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2. Cadre théorique : L’interactionnisme, un courant multidisciplinaire

2.5 L’interactionnisme symbolique

Revenons sur l’apport théorique de l’interactionnisme symbolique. Les sociologues qui s’inscrivent dans ce mouvement s’intéressent à l’homme au contact de la société. Pour eux, l’individu occupe une place centrale dans tout processus de socialisation. : « Par

interactionnisme on entend à peu près l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique, immédiate, les uns des autres »

(Goffman 1973, p. 23). En d’autres termes, les interactionnistes étudient plus particulièrement

la manière dont les humains donnent du sens à leurs actions et à celles des autres au moment de l’interaction ainsi que le jeu d’influence mutuelle. La question centrale qu’ils se posent

peut s’écrire de la manière suivante : comment les individus arrivent à se comprendre, à

s’accorder pour effectuer avec efficacité une tache ? Ces postures les amènent à porter un

regard sur la prise de rôles, la construction de l’identité ou les modes d’interaction et la place du groupe social.

L’individu est un acteur sur une scène qui ne subit pas le poids des structures et de l’environnement. Il est capable de donner du sens, de discerner et de décider. Les structures ne l’influencent que partiellement, et ses actions sont entreprises par la définition de la

situation, en se confrontant aux autres, en envisageant la réaction des partenaires tout en

respectant certaines règles nécessaires au fonctionnement d’un groupe social (normes, valeurs, codes, vocabulaire, etc.). L’acteur dispose de compétences et connaissances acquises qui lui permettent d’agir au monde et avec les autres (langage, signes, gestes, etc.) dans un contexte de compréhension mutuelle. Il perçoit le monde en fonction de ses acquis culturels et intellectuels, de son appartenance à un groupe de référence. Grâce à cette faculté de discernement, l’individu est pleinement conscient et imagine, anticipe les réactions des autres qui à leur tour réagissent de la même manière. (Influence et réajustement). Howard Becker (1982/2006) étudie l’univers de l’art, des artistes de jazz et en déduit que l’œuvre de l’artiste est la conséquence de la perception qu’il a de celui qui recevra l’œuvre, de ses jugements, de ses attentes (galeristes, éditeurs, distributeurs, critiques d’art ; etc.). Il est de même pour ces derniers qui choisissent une œuvre en fonction des attentes et des goûts du public, des

61 critiques, des journalistes. Nous voyons bien ici qu’une œuvre, une production, ou une

réalisation est le résultat d’une réunion d’individus d’un même univers et qui effectuent une activité particulière (monde social). Ce résultat n’est pas le fruit de la créativité de l’homme,

mais la conséquence de la perception qu’il a du jugement de l’autre. Prolongeons son étude sur le comportement des consommateurs de marijuana (déviance), Howard Becker (1963/1985) propose une « théorie de l’étiquetage » dans laquelle il considère que les

propriétés d’un objet comptent moins que les significations que nous accordons à ces objets

(ce que j’attends de ce produit, quelles seront les conséquences, comment les autres se conduisent avec ce produit, quel est le contexte d’utilisation.). Un autre aspect de l’étiquetage

est l’importance accordée aux points de vue des autres au moment de donner un sens à l’objet

(appartenance à un groupe, appui et soutien des partenaires). Cette théorie est applicable à d’autres domaines. Ainsi, dans une classe d’école, nous constatons des comportements

influencés par les autres. Robert Rosenthal et Leonore Jacobson (1996) estiment que le

comportement de l’enseignant vis-à-vis de l’élève (bonne note, encouragement, soutien, etc.) est lié à son jugement, à la représentation qu’il a de l’élève en fonction d’une quantité de critères (antécédent de bonnes notes, comportements, style, etc.) mais aussi l’image que les autres ont de lui. Par exemple, si un autre enseignant s’exprime positivement sur l’élève ou si l’élève bénéficie de lettres de recommandation. Toutefois, les actions de l’acteur ne sont pas toujours volontaires (gaffes, bourdes, maladresses, lapsus, etc.), il devra négocier avec les autres afin d’atténuer les conséquences de ses actes, éviter le risque de conflit ou de rupture. L’échange nécessite de la part des individus des ajustements réciproques. Celui-ci trouve des motifs dans le cas de comportements inappropriés par rapport au fonctionnement du groupe. Les individus ont la possibilité d’utiliser des expressions autorisées par le groupe pour expliquer leur comportement et pour éviter des discordes, querelles ou combats. Toutefois, un nombre de motifs sont acceptés (bourde, faute, etc.) mais d’autres sont refusés compte tenu de la gravité des faits (crime, vol, viol, etc.) Marvin Scott et Stanford Lyman (1968) décèlent trois motifs : les excuses (oublier la responsabilité), les justifications (atténuer la responsabilité), les désaveux (expression de remords)

Pour les interactionnistes, l’objet d’intérêt est avant tout l’interaction, en d’autres termes les échanges entre des personnes, plus particulièrement lors d’activités communes et quotidiennes. Ce qui nécessite des actions mutuelles d’influence et d’ajustement depuis l’appartenance à un groupe de référence primaire jusqu’à la rencontre hasardeuse et brève.

