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Deuxième partie : La « logique olfactive »

1. La volonté de révélation

1.3. Les dessous de la vie : « l’analyse cruelle » 382

1.3.2. La vie comme pourriture en marche

Tout un courant de la fin du siècle considère la nature, et donc l’homme qui en fait partie, comme une pourriture en marche389. Si cette vision est spécialement perceptible chez les écrivains de la fin du siècle, elle est déjà présente chez Edmond de Goncourt, en 1866, lorsqu’il déclare dans Idées et Sensations :

La nature, pour moi, est ennemie ; la campagne me semble mortuaire. Cette terre verte me paraît un grand cimetière qui attend. Cette herbe paît l’homme. Les arbres poussent et verdissent de ce qui meurt. Le soleil qui luit si clair, impassible et pacifique, est le grand pourrisseur.390

Le refus de la spiritualité s’affirme ici nettement, ainsi que celui de l’interprétation métaphysique, à rebours de toute une tradition judéo-chrétienne, à rebours également d’une conception romantique de la nature. Un peu plus loin, ils affirment de manière encore plus provocatrice leur conception de la nature et leur refus de la mystification spirituelle :

Le mouvement du monde est une décomposition et une recomposition de fumier. C’est l’homme qui a mis, sur toute cette misère et ce cynisme de matière, le voile, l’image, le symbole, la spiritualité ennoblissante.391

Vingt ans plus tard, chez Maupassant, la vision de la nature est comparable mais avec une importance spéciale accordée à la chair, ce qui confirme la plus grande individualisation du motif de la mort que nous notions plus haut :

389 Comme le souligne Philippe Ariès (Essai sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen-Age à nos jours Seuil, Points, 1975, p.39), ce sentiment de cadavre en sursis existe de façon particulièrement forte chez les poètes du XVème et du XVIème siècle. Il serait intéressant d’étudier dans une étude complémentaire si ce sentiment se traduit à cette époque aussi par des sensations olfactives, ce qui permettrait de déterminer si le recours à l’olfaction dans l’expression du sentiment que la mort est en soi est une spécificité de la fin du XIXème siècle.

390 Goncourt Idées et Sensations, Paris, Lacroix, 1866, p.27.

Oh ! la chair, fumier séduisant et vivant, putréfaction qui marche, qui pense, qui parle, qui regarde et qui sourit, où les nourritures fermentent et qui est rose, jolie tentante, trompeuse comme l'âme.392

Jules Laforgue rejoint ses contemporains dans cette conception de l’homme comme cadavre en sursis, avec la fantaisie qui caractérise son oeuvre, par sa «Complainte du pauvre corps humain » (1885) :

Voyez l’Homme, voyez ! Si ça n’fait pas pitié !

(...) Il se soutient de mets pleins d’art, Se drogue, se tond, se parfume, Se truffe tant, qu’il meurt trop tard ; Et la cuisine se résume

En mille infections posthumes. (...)393

Le parfum n’est qu’un leurre, la force vitale est présentée comme une «cuisine», ce qui la dévalorise. Dans le domaine poétique, ce sentiment trouve donc aussi des expressions, même si elles demeurent plus rares que dans la prose.

Lorsque cette conception de la vie apparaît dans une oeuvre, elle va de pair avec la critique de la vie comme hypocrisie, puisqu’elle couvre le cadavre d’une apparence trompeuse. Le parfum, du même coup, devient mensonge qui masque l'odeur de la putréfaction, comme dans cet exemple tiré de Sur l'Eau (1888) de Maupassant. Au cours de la croisière, le narrateur passe près du cimetière de Menton, où poussent de nombreuses roses :

Elles sont sanglantes, ou pâles, ou veinées de filets écarlates (...) Leur parfum violent étourdit, fait vaciller la tête et les jambes.

(...) On dirait même qu'on ne meurt point en ce pays car tout est complice de la fraude où se complaît cette souveraine. Mais comme on

392 Maupassant Un Cas de Divorce, op. cit., p. 120.

393 Jules Laforgue Les Complaintes et les premiers poèmes (Paris, Vanier, 1885) NRF, Poésie Gallimard, 1979, p.103.

la sent, comme on la flaire, comme on entrevoit parfois le bout de sa robe noire !394

Les couleurs des fleurs trahissent, au moins un peu, par leurs veines écarlates, l’origine étrange de l’humus dont elles se sont nourries. Au contraire, le parfum des roses, en apparence ingénu, est plus encore le complice de la mort et donc objet de méfiance395. Inversement, l’odeur de la mort est sensible à celui qui sait dévoiler la vérité sous les apparences.

