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2. Cadre théorique : L’interactionnisme, un courant multidisciplinaire

2.7 Emprunts théoriques et modèles

2.7.3 L’interaction verbale

L’interaction verbale se produit dans une situation de communication multicanale dans laquelle au moins deux participants, en face-à-face, dans un même temps et au même moment, produisent des échanges verbaux (mots), accompagnés de marqueurs extra-verbaux (gestes, mimiques, postures et expressions sonores).

2.7.3.1 Une communication multicanale : le verbal, le non verbal et le para verbal

La pragma-linguiste Catherine Kerbrat-Orecchioni qui s’appuie ouvertement sur le courant interactionniste développe le concept d’interaction verbale en inscrivant les actes langagiers dans l’interaction, au moment de la rencontre et du rassemblement d’individus. Cette proposition est défendue par le linguiste Robert Vion (1992) qui considère que « Toute

activité sociale de quelque nature que ce soit, met inévitablement en jeu, même si c’est parfois de manière très indirecte, l’ordre du langage » (p. 99). Pour éviter de nous égarer dans les

domaines, chapelles voire querelles des linguistes, nous indiquons que nous nous situons ici dans le courant interactionnel de la linguistique et ce que nous empruntons chez l’auteure relève uniquement du concept de l’interaction verbale dans son sens général. Par ailleurs, dans ce champ de recherche transversal, nous relevons des liens avec d’autres courants comme l’ethnométhodologie et l’ethnographie de la communication.

73 Dans son approche langagière de l’interaction, Catherine Kerbrat-Orecchioni (1996) ne néglige pas pour autant les échanges sans parole et considère que le fondement d’une interaction est une parole qui s’accompagne d’émissions vocales et de mouvements physiques qu’elle nomme signes para verbaux et non verbaux : « L’objectif est de dégager les principes

qui sous-tendent le fonctionnement des conversations et plus généralement de tous les types d’échanges communicatifs qui s’observent dans la vie quotidienne » (p. 67). Son approche

rejoint celle du chercheur en Sciences de l’Information et de la Communication Daniel Bougnoux (2001) qui nous explique que lors d’un échange de type conversationnel, l’individu produit des signaux indiciels qu’il n’identifie pas et qui permettront aux récepteurs d’interpréter son message. C’est le cas de la voix, des mouvements du corps et du phrasé. Nous retrouvons cette approche dans les travaux de Jacques Cosnier et Alain Brossard (1984) qui annoncent une communication multicanale en soulignant que l’acte langagier est un « co-

texte » réunissant le verbe et le non-verbe. Catherine Kerbrat-Orecchioni définit des

marqueurs constitutifs de l’interaction verbale. Ainsi, le verbal relève de la parole et se caractérise par les ratés du discours (bafouilles, bégaiement, phrases inachevées, etc.), les

marques d’hésitation (hum, hein, heu, etc.). Elle insiste sur les marqueurs de discours ou « petits mots » qui permettent d’assurer l’ouverture et la continuité du discours

essentiellement oral comme les ouvreurs (à propos, au fait, à part ça, tu sais que, etc.), les

conclusifs (bon enfin, bon ben, eh oui, voilà, etc.), les ponctuants pour appuyer le discours

(n’est-ce pas, hein, c’est bien ça non, etc.), les planificateurs pour conserver la cohérence (d’abord, ensuite, d’autre part, etc.) et les reformulateurs pour s’adapter au récepteur (je veux dire, c’est-à-dire, enfin, etc.). Le para verbal relève du canal auditif : intonation, modulation de la voix, débit d’élocution, prononciation, accent, etc. Tandis que le non verbal

relève de l’expression corporelle comme les signes statiques de l’apparence (marques

corporelles, tenues vestimentaires et accessoires), la kinésique (gestes du corps, regards, mouvements, posture) et la proxémique (distance entre les corps). Dans une interaction, ces trois éléments s’entremêlent ou se succèdent pour former une communication multicanale. Par exemple, dire bonjour et serrer la main, ou parler avec les mains. En définitive, l’auteure distingue le para verbal du non verbal et intègre la dimension situationnelle (contexte) dans l’étude des activités langagières.