62 Reprenons la définition du linguiste Robert Vion (1992) : « L’interaction intègre toute actions

conjointe, conflictuelle et/ou coopérative, mettant en présence deux ou plus de deux acteurs (…) En ce sens toute action entreprise par un individu s’inscrit dans un cadre social, une situation impliquant la présence, plus ou moins active, d’autres individus » (p. 17). Cette

proposition sous-entend l’idée que la compétition (conflit) et l’entraide (coopération) caractérisent l’interaction. L’idée d’une interaction sans présence est soutenue par le linguiste Dominique Maingueneau (1998) pour qui « Toute énonciation même produite sans la

présence d’un destinataire, est en fait prise dans une interactivité constitutive (on parle aussi de dialogisme), elle est un échange, explicite ou implicite, avec d’autres énonciateurs virtuels ou réel » (p. 40). Pour la linguiste Véronique Traverso (2004) les échanges non verbaux

entrent dans le jeu de l’interaction : « La communication en face-à-face, elle, fait en outre

intervenir les informations perçues par les regards : elle est dite multicanale » (p. 6), ce qui

inclut. Ces propositions sont donc moins restrictives que celle d’Erving Goffman. Nous retenons que l’interaction se résume en un jeu d’influence réciproque par une action conjointe

entre deux ou plusieurs participants réunis (dialogue, trilogue ou polylogue) en présence ou à distance. Ainsi, le modèle interactionniste prend une bonne distance avec une conception plus

classique de la communication basée sur un dispositif de type émetteur-signaux-(bruit)-

récepteur défendue par des chercheurs tels que Claude Shannon, Warren Weaver (1975) et

Roman Jakobson (1963) et s’inscrit prioritairement mais pas définitivement dans le champ disciplinaire de la linguistique. L’interaction ne se limite pas à l’oralité, dans le sillage du Collège Invisible de Palo Alto (Bateson, Watzlawick, Glasersfeld, Hall, etc.) - dont les chercheurs issus de plusieurs disciplines renoncent à définir la communication comme un message à transmettre ou à décoder - considèrent que tout est communication : « La

communication est conçue comme un système à multiples canaux auquel l’acteur social participe à tout instant, qu’il le veuille ou non : par ses gestes, son regard, son silence, sinon son absence » (Winkin 1984, cité par Bourret p. 55). Nous comprenons qu’une interaction se réalise même quand les individus en présence n’échangent aucune parole et que le corps participe à l’activité verbale ou la prolonge. C’est une dimension symbolique (posture, distance à l’autre, contact physique, expression du visage, déplacement dans l’espace, intonation de la voix, regards, etc.). Par exemple, les gestes accompagnent les formules de politesse d’ouverture et de départ, répondre à un appel téléphonique au moment de la rencontre avec l’autre ou une main tendue sans réponse. L’individu qui a pleinement conscience de lui et des autres analyse le sens de l’action de l’autre pour s’ajuster à lui et

63 éviter tout conflit ou rupture de cadre (sauf si volontaire). Il y a donc une anticipation de la réaction de l’autre avant d’agir (qu’attend-il de moi ? Comment va-t-il réagir ?).

L’interaction est une rencontre entre au moins deux personnes. Mais elle ne se limite pas au face-à-face, à la rencontre physique car elle se retrouve aussi dans l’imagination et le rêve de l’individu. En effet, nous pouvons agir sans la présence de l’autre en imaginant la future interaction (principe des répétitions) ou encore en revivant l’interaction réalisée (Strauss, 1992). L’interaction suppose une définition de la situation. Une situation se comprend comme une manière de définir l’environnement extérieur, le milieu dans lequel se produit l’échange écrit ou oral. Par exemple : les caractéristiques des participants, les opinions portées sur les uns et les autres, l’idée que les autres ont de soi, l’historique des échanges déjà réalisés entre les participants, l’interprétation commune du groupe, etc., que nous associons à des comportements et expériences personnelles (Thomas et Znaniecki, 1919/1998). Pour être plus précis, grâce à leurs expériences et leurs connaissances, les acteurs définissent une situation

