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3. L’espace participatif numérique : un dispositif sociotechnique participatif documentaire

3.5 Le forum de discussion

3.5.3 Fonctionnement d’un forum de discussion

À la lumière de ces discours, de nos consultations et de nos interrogations, nous déduisons

qu’un forum de discussion ne constitue pas une communauté. Le forum se rapproche d’une

« foule homogène », c’est-à-dire d’une réunion, par hasard, d’individus quelconques : « Une

classe composée d’individus d’origines diverses, réunis non par la communauté des croyances, ni par la communauté des occupations professionnelles mais par certains

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intérêts… » (Le Bon, 1895/2003). Le forum rassemble un nombre illimité de participants

tandis que la communauté favorise le regroupement des militants, pratiquants, sympathisants ou adhérents. C’est pourquoi nous reformuler notre définition du forum de discussion : un

rassemblement d’individus connectés, dans un espace organisé, engageant des conversations permanentes-fragmentées-exploitées, et produisant des documents collectifs.

Cette définition s’affranchit du lien affectif qui est la caractéristique de base d’une communauté et prend en considération certains aspects insuffisamment mis en relief dans les travaux antérieurs. Ainsi, l’expression « individus connectés » souligne une restriction dans l’accès au forum réservé aux seules personnes disposant d’un moyen de connexion et de compétences numériques suffisantes (Doueihi, 2008). De surcroît, l’absence de relation phatique (face-à-face/présentiel) favorise les comportements à faible engagement ce qui prédispose aux propos superficiels et aux discours de surface. Enfin, des échanges transgressifs apparaissent, car nous relevons une absence de coercition au profit d’un simple rappel à l’ordre. Toutefois, le cadre de discussion n’est jamais totalement libre c’est pourquoi nous préférons l’expression « espace organisé ». Effectivement, nous retrouvons des normes de représentation sociale, car les messages sont visibles par tous (« je suis observé »), le style rédactionnel et le choix des sujets révèlent une personnalité, l’intitulé du pseudo, la sélection d’un avatar, l’insertion d’une signature, les attributs associés comme les liens avec les comptes de messagerie ou les pages personnelles permettent d’entrer en contact et contribuent à identifier un individu (« c’est bien moi que nous jugeons »). De plus, l’obligation d’inscription pour participer, la persistance des messages, d’une trace qui semble indélébile et l’existence de chartes déontologiques, de conditions générales d’utilisation, d’un code de bon fonctionnement, de la présence d’un médiateur, modérateur ou administrateur incitent les forumeurs à se contrôler et à s’auto-réguler. En outre, nous rejoignons Philippe Hert (1999) et ne négligeons pas l’influence des fonctionnalités et des potentialités technologiques disponibles dans un forum donné sur le mode de communication sans toutefois accorder à la technologie une place significative tant les stratégies de communication sont interpersonnelles en priorisant soit le lien soit le contenu (Beaudoin, 2002) et surtout par l’hybridation compte tenu de la dimension sociale, cognitive et sémiotique des individus. De nouveau ici, nous rejetons tout déterminisme technologique. D’une certaine manière, le cadre de discussion s’assimile au cadre de représentation dans le sens Goffmmanien (1973). Les participants de l’espace où se déroule l’échange (région antérieure) respectent des normes pendant la conversation, c’est-à-dire pendant l’acte d’écriture (règles de politesse), s’obligent à un

131 comportement compte tenu de leur visibilité par le public et ainsi soignent leur apparence (règles de bienséance). Cette bienséance pourrait signifier respecter l’autre (norme morale) et adopter un comportement conforme à ce que nous attendons d’un forumeur (norme instrumentale). Nous insistons sur le mot « organisé » pour définir le cadre de discussion (structure du document), les postures adoptées par les participants (ouverture d’un sujet ou participation au fil de discussion), la nature des échanges (propos ouverts, mais contrôle possible des débats par le modérateur-administrateur) et les formes d’expression (relâchements syntaxiques, mais autorégulation par les participants). Nous constatons l’existence d’un cadre de discussion presque accessible à tous, le plus souvent sous la forme d’une arborescence ou d’un tableau proposant des thèmes et des sujets de conversation. Nous observons un encadrement par un modérateur/administrateur et l’affichage de conditions d’utilisation. Des bannières publicitaires, des liens commerciaux et des contenus informationnels marchands (plus ou moins discrets) semble assurer la rentabilité pécuniaire et la pérennité du site. Nous identifions deux postures clés : auteur ou/et modérateur- administrateur. Le statut de lecteur est discutable car anonyme dans la foule il est non- identifiable. Nous repérons deux pratiques :

L’ouverture d’un débat. Ouvrir une discussion sur un sujet en déposant un message ou en dirigeant la discussion sur un autre sujet, dans le débat en cours.

La participation à un débat en cours. Répondre aux messages (réponses aux réponses) en suivant l’ordre hiérarchique d’apparition des messages ou répondre à un message spécifique sans suivre le fil de discussion.

Nous pointons sur le fil de discussion qui mérite une attention particulière. C’est une chaîne de messages successifs. Chaque message contient en général, un titre, le pseudo du contributeur, la date de dépôt, le message textuel. Plusieurs variantes sont proposées en fonction des possibilités techniques de la plateforme et des objectifs de l’administrateur. Nous identifions un second niveau avec des fonctionnalités avancées disponibles sur une majorité de sites : message avec une reprise ou citation d’une intervention précédente sous la forme d’un fragment distinct du corps du texte. Un troisième niveau, moins fréquent, concerne l’utilisation de données rédactionnelles pour enrichir la conversation.