Cependant, nous relevons des restrictions-limitations dans ces propositions. La chercheure cite, mais néglige d’autres aspects de l’extra verbal comme le goût, l’odorat et le toucher,

74 même si elle ramène certaines expressions verbales à ces unités (c’est épidermique, je ne le sens pas, ne me touchez pas, ça me dégoûte, etc.), il nous semble que la dimension sensorielle est oubliée dans cette approche de la communication multicanale (Boutaud et Martin-Juchat, 2003). Il en est de même pour l’étendue des mouvements (amplitude des bras, etc.) qui pourtant aident à clarifier le propos (gestuelle du pédagogue), ou encore de l’intérêt du rôle et de la place des expressions faciales dans une communication. En effet, compte tenu d’un contexte qui se caractérise par le bruit (circulation, etc.), la distance géographique (rue, etc.) et la fugacité de la rencontre (auto-stop, ascenseur, croisements, etc.), le visage devient l’élément

essentiel de la communication. Le hochement de tête, le sourire, le regard dirigé, la grimace,

le rougissement que nous exprimons rapidement et automatiquement montrent l’importance de ces expressions spontanées, directes et sans parole (Scherer, 1984). Le regard transmet les émotions, contribue à l’ouverture et à la clôture de l’interaction, permet au récepteur d’obtenir des informations concernant le locuteur (Galiano et Baltenneck, 2007). Quant à Erving Goffman, il insiste sur l’importance des faces dans l’interaction (ne pas perdre la face). En définitive, nous complétons les propositions de Catherine Kerbrat-Orecchioni en intégrant les

mouvements du corps et l’expression affective que suggère Fabienne Martin-Juchat (2005) en

faisant référence à la « plastique charnelle » (la peau et la chair) et à la « plastique

anatomique » (les courbes et les morphologies) dans un processus interactionnel.

2.7.3.2 Description d’une conversation

L’activité langagière se manifeste plus particulièrement dans un type particulier d’interaction :

la conversation. Toutes les conversations sont organisées même celles qui paraissent

spontanées et sans structure comme les disputes ou le bavardage. La conversation est un type

d’interaction que nous pouvons définir comme un échange successif de paroles, en face-à- face, et en présence d’au moins deux personnes, dans un cadre spatio-temporel. Le

fonctionnement d’une conversation se différencie d’une culture ou d’une communauté à l’autre. Cet échange conversationnel n’est pas déstructuré et obéit à des règles d’ouverture par un échange de salutations, une cohérence thématique, un enchaînement de répliques et des règles de clôture au moyen de remerciements répétés (Traverso 1996, Kerbrat-Orecchioni 2005). L’activité conversationnelle se manifeste dans des situations professionnelles et cadrées (entretien, négociation, audience, entrevue, conférence, etc.) ou personnelles de façon improvisée, mais dans une durée suffisante. Intéressons-nous aux conversations interpersonnelles. Ces dernières se déroulent dans un esprit bienveillant, familier, sans enjeux

75 pour des protagonistes peu nombreux et égaux, dont l’intérêt principal réside dans le plaisir de converser à bâtons-rompus en variant progressivement les sujets. La conversation est peu compétitive, elle favorise la sociabilité, privilégié le contact, le lien, la coopération, le consensus et se distingue de la discussion caractérisée par la dimension conflictuelle de l’échange (Vion 1992). C’est une activité humaine qui procure un court moment de détente,

sans but (Goffman, 1973), un « Dialogue sans utilité directe et immédiate, où l’on parle surtout pour parler, par plaisir, par jeu, par politesse » (Tarde 2006, p. 74). Au final, ce qui

caractérise la conversation, c’est sa plasticité : évolution ou diminution du nombre de participants pendant l’échange, nombre illimité de sujets de discussion, possibilité de digressions, tours de parole sans distribution, absence d’enjeux. Un bémol, dans cette approche, la dimension spontanée et automatique de l’acte conversationnel est trop négligée (« tac au tac », réponses automatiques, etc.).