à partir d’éléments personnels (identification des attentes, des objectifs et de l’identité des autres) et collectifs (valeurs du groupe). D’où la possibilité pour l’individu de contrôler son

image, ses actions afin de modifier la perception de l’autre. Pour Erving Goffman (1973)

« Quand une personne se présente aux autres, elle projette en partie sciemment et en partie involontairement une définition de la situation dont l’idée qu’elle se fait d’elle-même constitue un élément important » (p. 229) et « Les autres projettent eux aussi une définition de la situation dans la mesure où ils répondent à l’acteur et adoptent à son égard une conduite déterminée » (p. 18). L’interaction ne se plie pas systématiquement à des conformités liées au

statut initial et au rôle des participants (politesse, distance, vouvoiement, obéissance, durée de l’échange, etc.). Au contraire, l’interaction révèle des surprises, des rebondissements pendant l’échange : le statut des acteurs évolue positivement (reconnaissance, admiration, etc.) ou se

dégrade (stigmatisation, humiliation, avilissement, etc.). Ce type de statut entraîne des

réactions fortes et violentes (mise à l’écart, désobéissance, transgression, dissidence, etc.). Par ailleurs, le contexte n’est pas non plus l’élément qui décide de l’action de l’homme (respect strict des règles et normes du groupe). Ce dernier interprète la situation et anticipe les conséquences de ses actions. Un exemple : dans un forum de discussion, le participant qui utilise des formules de politesse ne s’inscrit pas dans le respect de la nétiquette ou d’une charte déontologique, mais il imagine les conséquences de son action s’il ne les applique pas (rejet des autres, suppression de sa publication, rappel à l’ordre du modérateur). D’autre part,

64 une négociation reste possible dans le but d’aider les membres à se désengager provisoirement du processus d’échange et donc de prendre de la distance avec son statut (activités souterraines, temporaires et discrètes qui ne perturbent pas le déroulement de l’interaction). L’engagement dans différents rôles est un processus qui commence dans le monde de l’enfance quand le petit perçoit l’environnement immédiat et agit à partir du regard, des valeurs et des attitudes de sa mère, de ses parents puis reproduit de manière machinale leurs comportements (Mead, op. cit.). Dans une seconde phase, l’individu ne reproduit plus, il traduit et transforme en fonction de ses multiples rencontres dans les groupes d’appartenance auxquels il appartiendra successivement (école, club, cercle amical, etc.). C’est dans ce nouvel entourage que l’individu s’identifie à l’autre, à celui qu’il choisit comme modèle d’identification. Toutefois, l’individu ne se trouve pas en mesure de se défaire de ses expériences avec le groupe primaire : « Mais quand bien même je m’efforcerais de rejeter

tous les contenus de la socialisation primaire, il en resterait la marque essentielle… le formage initial » (Turner, 1968). Il est intéressant de souligner l’opinion de ce chercheur pour

qui, le groupe de référence n’est pas uniquement un territoire sur lequel l’individu partage des valeurs et entretient des liens profonds avec ses membres, nous remarquons des groupes pour lesquels les personnes recherchent une simple acceptation et non pas une adhésion, et des groupes qui permettent à l’individu d’agir, en tenant compte des autres, mais sans engagement sur des valeurs (auditoire). L’individu construit n’est pas figé par un statut, il n’occupe pas une position sociale définitive (caste, groupe d’appartenance, famille, culture, profession, relation, association, ethnie, etc.). Il est capable sortir de son rôle, plus exactement des valeurs, attitudes et comportements que nous attendons de lui compte tenu de son statut, de prendre d’autres rôles en fonction des circonstances et du comportement des autres qu’il évalue au moment de l’interaction :

1. Tout d’abord, il identifie le rôle du partenaire grâce à ses comportements, ses attitudes et ses paroles afin de prévoir ses réactions et de s’adapter en conséquence.

2. Ensuite, il décide de ses rôles et de ses actions en essayant de ne pas sortir de la conformité, pour éviter un rejet ou une rupture du cadre.

3. Toutefois, il s’octroie la possibilité de se désengager temporairement des règles et des normes du groupe en fonction des événements qui se produisent et des réactions des autres.

