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1. De l’utopie technologique à l’humanisme numérique

1.4 Le territoire numérique

Dans un ouvrage paru en 2011, l’historien des religions Milad Doueihi développe l’idée d’un « humanisme numérique » qui serait le résultat d’une « Convergence entre notre héritage

culturel complexe et une technique devenue un lieu de sociabilité sans précédent » (p. 9).

Pour l’auteur, nous pouvons parler d’une culture numérique et d’une nouvelle civilisation qui se caractérise par une autre autre perception des objets, des pratiques et des valeurs. Le numérique agit sur les propriétés des objets existants et en insère de nouveaux. L’objet perd sa fixité et stabilité, il devient extensible et convertible. Avec ce discours, nous comprenons que la dimension technique, les modes opératoires et manipulatoires ne sont plus déterminants.

42 D’ailleurs, nous remarquons une intégration du corps et des sens dans l’espace virtuel. Par exemple, l’écran tactile prolonge la main et de facto facilite l’accès au numérique. Un autre exemple, la reconnaissance vocale, certes encore balbutiante, simplifie l’échange et réintroduit l’oralité dans les activités intellectuelles (écrire, lire, rechercher, etc.). L’auteur interroge les rapports humains et les relations qui s’établissent sur les réseaux sociaux. À titre d’exemple, il constate que l’objet « amitié » se transforme dans le numérique. Dans l’espace traditionnel et physique, nous la définirons comme une relation privilégiée limitée à un nombre restreint d’individus. Le numérique transforme l’amitié et celle-ci se définit dorénavant comme un lien entre des individus. L’amitié acquiert ainsi de nouvelles propriétés. Nous sommes visibles par tous et personnifiés sous la forme d’un pseudo, d’une image, d’un avatar ou d’une icône. Nous accordons une importance au nombre de contacts et nous les partageons, les suggérons ou les recommandons (les amis de mes amis deviennent mes amis), L’amitié reste à l’initiative d’un individu (création de son compte et choix de ses amis) mais il devient pratiquement impossible de clôturer son compte et les données sont conservées pendant une période longue encore difficile à évaluer. Ainsi le numérique rend public l’amitié qui n’appartient plus aux individus et dépend maintenant de la collectivité-communauté. L’amitié numérique modifie notre rapport à l’intime, au confidentiel et au privé. Notre identité devient maintenant visible et publique et nos pratiques sont dépendantes des fonctionnalités offertes par les plateformes. Un aspect particulièrement intéressant du travail de Milad Doueihi réside dans l’affirmation que l’espace numérique transforme nos méthodes d’acquisition et de transmission des savoirs, ce qui nécessite de nouvelles « compétences

numériques », un nouveau savoir-lire et savoir-écrire. Le lecteur alterne entre quatre statuts :

auteur, éditeur, producteur ou distributeur. Le lecteur-acteur dispose maintenant de versions complémentaires (papier et numérique). La page numérique enrichit l’imprimé et constitue un nouveau support de connaissance. En effet, sur l’imprimé, la page est close, stable et fixée par l’auteur et l’éditeur dans son contenu et dans sa mise en forme. Avec le numérique la page devient dynamique, transformable par le lecteur. La lecture papier restera linéaire, close et la lecture sur écran deviendra une lecture neuve (autre langage et influence de l’anglais),

régulière (mise à jour permanente du contenu) de connaissances fragmentées et micro- formatées (hétérogénéité et multiplication des plateformes de communication) provenant de sources multiples (communautaires ou individuelles). Nous nous dirigeons ainsi vers un

modèle anthologique avec l’apparition d’un lecteur actif qui peut devenir auteur, metteur en scène et choisir des fragments informationnels disparates en vue de leur donner un sens

43 (Doueihi, 2008). En d’autres termes, le lecteur dispose de multiples accès aux objets et fragments, par exemple, lire un chapitre d’ouvrage sur le net puis acheter le livre pour finalement bénéficier de mises à jour via un appareil mobile. D’autre part, le lecteur choisit sa navigation et sa consultation, il n’écrit pas, mais agence et classe des fragments qu’il signe (visibilité de l’identité). Nous remarquons l’importance de l’assemblage et de la présentation des fragments de toute nature puis le retour au genre narratif, modèle privilégié pour rassembler les communautés et échanger (Doueihi, 2011). Toutefois, dans un tel dispositif, les individus qui ne disposeront pas de compétences numériques suffisantes pour construire seuls des connaissances (bâtir un projet de recherche, définir ses objectifs, questionner, rechercher au-delà des premiers résultats affichés, évaluer, trier dans le « trop-plein », hiérarchiser, comprendre, interpréter, traduire, enregistrer, synthétiser, etc.) risquent des erreurs d’interprétation, d’appréciation et de jugement (poids de la subjectivité, malveillance des auteurs, dépendance à l’information commerciale, absence de prise de distance, réduction du temps de lecture, etc.). Une question se pose. Quelles sont les compétences à construire pour retrouver une lecture lente, silencieuse, calme et réfléchie ? En outre, l’absence de médiation révèle aussi des inégalités d’accès : géographiques, matérielles, financières et dans l’acquisition des compétences numériques. Enfin, nous comprenons qu’une lecture-écran n’est pas toujours confortable et engendre de la fatigue (tentation de l’hypertexte, brouillage des frontières par la publicité, influence de champ électromagnétique, etc.).