Catherine Kerbrat-Orecchioni prend appui sur la plupart des concepts d’Erving Goffman pour définir les règles fondamentales d’une interaction verbale : la construction de la relation

interpersonnelle qu’elle complète par la prise en compte de la gestion du tour de parole et par l’organisation structurale de l’interaction/conversation

2.7.3.3 Organisation structurale d’une conversation

Pour la linguiste Véronique Traverso (citée par Catherine Kerbrat-Orecchioni, 2005) : « Les

conversations obéissent elles aussi à certaines règles d’organisation (…) on n’entre pas en conversation n’importe comment, on ne change pas de thèmes n’importe comment, on n’enchaîne pas les répliques n’importe comment, on ne se sépare pas n’importe comment, etc. » (p. 185). Une conversation nécessite la participation de plus de deux personnes qui se

parlent à tour de rôle, en utilisant des marqueurs linguistiques verbaux, non-verbaux et para- verbaux, tout en respectant une cohérence dans l’enchaînement des propos. Toute prise de parole des interactants est en relation de dépendance conditionnelle : « Dans l’interaction en

face-à-face, le discours est entièrement « coproduit », il est le fruit d’un « travail collaboratif » incessant » (Kerbrat-Orecchioni 1996, p. 6). Ainsi, nous constatons un acte réactif du récepteur aux paroles prononcées par l’émetteur. Le récepteur applique

immédiatement et automatiquement des routines ou des formules stéréotypées pour assurer une réponse en cohérence avec le discours de l’émetteur : remerciements après une offre,

76 salutations en retour, excuses après une offense. Le non-respect de cette règle d’enchaînement et de cohérence nuit à la qualité et à l’efficacité de l’échange.

2.7.3.4 L’alternance du tour de parole

Une interaction conduit à une prise de parole du locuteur, à un moment donné de la conversation, grâce à l’alternance du tour de parole. Catherine Kerbrat-Orecchioni rejoint Erving Goffman en reprenant sa proposition de routines d’ouverture et de clôture (politesse) qu’elle complète en mettant en évidence les procédés phatiques dans le but d’assurer une bonne réception des messages et l’utilisation de régulateurs pour confirmer l’intérêt réciproque des interactants dans l’échange. Les routines et l’utilisation de ces procédés favorisent des interactions harmonieuses et réussies. Les individus disposent de compétences leur permettant de gérer l’alternance du tour de parole. Ainsi, l’émetteur ne conserve pas

longtemps la parole et la cède à un moment tandis que le récepteur écoute et respecte le temps de parole de l’émetteur. Toutefois, le récepteur trouve une légitimité en réclamant ou en prenant la parole car les interactants doivent respecter un équilibre dans le temps de parole et d’écoute. Par ailleurs, les chevauchements de paroles restent exceptionnels car une seule personne s’exprime à tour de rôle et les silences entre deux tours sont de courtes durées, d’où l’usage temporaire d’aphorismes, de banalités ou de généralités afin d’éviter de

déstabiliser l’échange. Le changement de tour de parole se réalise au « point de transition

possible » en utilisant des marqueurs verbaux : (nommer la personne), des marqueurs prosodiques (baisse d’intonation, ralentissement du débit), des marqueurs corporels (regard

ou gestes tournés vers le récepteur). Néanmoins, des ratés dans le tour de parole se produisent notamment avec des interruptions (couper la parole), des intrusions (prendre de force la parole) et des chevauchements (cacophonie). C’est souvent le cas dans les échanges en trilogue ou polylogue. Enfin, Catherine Kerbrat-Orecchioni considère les régulateurs comme de courtes productions verbales, para et non verbales destinés à soutenir la conversation et non pas comme des tours de paroles.