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1. De l’utopie technologique à l’humanisme numérique

1.3 La marge de manœuvre des individus

Une approche modérée s’est progressivement développée grâce essentiellement aux recherches de chercheurs en sciences sociales. Le spécialiste des médias Dominique Wolton (1997/2008) ne croit pas aux transformations ou substitutions radicales des pratiques ou des comportements de la part des individus. Au contraire, il repère une complémentarité dans les usages. Le chercheur dénonce le « discours de l’évidence » et appuie sa démonstration en soulignant l’absence de cadre théorique, en remarquant que cette idéologie qu’il nomme « culturalo-moderniste » se construit essentiellement avec le public, les médias, le milieu politique et économique désireux de tourner la page de l’ère industrielle et de promouvoir un marché mondial global, libre et autorégulé. Tous ces acteurs attribuent aux technologies un rôle salvateur en fonction de leurs rêves et de leurs valeurs. Pour le chercheur, les technologies corrigent des dysfonctionnements. En revanche, elles apportent d’autres maux. Pour finir, l’auteur s’insurge contre la dimension prospective de ces discours qui appellent le public à s’inscrire rapidement dans un processus inéluctable de transformation (« datation ») et qui relève essentiellement de la métonymie. Dominique Wolton (1997/2008) refuse le lien

36 de causalité (p. ex. imprimerie = la Réforme) et lui préfère le lien d’accompagnement (la Réforme = usage de l’imprimerie). Daniel Bougnoux (2001) déconstruit l’argument des déterministes : « L’outil autorise mais détermine rarement. La causalité positive (si A alors

B) ou négative (si non-B alors non-A) n’est pas suffisante ». Il illustre son propos en citant

l’exemple de l’imprimerie. Son invention permis l’essor du livre, néanmoins d’autres facteurs freinèrent son développement : coût du papier, faible lectorat, publications réservées à une élite, censure du roi omniprésente. Dans son raisonnement, l’imprimerie aurait favorisé, facilité ou contribué au développement intellectuel et spirituel. Un autre exemple, le Minitel disparut parce qu’Internet se révéla plus performant tout en précisant que la disparition d’une technique n’est pas systématique : Le cinéma ne meurt pas avec l’apparition de la télévision, la télévision ne se substitue pas à la radio et internet ne sonne pas le glas du cinéma, de la radio, du livre et de la télévision car les pratiques sont différentes et complémentaires. Pour l’Universitaire, les usagers détournent le projet de l’inventeur et le transforment en fonction de leurs croyances. De plus, dès son invention, une technologie n’entraîne pas immédiatement une adoption puisque les habitudes et les idéaux des individus empêchent toute tentative d’appropriation dans un temps rapide. Pierre Musso (2003) livre une vision moins utopique d’une société constituée en réseau. Le réseau se spécifie par la diminution de l’ordre hiérarchique verticale-père au profit de l’horizontalité-frère. Par ailleurs, le réseau étant planétaire, l’auteur remarque l’apparition d’une société de connectés où domine la relation et une évolution dans la perception du temps et de l’espace car la vitesse et la fin du territoire entraînent une réduction du temps. Un autre aspect, le réseau devient source de progrès en créant de nouvelles activités, une nouvelle économie. En outre, le réseau favorise la construction d’une nouvelle organisation politique (décentralisation, autogestion, participation, déréglementation, etc.). L’intérêt du travail de l’Universitaire repose sur la proposition d’une définition fine d’un réseau en introduisant trois composantes de la relation : les éléments, les entités et les lieux : « Une structure d’interconnexion instable, composée

d’éléments en interaction et dont la variabilité obéit à quelques règles de fonctionnement »

(Musso, ibid.). Cette vision s’oppose aux discours prononcés par les utopistes qui simplifient cette notion en utilisant des symboles, métaphores, images, néologismes ou mythes et s’appuient sur une vision quasi-biologique du réseau. L’ordinateur devenant, de facto, le cerveau humain, ce qui constitue une relation symbiotique entre l’homme et la machine. Jacques Perriault (1989/2008) confère un rôle majeur aux utilisateurs. Les projets de l’inventeur et des industriels sont confrontés aux logiques des utilisateurs. Ces derniers ne se