La remise en cause du cadre législatif résulte de ce nouveau rapport à la connaissance. Le copyright et la propriété intellectuelle sont protégés par des groupes puissants qui défendent habilement leurs intérêts et considèrent que le numérique constitue un support de plus. Les industriels du divertissement considèrent qu’une œuvre artistique s’apparente à un bien matériel (objet physique) or en empêchant ou en bloquant la copie, nous empêchons la diffusion de la connaissance (Faucilhon, 2010). Milad Doueihi prône un nouveau modèle de gestion des droits d’auteur. Il présente le format LWDRM (Light Weight Digital Rights Management) inventé par les concepteurs du format MP3 et l’Institut Fraunhofer. Ce format que nous pouvons traduire par gestion légère des droits numériques autoriserait la copie multi-support à usage privé et contribuerait à l’usage loyal de l’œuvre à la condition que le client applique sa signature numérique sur le contenu (identification du client en cas d’utilisation public du contenu). Cette approche des droits d’auteur basée sur la responsabilité s’oppose à celle proposée actuellement par les producteurs-éditeurs : la DRM. Cependant le format LWDRM nécessite l’existence d’une signature numérique individuelle.

44 Nous passerions donc d’une culture de droits d’auteur à une culture de droits d’utilisateurs. Nous devons évoquer un autre contrecoup des transformations induites par le numérique. C’est d’abord la sphère marchande qui tire profit de ce média. En premier lieu, l’esprit collaboratif du code libre, ouvert et modifiable par le public se heurte aux résistances et aux pressions des industriels de la culture détenteurs des droits d’auteur et de la propriété intellectuelle. En second lieu, l’achat de l’objet complet (album, disque, ouvrage, etc.) laisse progressivement place à l’achat de fragments proposés par les agrégateurs dans un pack

forfaitaire ou un contrat en accès illimité (Chartron et Moreau, 2011). La création de valeur

s’appuie maintenant sur l’agrégation d’informations (Gensollen, 2009), de nouveaux groupes marchands apparaissent sous la forme d’agrégateurs et diffuseurs de contenus (fournisseurs d’accès, opérateurs de téléphonie, moteurs de recherche, médias généralistes). Ces nouveaux géants du numérique s’approprient les savoirs du patrimoine de l’humanité, mais aussi captent subtilement et sans contrepartie les contenus diffusés par des amateurs et de surcroît s’invitent dans leur sphère privée voire intime. Ce modèle économique dominant assure une nouvelle rentabilité pécuniaire car au-delà de la vente de contenus, des profits sont réalisés grâce à la publicité contextuelle et ciblée, aux forfaits d’accès, à l’archivage-sécurisation des données ou à la revente de bases de données commerciales. Pendant les cinquante dernières années, des inventeurs, des ingénieurs et des techniciens projetèrent dans la technologie le rêve mythique de construction d’une bibliothèque universelle. Soucieux d’inscrire les échanges de connaissances dans un cadre non marchand, les chercheurs se heurtèrent à la puissance du milieu économique. Cette situation s’explique en partie par la croissance rapide du média Internet. Le volume de ressources disponibles nécessita la création d’outils de recherche sophistiqués (comprendre le langage des utilisateurs, intégrer la complexité sémantique des pages, accéder aux pages discrètes et cachées, etc.). Seule la sphère économique fut en mesure de financer ce type de dispositif. Les sociétés de capital-risque spécialisées dans l’investissement technologique (venture capital) repérèrent le filon : le modèle d’affaire de ces entreprises repose sur le financement de projets en sachant qu’une poignée de succès engendreront de gros bénéfices et seront de nature à rentabiliser tous les investissements. GOOGLE et YAHOO furent les fruits de ces investissements juteux. Progressivement, le moteur de recherche GOOGLE devint incontournable et des sociétés périphériques prospérèrent en se

spécialisant dans le référencement devenu incontournable. D’autre part, pour se positionner sur les premières pages du célèbre moteur, les groupes disposant de moyens financiers déjouèrent les ruses de GOOGLE qui protégeait son référencement démocratique (Pagerank).

