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2. Cadre théorique : L’interactionnisme, un courant multidisciplinaire

2.4 L’interactionnisme social d’Erving Goffman

Erving Goffman est un sociologue américain atypique qui délaisse les grands thèmes de recherche de son époque comme la lutte des classes ou le développement économique et ses conséquences, et qui s’éloigne de méthodes traditionnelles telles que l’enquête et le questionnaire au profit de l’observation participante, de l’immersion et de la présence terrain. Nous faisons référence à la fameuse étude dans une communauté et non pas sur une communauté (Communication conduct in an island community, 1953). Son œuvre, riche et foisonnante, se focalise sur les relations entre les personnes quand elles sont physiquement en

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présence dans des activités de la vie quotidienne. Erving Goffman est influencé par la pensée

de Georg Simmel qui perçoit la société comme un lieu d’échanges et d’influences mutuelles et celle de George Herbert Mead qui, débarrassé de la dimension psychologique, comprend le développement de la personnalité de l’individu comme un processus relationnel continu entre

lui et son environnement social. De plus, Erving Goffman ne néglige pas les travaux d’Emile

Durkheim sur la religion en récupérant et en développant sa proposition de « rituels positifs » et de « rituels négatifs ». Le chercheur suggère que les individus en présence évitent les

conflits ouverts et recherchent des relations harmonieuses tout en contrôlant leur image et en scrutant celle des autres. Pour arriver à produire de tels comportements, ils s’appliquent des

règles simples, des routines de fonctionnement destinées à montrer leurs intentions pacifiques et leur courtoisie. Il estime que ces rituels sont variables en fonction de la situation dans laquelle ils se réalisent. Par ailleurs, l’individu se déplace dans un certain nombre de cadres qui sont les lieux de la représentation tels que le trottoir, le magasin, la salle de spectacle ou de sport, le bureau, la pièce d’une habitation et dans lesquels se fixeront les conditions et les règles de fonctionnement de l’échange. Il prolonge et approfondit la pensée de Robert Park en introduisant l’idée d’un rôle joué au moment d’une représentation. Erving Goffman se sert habilement de la métaphore du théâtre en considérant que les individus sont des acteurs en représentation qui portent un masque et jouent des personnages sur une scène de théâtre (vie quotidienne). Ainsi, l’individu est engagé dans une interaction, il se met en scène en donnant une image valorisante de lui, en essayant d’influencer, de séduire, voire de duper ou en tentant de dissimuler des aspects de sa personnalité tout en scrutant son public pour déceler des aspects cachés grâce aux indicateurs mimo-gestuels (faces). Cette représentation s’effectue dans une ambiance cordiale et chacun tente de préserver ses intérêts et ceux de leurs partenaires. Comme dans toute représentation, l’acteur prend le risque d’échouer dans son entreprise auprès du public, il encourt ainsi le risque de rejet, de critique voire de rupture de la part de ce dernier, ce qui entraîne des répercussions négatives pour atteindre ses objectifs, pour la construction de son soi et de son image. Pour éviter ces débordements et la perte de face, l’acteur et son public mettent en place un dispositif d’apparence et de normalisation de l’échange (façade) afin que la représentation (interaction) reste crédible, se déroule dans des conditions acceptables, coopératives et harmonieuses (félicité). Il nomme ce dispositif

figuration et indique que l’objectif des partenaires est de se ménager mutuellement, de faire

« bonne figure » et « ne pas faire perdre la face » à l’autre. Dans la figuration, Il distingue les

59 stéréotypées, utilisées par les participants dans le but d’éviter toute tension et rendre possible l’échange cordial, principalement au moment des séquences d’ouverture et de clôture grâce aux salutations, marques de politesse, remerciements ou invitations. Les échanges réparateurs concernent les risques sur les territoires du moi (place réservée, tour de parole, biens personnels, contacts corporels, etc.) et la face (égo et image idéale) des individus. Ainsi, toute incursion de territoires nécessite de la part des interactants des échanges réparateurs. C’est l’auteur de la faute qui doit réparer l’offense. Il bénéficie de l’indulgence et de la bienveillance de l’offensé qui s’efforce d’éviter de déstabiliser l’offenseur. C’est ici que les interactants développent une stratégie subtile qui consiste pour l’offenseur à préserver son ego, tout en reconnaissant sa faute, et à l’offensé de valoriser son ego tout en préservant celui de l’offenseur. À ce titre, Erving Goffman propose un nombre de comportements réparateurs en fonction de la gravité de l’acte.

L’œuvre d’Erving Goffman, essentiellement construite dans les années cinquante, reste aujourd’hui marquée par les mœurs et les valeurs aux États-Unis pendant cette période (culture occidentale). L’intérêt essentiel qu’il porte aux seules classes moyennes - dont en filigrane il semble moquer l’appellation - n’est pas exempt de considérations morales (esprit « petit-bourgeois »). Nous pouvons aussi lui reprocher de trop insister sur la recherche permanente d’équilibre et de consensus chez les individus et ainsi d’occulter les passions, volte-face et violences qui animent aussi des acteurs sur une scène. Cependant, en se débarrassant de certaines affirmations catégoriques et illustrations moralisatrices, nous constatons qu’Erving Goffman place l’individu au cœur de la société, comme un être agissant. Cette proposition est en affinité avec les comportements observés sur le territoire numérique (réseaux sociaux). De plus, le sociologue a le mérite de proposer une grille de lecture des interactions dans la vie quotidienne, par l’utilisation de différents concepts malléables et transposables dans plusieurs disciplines et que nous étudierons ici, source d’inspiration et fil directeur de notre analyse.

Finalement, Erving Goffman réussit la jonction entre l’interactionnisme symbolique (dont il refusera toujours l’affiliation) et la pragmatique linguistique en portant son attention sur les

conversations, orales essentiellement, entre des individus en interaction. Plus récemment la

pragma-linguiste Catherine Kerbrat-Orecchioni intégrera ces concepts dans sa proposition d’analyse des conversations et des interactions verbales. Ses observations, ses réflexions et sa

60 proposition d’une méthode d’analyse des interactions verbales dans une complémentarité avec la pensée Goffmanienne, nous servirons de base pour analyser notre corpus.