La puanteur bénéficie donc, dans la deuxième partie du XIXème siècle, d’un renversement de valeurs : non seulement elle n’est pas repoussée, mais elle est gage de vérité. On l’a vu dans le cas de la révélation sociale (la misère est nauséabonde), morale (l’odeur des âmes n’est pas bonne), on voit maintenant qu’elle s’oppose au parfum qui dissimule la vérité de la mort. A chaque fois, elle justifie l’agression qu’elle fait subir à la bienséance par un impératif de véracité, de franchise.

Il paraît intéressant de faire ici une mise au point sur la conception de la vie chez Zola, qui ne s’adapte pas tout-à-fait à cette conception de la vie comme pourriture en marche. Bien que ce soit Zola qui ait lancé l’ « analyse cruelle », il nous semble toutefois que la conception de la mort chez Zola diffère de celle de ses contemporains à beaucoup de points de vue. Nous nous en tiendrons à quelques remarques suscitées par l’étude des sensations olfactives.

Alors que, dans la littérature « fin de siècle », la mort est prédominante (Maupassant apparaît à cet égard comme un précurseur ), chez Zola, la mort est toujours « récupérée » par la vie. Ceci est particulièrement explicite dans la manière dont la nature, principalement végétale, recycle la mort et la transforme en appel à la fécondité. La description de l’aire Saint-Mittre, un ancien cimetière, qui prend

394 Maupassant Sur l'Eau (Paris, Marpon et Flammarion, 1888) Minerve, 1989, p.43.

395 A rapprocher d’un poème du Livre des Litanies (1896) de Rémy de Gourmont, dans lequel la rose s'est nourrie de cette odeur : « Rose des tombes, fraîcheur émanée des charognes, rose des tombes, toute

mignonne et rose, adorable parfum des fines pourritures, tu fais semblant de vivre, fleur hypocrite, fleur du silence. » (Paris, Mercure de France in « Le pélerin du silence », 1896, p.8.)

place au début de La Fortune des Rougon (1871), met en scène, de façon frappante, cette alchimie naturelle :

(...) la pourriture humaine fut mangée avidement par les fleurs et les fruits, et il arriva qu'on ne sentit plus, en passant le long de ce cloaque, que les senteurs pénétrantes des giroflées sauvages. Ce fut l'affaire de quelques étés.396

Le parfum ne cache pas la mort comme dans la description de Maupassant, mais prouve sa conversion victorieuse.

Cette odeur âcre et pénétrante qu'exhalaient les tiges brisées, c'était la senteur fécondante, le suc puissant de la vie, qu'élaborent lentement les cercueils et qui grisent de désirs les amants égarés dans la solitude des sentiers.397

Les parfums, qui poussent à l'amour et à la jouissance, prouvent la victoire de la vie sur la mort, celle des fleurs, des plantes, sur les cadavres. Dans La Faute de l’Abbé Mouret, c'est la religion qui s'oppose à cette victoire, à l’appel de la végétation398. Dans La Fortune des Rougon, c'est la violence humaine, puisque Silvère se fait tuer au cours du soulèvement de 1852 contre le coup d’Etat399. Excréments et pourriture sont recyclés, réintégrés dans une vision globale de la Nature, entendue comme puissance créatrice infinie. De même que le fumier était converti en vie végétale, de même la pourriture issue de la mort nourrit la vie.

Comme chez les Goncourt, vie et mort sont au travail au sein de la nature. Mais le point de vue sur ce travail diffère : pour les uns, la nature utilise la vie pour l’intégrer dans un processus de mort, pour l’autre, la nature crée, grâce à la mort, de la vie.

396 Zola La Fortune des Rougon (Paris, Lacroix, 1871) GF, 1969, p.38.

397 Ibid, p.258.

398 Voir l’analyse de La Faute de l’Abbé Mouret dans la première partie.

399 Dans La Terre (1887), on retrouve l’idée que la mort fait de la vie. La nature est prise dans un cycle de reproduction indéfini : « C'était la poussée du printemps futur qui coulait dans cette fermentation des