45 Dans le sillage de Milad Doueihi, le chercheur Joël Faucilhon (op. cit.) s’interroge sur le modèle de société proposé-imposé et constate qu’en marge d’un nouveau modèle économique marchand (commerce multicanal) se constituent des « ilôts pirates » regroupant des communautés désintéressées qui pérennisent leur existence grâce au don. Gilbert Simondon (1958) annonçait déjà l’ère de l’encyclopédisme technologique (une autre étape après la Renaissance-Réforme) que nous pouvons tenter de nommer Réseau, rendu possible grâce à une nouvelle relation entre l’homme et la machine et la capacité des individus à se prendre en charge, à acquérir et à construire des compétences et des savoirs sans l’intervention d’une autorité (Illich, 1973/2003). En outre, l’encyclopédisme s’oppose au monde économique en évitant le corporatisme (secrets et connaissances réservés à un groupe d’individus, primat de l’oralité, du verbal et du jargon dans l’acquisition de savoir-faire). Dans une étude prospective, Ghislaine Chartron et François Moreau (op. cit.) notent le développement de nouvelles pratiques culturelles et l’apparition de « purs amateurs » capables avec peu de moyens de produire, d’expérimenter seuls ou collectivement puis de diffuser sans intermédiaires de nouveaux contenus de bonne qualité (nouvelles pratiques artistiques). Ce point de vue est partagé par des artistes tels que Cécile Portier, Camille de Tolédo et Sébastien Rongier4 qui s’interrogent sur l’émergence du tout-artiste, de l’auto-édition et de l’auto- publication. Ces chercheurs expérimentent de nouvelles formes d’écritures dans l’espace numérique et insistent sur la plasticité d’une écriture devenue instable et inachevée. Celle-ci se transforme ou se dégrade en fonction du support, se dissocie de l’espace pour s’associer à des individus qui se croisent (métamorphisme). La lecture perd sa linéarité et se construit comme une errance, sans plan pour se repérer ni énigme à résoudre. Ghislaine Chartron et François Moreau (op. cit.) décèlent de nouveaux modes de consommation s’appuyant essentiellement sur des comportements collectifs comme les avis et recommandations des groupes et des communautés partageant les mêmes intérêts. Michel Gensollen (op. cit.) moins catégorique sur les évolutions des pratiques ou la création de nouveaux objets parle d’une « production sociale de goûts »et précise que les recommandations avant l’achat et le bouche à oreille (ex ante), de même que les modes d’emploi (ex post) existaient avant le numérique. Ces pratiques se prolongent sur Internet. Ces multiples points nous aident à appréhender l’espace numérique comme un nouveau territoire où se nouent des liens et se construisent

des connaissances collectives :

4 P

46

Primat du lien

Accroissement des

connaissances

Valeurs, croyances

et idéaux

« Ici et maintenant » Mythe de la « Tour de Babel » et de l’encyclopédie universelle

Motivations et

intérêts des

individus

L’idéal de rencontre avec l’autre est renforcé Compense l’absence de

contacts physiques Limite les risques liés à la rencontre physique (anonymat,

fuite possible, identités multiples)

Instantanéité et immédiateté

S’affranchir des structures traditionnelles fermées (académiques, médiatiques,

politiques et économiques) Autonomie vis-à-vis des experts

et des professionnels Reconnaissance et valorisation

de ses compétences et de ses talents

Transformations sur

les activités

humaines

L’amitié se développe sur un lien construit

Le lien-amitié peut se constituer sur des intérêts temporaires et opportunistes Le lien-amitié devient public et

visible par tous (exposition de son intimité)

Le lien-amitié se partage, se suggère et se recommande (mes amis deviennent les amis

de mes amis).

Le lien-amitié doit se partager avec le plus grand nombre

d’individus (cumul) Le lien-amitié appartient à la

communauté (impossible de clôturer un compte) et devient

perpétuel (archivages des données).

Atteindre un individu et conserver un lien supplantent

le message (le lien devient message).

Apparition de nouvelles connaissances qui jusqu’à présent n’étaient pas formalisées

Émergence de nouveaux professionnels de l’information

(amateurs compétents) L’information et les connaissances sont fragmentées

Lecture fragmentée et délinéarisée

Totalisation des connaissances individuelles et non pas constitution d’une connaissance

universelle

Construction collective des connaissances et de l’information (désintermédiation,

coopération horizontale) Élitisme numérique (compétents

vs impétrants et référencés vs isolés)

Auto-assemblage et auto- représentation de ses

47 Expression de ses émotions

(mécontentement ou satisfaction)

Captation sans contrepartie des contenus des amateurs, par le milieu économique (agrégateurs

et diffuseurs de contenus) Co-production entre les

organisations et leurs consommateurs

Co-innovation entre les organisations et les consommateurs-pionners Remise en cause des droits

d’auteur et de la propriété intellectuelle (conflit avec le

milieu économique)

Tableau n°2 : Représentation générale de l’espace numérique