65 Cette succession d’attributions de rôles est associée à la construction du soi (« self ») et constitue le cadre de socialisation de l’individu. Le soi est le fruit des expériences et des connaissances acquises, il se constitue progressivement chez l’individu en contact et en communication avec le monde qui l’entoure depuis son enfance (famille) en passant par les diverses expériences sociales qui l’accompagnent (Mead, op. cit.). C’est le lieu de réflexion où se construit le sens, se décide les comportements et qui permet à l’acteur de diriger son action en fonction des événements et de l’attitude des autres. C’est un univers de sens en perpétuel mouvement. En fait, nous disposons de nombreux soi qui se déclinent différemment dans des rôles et des statuts en fonction des groupes sociaux que nous fréquentons. Nous sommes des personnages qui jouent des rôles sociaux sur une scène et attribuent nécessairement aux autres d’autres rôles sociaux, le rôle est donc un masque que nous portons, l’image que nous nous faisons de nous-même (Park, 1950). Par exemple, dans le milieu professionnel nous jouons un personnage de collaborateur, nous portons un costume, nous respectons des règles de civilité et de courtoisie avec nos collègues, nous vouvoyons et délimitons une distance honorable avec un supérieur ainsi ce dernier se voit attribuer le rôle de Directeur, mais quand nous sommes en famille, nous jouons un autre rôle, par exemple celui de mari ou de père de famille, nous négligeons notre tenue, notre langage, nos attitudes sont relâchés et notre compagne/compagnon occupe un rôle d’épouse/de mari. Une remarque s’impose ici, les notions de statuts et de rôles que nous venons de présenter semblent trop restrictives pour un petit nombre de chercheurs qui préfèrent évoquer des rapports de places en insistant sur les multiples variations possibles de places qu’occupe un individu dans un rôle : « L'accomplissement d'un rôle conduit généralement à occuper des places différentes :

ainsi, dans une interaction comme la conférence, le conférencier peut, tour à tour exposer, expliquer, répondre à des questions de l'auditoire ; il peut également construire l'image du chercheur difficile à suivre ou celle du pédagogue usant de métaphores, et jouer sur des registres différents allant du grave au facétieux. » (Vion 1992, p. 83). George Herbert Mead

porte un regard sur le développement du soi et identifie deux périodes clés dans sa construction : l’observation des comportements des autres associés à leurs interprétations (moi/sujet observant) puis la réponse de l’individu à ces différents comportements (je/sujet actif). À partir de ce point de vue, le mérite d’Herbert Blumer (op. cit.) est d’introduire l’idée d’une conversation intérieure. Autrement dit, l’individu ne converse pas uniquement avec les

autres, mais discute avec lui-même, il ressent, perçoit, définit ses besoins et ses envies. Cette

66 que c’est l’identité qui constitue le soi, c’est-à-dire les images et comportements stables que

nous avons sur nous-même (Khun et McPartland, 1954). D’autres chercheurs comme Turner (op. cit.) considèrent que le soi est un ensemble de traits invariables (moi authentique tel que

je suis), de traits temporaires qui se modifient au fils des expériences relationnelles (les images que j’ai de moi et qui évoluent), et de traits souhaités (l’image idéale). Nous en déduisons que ce sont dans les échanges avec les autres que ces multiples facettes de

l’identité évoluent, se modifient (traits invariables, temporaires, ou souhaités), cependant, nous

conservons une identité de base stable et durable (valeurs et croyances acquises dans le groupe de référence primaire). Nous pouvons considérer que l’image que nous avons de nous- même est liée aux interactions avec les autres : J’interprète le comportement de l’autre, je

réagis en conséquence et mon interlocuteur interprète mon comportement à partir de ce prisme puis agit en conséquence, etc. Toutefois, des événements importants et significatifs

produits dans le monde social peuvent transformer notre identité. Au moment de grands changements heureux ou malheureux, l’individu modifie son statut, il lui devient nécessaire de changer ses comportements et le sens qu’il donne à cette transformation (promotion, échec, mariage, naissance, séparation, maladie, embrigadement, enfermement, séparation, deuil, etc.). L’individu doit négocier avec lui-même afin de réconcilier ses nombreuses identités et de leur donner une unité cohérente et acceptable (Strauss, 1992). Ces remaniements de soi montrent que l’identité n’est jamais stable, elle évolue au cours de l’existence en fonction des

événements, des contextes, des situations. L’homme est confronté à des ruptures, des

dégradations, des élévations, il (re)construit chaque fois son identité (estime de soi) mais le

regard, l’appréciation de l’autre est indispensable dans ce processus permanent (nous

pensons au rôle des gourous, des maîtres qui l’accompagnent dans un remaniement désiré). L’individu subit des métamorphoses de son identité à des moments clés de sa vie mais il

garde un socle de valeurs et de sens immuable et qui l’empêche de lâcher prise.