. En effet, le temps long d’écriture-lecture ne correspond pas au rythme rapide de la conversation orale. Ici, la forme écrite semble favoriser la concision et la distanciation et offre une meilleure structuration de la conversation puisque nous avons un peu plus de temps pour répondre (De Fornel, 1991). Ceci-dit, nous constatons que des procédés de la conversation orale sont respectés dans ces écrits numériques, au moyen de paires adjacentes (une question déclenche une action réactive), de l’alternance des tours de parole (enchaînement de message), et les

termes d’adresse vers ceux qui produisent et participent. Des différences toutefois, les

interactants disposent ici d’une plus grande marge de manœuvre dans les échanges car le message d’ouverture ne nécessite pas systématiquement une réponse en rapport avec le message (changement de sujet ou non-réponse) et l’adressage n’est pas une condition de l’échange car les individus sont « invisibles » et ne sont pas connectés au même moment (à la cantonade ?). Un autre aspect, la forme écrite offre une meilleure structuration de la conversation, nous disposons de plus de temps pour répondre, nous pouvons nous répéter en répondant à plusieurs reprises, nous pouvons répondre partiellement. De plus, l’écrit

142 mémorise les paroles et pose la question de la permanence de l’offense malgré la réparation. Encore une remarque, nous décelons une forme de normalisation et de simplification de l’échange puisque les interactants ne peuvent pas reproduire toute la variété des comportements humains et choisissent des pictogrammes et des signes de ponctuation standardisés pour accompagner leur parole. Ainsi, le genre conversationnel se base sur la brièveté et la concision du propos et s’assimile à une conversation réfléchie. Enfin, nous soulignons que l’auteur/locuteur devenu non-visible s’efface derrière le texte et les signes méta communicationnels qui occupent une place dominante et représentent l’individu.

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