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2. Cadre théorique : L’interactionnisme, un courant multidisciplinaire

2.7 Emprunts théoriques et modèles

2.7.6 La situation

Pour les linguistes interactionnistes les échanges verbaux sont étroitement liés au contexte dans lequel ils se réalisent. C’est la situation d’énonciation, autrement dit l’utilisation de marqueurs dans un espace et dans le temps qui donne du sens et permet la compréhension d’un énoncé tel que « Quel beau temps !» (expression d’une émotion de joie, proposition de promenade, demande d’ouverture de fenêtre, etc.). Une conversation/interaction est donc une

situation de communication particulière et doit s’appréhender à partir d’un contexte.

Reprenons la définition du contexte proposée par Jacques Cosnier (1991) : « un ensemble

organisé de facteurs situationnels qui conditionnent la rencontre » (p. 7).

2.7.6.1 Le cadre spatio-temporel et les participants

Catherine Kerbrat-Orecchioni met en évidence l’importance du cadre spatio-temporel et des caractéristiques des participants. Dans son modèle, nous distinguons le cadre qui représente

l’espace physique où se déroule une interaction (privé/public, étroit/large, pièce spécifique,

lieu de transaction ou d’échange, etc.), dans un temps minimum pour assurer une production rapide (file d’attente) ou lente (salle d’attente). Ce cadre se compose d’un décor identifié grâce à la position des interactants (« face-à-face », « côte-à-côte », etc.), la distance entre eux (rapprochement ou éloignement) et le choix de l’agencement de l’espace (meubles et objets). C’est enfin un lieu d’exercice d’une autorité (statuts des interactants) dans lequel s’appliquent des règles de comportements spécifiques au lieu (politesse, routines, etc.). Les individus engagent des interactions pour atteindre un but (acheter, vendre, apprendre, etc.) mais poursuivent aussi des objectifs ponctuels (conseiller, informer, se renseigner, etc.). La finalité de l’interaction se trouve ainsi, soit désintéressée (relations avec les autres) soit intéressée (actions avec les autres). En outre, dans ce modèle nous accordons une place significative aux

participants qui se caractérisent par leur nombre, en général limité, afin d’éviter le

développement de multi-conversations (dialogue, trilogue, polylogue), les spécificités de leur participation (dialogue-concentration mutuelle, trilogue-relâchement ponctuels, polylogue- participation à l’interaction des individus non ratifiés), leurs particularités (physiques et sociales), leur type de relations (relations horizontales ou verticales) et les rôles joués (évolution au cours de l’échange, situation sur un axe vertical-pouvoir ou horizontal- proximité).

88 2.7.6.2 Les indices de contextualisation

Les interactants participent à la nécessaire définition de la situation. Nous définissons cette activité comme un moyen qu’utilisent les acteurs engagés dans une interaction, au moment de la rencontre, pour indiquer à leurs interlocuteurs la manière dont ils désirent être perçus et de quelle manière ils souhaitent que cet échange se déroule. Ce sont les multiples indices perçus par les acteurs qui facilitent la mise en œuvre d’une stratégie de comportement conforme à ce qu’ils souhaitent, adaptée à la situation et dans un contexte non-conflictuel. Toute erreur de définition altère la qualité de l’échange.

Au moment de l’ouverture, les participants se mettent d’accord sur la situation (co- construction) ou se trouvent en désaccord, ce qui nécessite un processus de négociation afin de trouver un arrangement (Traverso, 2004). Une négociation porte sur toutes les situations conversationnelles de la vie quotidienne et nous les retrouvons essentiellement au début de l’échange quand nous devons nous accorder sur les statuts, les rôles, les places et l’organisation de l’interaction, sur l’autorité des participants (utilisation des titres, jargon d’expert, niveau de langue, etc.), mais aussi pendant l’échange quand les états se modifient (vouvoiement-tutoiement) ou quand les territoires sont empiétés. Catherine Kerbrat- Orecchioni souligne le rôle des mots dans l’altération d’un échange, par leur interprétation («générosité du public » plutôt que « don », etc.). Le malentendu montre une différence d’interprétation de l’échange liée à l’absence de clarté, l’ambiguïté des propos, le doute sur le ton, la perte d’attention et conduit à la négociation. Une négociation aboutit à un compromis acceptable mais sans gagnant, un ralliement quand un des interactants accepte la proposition de l’autre ou un non-aboutissement.

En prenant appui sur les « S.P.E.A.K.I.N.G » de Dell H. Hymes (1984), « les indices de

contextualisation » de John Joseph Gumperz (1989), Catherine Kerbrat-Orecchioni ajoute

d’autres critères empruntés à Pénélope Brown et Colin Fraser (op. cit.) et nous éclaire sur les

indices de contextualisations qui permettent aux interactants de définir la situation pendant

toute la durée de l’échange. Ces indices sont multiples, les acteurs ou le contexte (us et coutumes) les produisent. Nous soulignons uniquement les éléments qui nous semblent les plus pertinents. Nous identifions les caractéristiques physiques (âge, sexe, ethnie, etc.) et

socioculturels (thèmes abordés, points de vue, formes d’expression, choix des formules de