132 En définitive, nous reprenons l’intuition de Patrice Flichy (2010) qui compare les forums en ligne aux nouvelles agoras, nous suivons la trace de l’hélliniste Pierre Vidal-Naquet (1983 et 2000) et si nous acceptons les propos de ces auteurs, nous constatons que le forum de discussion présente des similitudes avec l’agora grecque. L’helléniste définit l’agora comme « Un espace politique, centre géométrique de la polis. Lieu de réunion du démos pour ses

activités politiques et lieu d’échanges économiques » (2000, p. 12). Justement, le forum de

discussion représente un espace ouvert le plus souvent extérieur à une organisation dans lequel tous les citoyens débattent de sujets d’intérêt général (agora/égalité). Pour prolonger cette comparaison, nous relevons des ressemblances avec le forum romain (Forum Romanum) espace public, ouvert à tous les échanges, mais principalement destiné aux transactions commerciales entre des vendeurs et des acheteurs. Entrons dans l’agora. La plateforme de conversation désignée par une adresse web délimite le territoire d’expression (temple) et les données de communication, de présentation et de rédaction participent au décor (ornements). Nous remarquons que le message posté attire rapidement le regard, se distingue du bruit qui l’entoure et ainsi occupe une place quasi-centrale sur l’écran (orateur). De surcroît, les fonctionnalités et potentialités de la plateforme favorisent une expression écrite proche du langage orale (parole) contribuant ainsi au recours aux figures de style (rhétorique) mais encouragent la ruse, le mensonge voire une forme de violence verbale (persuasion). D’autres similitudes attirent notre attention : la facilité d’accès au forum et l’existence de règles de participation. Encore une comparaison. La place publique d’Athènes attribuait le principe d’égalité aux hommes libres et capables de délibérer ensemble, mais excluait les femmes, les esclaves et les métèques (Aristote défendait la cité, mais différenciait les hommes). Certes, le forum de discussion ne distingue pas les individus en fonction de leur condition, mais nous décelons une autre forme d’exclusion envers les non-connectés et les non-compétents. Cette comparaison à l’agora est séduisante, néanmoins nous devons prendre en compte plus finement les caractéristiques d’un forum de discussion (p.ex. les fonctionnalités 2.0). C’est aussi un aspect de notre travail de recherche.

Prolongeons notre comparaison avec d’autres formes de représentation d’un espace de discussion. Jürgen Habermas (1962/1993) évoque d’abord un espace bourgeois homogène de contestation au pouvoir étatique situé entre la société civile et l’État dont les contours se dessinent au XVIIIè siècle. Un peu plus tard, le philosophe constatera un élargissement de la sphère publique et notera l’apparition de nouveaux individus aux intérêts divergents avec pour

133 conséquence la nécessité d’un « compromis entre des intérêts opposés et non plus d’un

consensus après discussion d’individus » puis de reconnaître que l’espace public est devenu « une myriade insaisissable d’espaces communicatifs à la fois distincts et entrelacés »

(Dahlgren 2000, p. 167). Dominique Wolton (2010) élargit le champ d’étude et souligne la présence de nombreux acteurs (valorisation du nombre) discutant sur de nombreux sujets, argumentant, défendant des points de vue contradictoires par des mots (opinions) mais partageant des caractéristiques communes nécessaires à toute forme d’échange et de délibération (vocabulaire, valeurs, légitimité, etc.). Peter Dahlgren (ibid.) précise que « Le net

renforce le caractère pluriel de l’espace public. Le net produit une myriade de mini-espaces publics spécialisés et d’espaces publics alternatifs » (p. 176) et se caractérise par l’utilisation

du texte et d’une écriture laconique pour s’exprimer. Par ailleurs, l’auteur souligne que l’absence de marqueurs sociaux traditionnels et l’anonymat permettent de faire entendre toutes les voix. C’est dans cet esprit que Serghini Zineb Benrahhal et Céline Matuszak (2009) attirent notre attention sur l’émergence d’un espace public « illégitime » ouvert aux exclus de l’espace public médiatique traditionnel et notent l’apparition de nouvelles règles, de nouveaux lieux de discussion et de nouveaux discours. C’est pourquoi nous pensons que le forum numérique est un espace public de discussion, hétérogène et fuyant. Certains forums présentent des similitudes d’abord avec des rassemblements traditionnels et organisés tels que les réunions de consommateurs ou les groupes de discussion puis avec d’autres lieux de rassemblement désorganisés tels que les cafés (Letailleur, 2011), les marchés ou les foires. Nous considérons un forum comme un autre espace public (complémentarité) dont les principales spécificités résident dans son caractère insaisissable (apparition/disparition), mouvant (construction/déconstruction) et dans l’émergence de nouveaux discours (sans- voix/porte-voix) ainsi que de nouvelles formes d’expression essentiellement textuelles.

Le forum s’assimile au cadre de participation proposé par le sociologue interactionniste Erving Goffman (1974) et les échanges observés semblent constituer une interaction conversationnelle dans le sens donné par la linguiste interactionniste Catherine Kerbrat- Orecchioni (1990). De surcroît, nous prenons en compte le point de vue de Michel Marcoccia (2004) qui se pose la question du forum comme conversation et inscrit ces échanges dans le champ de la communication médiatisée par ordinateur (CMO). Nous pensons qu’un forum est une conversation et que les échanges observés doivent s’appréhender dans une dimension interactionniste.

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3.5.4 Observation et analyse des forums publics de discussion entre