37 limitent pas aux choix imposés, ils s’éloignent du projet de l’inventeur et adoptent de nouvelles stratégies d’utilisation. Certes, nous remarquons un respect du mode d’emploi proposé par le milieu économique et appliqué par les communautés de passionnés et de fans (p. ex. APPLE), pourtant, nous constatons un détournement régulier des usages par les créatifs (la télévision assurant un rôle de cohésion sociale, les messageries conviviales sur le Minitel, etc.), l’apparition d’un nouveau langage-néologisme issu de la technique (brancher, câbler, connecter, googeliser, twitter, smileys et autres onomatopées.). Ces expressions deviennent des métaphores du langage courant (train des réformes, changer de logiciel, se déconnecter, etc.). Victor Scardigli (op. cit.) pense que les individus donnent du sens à la technique en détournant ou contournant les notices proposées pour répondre à leurs besoins ou leurs rêves. L’auteur prend de la distance avec ce qu’il nomme la « techno-logique », il s’oriente vers une critique d’un double déterminisme en se référant aux incantations proclamant la fin des maux de la société et annonçant l’épanouissement d’hommes libres et égaux mais aussi aux discours accordant aux acteurs sociaux un rôle déterminant dans la construction des usages. Nous remarquons ici une remise en cause du principe de causalité qui accorde un primat soit à la technologie, soit à l’être humain. Le chercheur décrit ainsi un processus plus subtil pour expliquer le développement d’une technologie. À partir de cette proposition et de nos réflexions, nous pouvons construire un dispositif type - largement inspiré de Victor Scardigli - pour montrer les phases d’adoption d’une nouvelle invention et son effet dans le fonctionnement de la société :

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Invention technique

Temps court Phase d’illusion Discours utopique alternant entre les maux et les merveilles

Imaginaire du public qui pense s’affranchir des aléas liés à la

communication normative Promesses d’emplois et de développement de l’activité

commerciale pour les Etats Espoir de profit, de réduction

des coûts, de vente de nouveaux produits-services

pour les industriels Fascination des médias,

soucieux d’assurer leur audience

Incantation des gourous et d’intellectuels à la recherche de

notoriété

Premiers usages

Temps long Phase de désillusion Émergence d’un discours modéré et fin du primat de

l’idéologie technologique

Critique des inégalités d’accès et de l’utilisation de l’invention

Dénonciation de l’hégémonisme d’acteurs

économiques

Prise de conscience des risques de surveillance et de contrôle

Craintes pour le devenir de l’identité, du corps physique et

des rapports humains

Effets sur le corps social

Temps indéfini Phase de questionnement Discours multi-critique et ouvert

Le progrès social et humain s’est-il réalisé ? Vers une autre civilisation ou

culture ?

39 À l’instar de Victor Scardigli (op.cit.), Patrice Flichy (2003) dénonce le déterminisme technique (l’outil décide) ou social (les usagers décident). Le chercheur souligne la construction commune dans le temps entre des acteurs issus de la sphère technicienne et des acteurs provenant d’autres sphères. Ce dernier s’intéresse plus particulièrement à l’articulation entre les divers acteurs et la technique. Pour appuyer sa démonstration, il s’appuie sur un « cadre de référence » composé d’un « cadre de fonctionnement » d’une technologie et d’un

« cadre d’usage qui se transforme au fil du temps. Le cadre de fonctionnement représente les

connaissances et les compétences, il s’élabore dans l’environnement technique. En clair, les inventeurs, ingénieurs et techniciens proposent les premiers usages, mais des acteurs éloignés de l’univers technique (journalistes, intellectuels, écrivains, enseignants, le grand public, etc.) construiront leur cadre d’usage (détournement, rejet, adoption, etc.). Un imaginaire technique prend forme par l’enchevêtrement des savoir-faire, choix collectifs, espoirs d’une époque, opportunité des individus, rêves et croyances des acteurs des deux cadres. Par exemple, le romancier Jules Verne possédait des connaissances techniques encyclopédiques et Charles Cros composait des poèmes. À partir de la proposition de Patrice Flichy, nous en déduisons que l’imaginaire d’une époque (partage, convivialité, liberté, etc.) combinée aux centres d’intérêt des acteurs par exemple, le choix entre l’esprit libertaire ou l’esprit d’entreprise ainsi que les possibilités techniques en germe ou existantes (inventions et changements attendus) sont à l’origine de la construction d’un cadre de référence. Ici, le cadre d’usage et celui du fonctionnement s’imbriquent et évoluent sans cesse. Patrice Flichy illustre son propos en retraçant chronologiquement les étapes du développement de l’ordinateur. Nous proposons un tableau synthétique - en nous inspirons largement du récit de Patrice Flichy - pour mieux visualiser l’imbrication des cadres, saisir la complexité de l’enchevêtrement, constater une évolution significative des usages depuis l’invention de l’ordinateur et rendre compte de la place grandissante de la sphère marchande :