89 Pour Erving Goffman, les acteurs définissent la situation avant de jouer une représentation en appréhendant le milieu dans lequel se produit l’échange écrit ou oral associé à des comportements et expériences personnelles (Thomas et Znaniecki, 1919/1998). Le chercheur reprend le « théorème de Thomas » (Thomas, 1928) qui démontre que les comportements des individus sont motivés par la perception qu’ils ont de la réalité et non pas la réalité telle qu’elle se présente à eux, en insistant sur la perception du contexte par les acteurs et

l’interprétation des échanges par les récepteurs. Par ailleurs, l’acteur se projette dans

l’interaction en intégrant l’image que les autres ont de lui et l’image qu’il se fait de lui- même. : « Quand une personne se présente aux autres, elle projette en partie sciemment et en

partie involontairement une définition de la situation dont l’idée qu’elle se fait d’elle-même constitue un élément important » (Goffman 1973, t.1, p. 229). De plus, le chercheur complète

la proposition de William Thomas en indiquant que les acteurs s’appuient sur les

connaissances qu’ils possèdent déjà de la situation, l’historique des échanges déjà réalisés entre eux.

À partir des indices de contextualisation de Catherine Kerbrat-Orecchioni et la façade d’Erving Goffman nous remarquons la place prépondérante des individus au moment de l’interaction. Goffman (1988) développe le concept de cadre de participation et précise sa pensée : « Une situation sociale se produit dès que deux ou plusieurs individus se trouvent en

présence mutuelle immédiate et se poursuit jusqu’à que l’avant-dernière personne s’en aille (…) même s’ils semblent isolés, silencieux et distants ou encore seulement présents de manière temporaire » (p. 146).

2.7.6.3 Le cadre de participation (participants)

Pour Erving Goffman (1991) tous les individus situés dans l’espace d’échange sont considérés comme des participants et nomme cette situation le cadre de participation : « Chaque fois

qu’un mot est prononcé, tous ceux qui se trouvent à portée de l’événement possèdent, par rapport à lui, un certain statut de participation » (p. 9). Nous notons que ces acteurs

disposent d’un statut qui consiste à accepter le regard de l’autre, être observé et jouent des rôles pouvant s’inverser pendant l’interaction (« rôles interlocutifs »). Le chercheur s’intéresse au statut des récepteurs pendant l’interaction et distingue les récepteurs ratifiés qui représentent les individus auxquels s’adressent directement ou indirectement l’émetteur et les récepteurs non ratifiés (ou tiers) qui sont présents dans l’espace d’interaction, mais ne

90 participent pas à l’échange. Ces derniers constituent des témoins et ne sont pas tenus d’écouter ou de réagir, mais jouent un rôle sur notre comportement. C’est le cas des

observateurs que nous repérons et qui nous observent dans les espaces publics et des guetteurs qui accèdent aux espaces privés (écouter aux portes, prêter l’oreille, regarder par le

« trou de la serrure », etc.). Enfin, les « non personnes » constituent une autre catégorie de participants avec qui nous avons aucun contact (personnel de service, d’entretien et de surveillance, etc.). Dans un groupe de participants ratifiés et de tiers, Erving Goffman perçoit des communications subordonnées qui se distinguent de la communication directrice : les échanges en aparté avec un sous-groupe de participants ratifiés, les échanges à la cantonade entre tous les participants voire à l’extérieur du groupe et le chœur qui sont des paroles à mots couverts échangés entre les tiers.

L’apport de Catherine Kerbrat-Orecchioni - et de la linguistique interactionnelle en général - est particulièrement intéressant car l’auteure complète le propos d’Erving Goffman en relevant que les récepteurs ratifiés sont identifiés dans un groupe de conversation et participent grâce à leur présence, l’utilisation de signes verbaux et non verbaux. Elle repère des destinataires directs auxquels s’adresse le locuteur grâce aux signaux verbaux (et vous ?, je m’adresse à vous, qu’en pensez-vous ? etc.) et non verbaux (regard ou posture tournés vers le récepteur, montrer du doigt, mouvement de tête vers le haut, etc.) et des destinataires

indirects identifiés dans le cas de trilogues ou polylogues (X s’adresse à Y et Z est un

destinataire indirect). Pourtant, elle considère la classification d’Erving Goffman trop restrictive car les signaux verbaux et non verbaux émis par le locuteur ne sont pas toujours clairs. Par exemple, un regard dans les yeux n’est pas systématiquement une adresse directe, mais constitue parfois un point d’ancrage, ou encore l’expression « je ne vise personne » est une adresse envoyée à un destinataire non identifié. Un autre exemple, lors d’une conférence quand des locuteurs discutent ensemble, mais en réalité s’adressent au public. De fait, elle préfère identifier plusieurs types de récepteurs : des destinataires privilégiés, des destinataires

secondaires, des destinataires en apparence ou des destinataires en réalité. Enfin, parmi les

tiers qu’elle considère comme des témoins ou bystanders, l’auteure distingue les observateurs ou « overheare »r qui sont les tiers identifiés par les participants ratifiés (je sais que je suis vu) et les épieurs ou « evesdropper » (je ne sais pas que je suis vu).

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