Valeurs dominantes au

XX

e

siècle

Cadre de

fonctionnement

Cadre

d’usage

Fin des années quarante

Ère industrielle. La technologie agit sur l’appareil productif. Paradigme techno-économique.

Des mathématiciens inventent l’ordinateur conçu comme une machine

à calculer intelligente.

Les grandes entreprises utilisent l’ordinateur pour

centraliser, formaliser, surveiller et contrôler les

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Années soixante / soixante-dix

Post-modernisme. Utopisme technologique

Mouvement de la contre- culture. Les individus veulent

s’affranchir de l’autorité et contestent l’ordre existant. Expression de sa liberté sans

entrave.

Des informaticiens (hackers) développent un esprit libertaire

et imaginent un système informatique permettant de discuter directement entre eux,

d’échanger mutuellement des informations, sans contrôle ni

structure hiérarchique.

Leo Felsenstein et d’autres informaticiens utilisent l’invention du micro- processeur (71) pour construire le premier ordinateur individuel simple et convivial (74) Invention du MacIntosh, premier ordinateur personnel à interface convivial (77) Des informaticiens se constituent en communautés physiques (clubs et boutiques) et participent aux

premiers groupes de discussion et d’échanges

libres, via un ordinateur Leo Felsenstein crée la première communauté de

hackers - Homebrew

Computer Club - autour de

valeurs communes (partage, convivialité, plaisir)

Années quatre-vingts

Développement de l’esprit d’entreprise. Conflit entre deux

valeurs opposées : Poursuivre les idéaux de la contre-culture

ou s’adapter au marché économique (esprit d’entreprendre) Invention et commercialisation du micro-ordinateur IBM PC

avec une interface à commande (81) Commercialisation du

Macintosh avec une

interface graphique (84)

Développement des premiers usages individuels (bureautique, jeux, etc.)

Informatisation des entreprises (bureautique,

PAO, DAO, etc.)

Depuis les années quatre-vingt-dix

Résistance à la puissance et à l’hégémonisme du milieu économique (e-commerce vs

esprit libertaire) Vers l’ère du numérique

Ouverture du réseau Internet au grand public

Apparition des pages

d’information, des annuaires

et des moteurs de recherche. Apparition des blogs (mise

en scène de soi et journal personnel) favorisant un

idéal d’expression et de reconnaissance.

Primat de l’interaction.

Apparition des réseaux

sociaux numériques offrant

des plateformes de conversation et de

participation.

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e-commerce et apparition des

géants du numérique. Les industriels s’approprient les

connaissances et savoirs (bibliothèque numérique, etc.), et captent les contenus

et talents des amateurs. revenus générés par la publicité contextuelle, la

commercialisation des données privées-intimes Émergence d’une société d’amateurs (crowdsourcing,

etc.)

Tableau n°1 : Dispositif d’enchevêtrement techno-social

Selon nous, la prise de distance avec le discours idéologique et plus particulièrement l’exclusion (déjà faite) d’un déterminisme technologique nous conduit à renoncer aussi à un déterminisme social. Nous en déduisons que c’est un enchevêtrement d’usages, de pratiques, d’habitudes ainsi que d’intérêts et motivations d’individus, des fonctionnalités et potentialités offertes par l’outil, de valeurs et idéaux d’une époque et certainement d’autres facteurs que nous devons examiner pour appréhender avec justesse la place et le rôle de la technique dans les activités humaines. Cette position nous invite à réévaluer notre discours et à penser autrement la sphère technicienne.