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1.2. Le détournement vers l’animalité

1.2.2. La manipulation du décor

Le rapport entre le décor et les sens constitue un poncif de la littérature naturaliste. Très tôt dans sa vie, Zola a affirmé le lien entre le physiologique et le psychologique, l’a théorisé et, dans ses romans, a accentué les rapports entre la sensation et la pensée par l’orientation de ses descriptions. Dans un célèbre article du Rappel (1870) à propos de La Curée, Zola justifie l'interaction entre les odeurs de la serre et le désir de Renée en réaffirmant le lien entre le personnage et son environnement immédiat :

Le héros n'est plus le pur esprit, l'homme abstrait du XVIIIème siècle (...) Dès lors, il nous faut tenir compte de toute la machine et du monde extérieur. La description n'est qu'un complément nécessaire de l'analyse. Tous les sens vont agir sur l'âme. Dans chacun de ses mouvements, l'âme sera précipitée ou ralentie par la vue, l'odorat, l'ouïe, le goût, le toucher. La conception d'une âme isolée, fonctionnant toute seule dans le vide, devient fausse.103

Comme il le montre clairement « la description n’est qu’un complément nécessaire de l’analyse », et c’est alors que le détournement entre la sensation et le langage peut jouer. Pour l’écrivain, la sensation n’est toujours que secondaire par rapport à une

finalité esthétique qui la dépasse. Chez Balzac également, d’une certaine manière, la description était un complément nécessaire de l’analyse (par exemple, l’odeur de la pension Vauquer104 fait comprendre le milieu social dans lequel on se situe), mais elle concernait la dimension sociale ou psychologique du personnage, plus que sa physiologie.

Comme l’a remarqué Léopold Bernard, dans sa conférence de 1889 sur « Les Odeurs dans les Romans de Zola105 » - la première étude sur les sensations olfactives dans la littérature -, les amours de Renée et de Maxime prennent une teinte différente selon les pièces où ils se trouvent : « Chaque pièce, avec son odeur

particulière, ses tentures, sa vie propre, leur donnait une tendresse différente, faisait de Renée une autre amoureuse (…) ». Dans le passage qui suit, on voit, par exemple,

que « sous la tente couleur de chair, au milieu des parfums et de la langueur humide

de la baignoire, elle se montra fille capricieuse et charnelle (...)106 ». Une des nouveautés de cette époque en matière de sensation est de montrer le lien étroit qui existe entre la sensation et le comportement. La sensation n’est pas seulement quelque chose qui affecte le personnage, mais qui le crée.

Cependant, si le décor a souvent chez Zola une influence directe, il est encore plus souvent l’objet d’une manipulation. Cette manipulation consiste à transférer dans le décor une sensualité qui appartient normalement au domaine humain. Dans La Curée, les odeurs de la serre relèvent de cette manoeuvre :

Un parfum indéfinissable, fort, excitant, traînait, fait de mille parfums: sueurs humaines, haleines de femmes, senteurs de chevelures ; et des souffles doux et fades jusqu’à l’évanouissement, étaient coupés par des souffles pestilentiels, rudes, chargés de poisons. Mais dans cette musique étrange des odeurs, la phrase mélodique qui revenait toujours, dominant, étouffant les tendresses de la vanille et les acuités des orchidées, c’était cette odeur humaine, pénétrante, sensuelle, cette odeur

103 A propos de La Curée (Paris, Lacroix, 1871) Presses Pocket, 1990, p.426.

104 Balzac Le Père Goriot (1834-35) (Paris, Werdet, 1835) Paris, Classiques Garnier, p.10.

105 Léopold Bernard « Les Odeurs dans les Romans de Zola », Montpellier, conférence de 1889, p.25.

d’amour qui s’échappe le matin de la chambre close de deux jeunes époux.107

Aucune odeur végétale n’est décrite (palmiers, vanille et orchidées sont seulement nommés avant ce passage). En revanche, ce sont les odeurs humaines, corporelles, qui se substituent aux émanations florales : « sueurs humaines, haleines

de femmes, senteurs de chevelures », dont la juxtaposition suggère un entremêlement

érotique. A la fin du paragraphe, mise en valeur par la construction de la phrase, et par la métaphore musicale qui transforme l’odeur en « phrase mélodique », apparaît l’ « odeur humaine, pénétrante, sensuelle, cette odeur d’amour (…)108 ». Ce passage se présente donc comme un transfert de la sensualité sur le décor, non comme une description olfactive. Manipulatrice, la description reporte sur les odeurs la sensualité en éveil du personnage.

Selon le même procédé, lorsque la serre devient le lieu des amours de Renée, quand celle-ci a besoin d’une « ivresse plus âcre que d’habitude » (on retrouve l’âcreté), les senteurs sont de nouveau détournées de leur réalité pour évoquer une sensualité érotique. La description, dans laquelle court la métaphore musicale (« (…)

la vanille chantait avec des roucoulements de ramier ; puis arrivaient les notes rudes des Stanhopéas(…)) aboutit, comme dans le premier passage cité, à la mise en valeur

d’une odeur humaine : « l’odeur qui dominait, l’odeur où se fondaient tous ces vagues

soupirs, c’était une odeur humaine, une odeur d’amour. (…) Ils restaient ivres de cette odeur de femme amoureuse, qui traînait dans la serre comme dans une alcôve où la terre enfantait109 ». La dernière phrase unit, par un raccourci stylistique et un élargissement conceptuel caractéristiques de la prose zolienne, la terre à la femme et l’érotisme à la procréation. Les limites entre le monde de la nature et celui de l’homme sont abolies par le texte.

107 La Curée, op.cit., p.69.

108 Ibid.

109 Chez Zola, on observe souvent une contamination des odeurs végétales par les odeurs humaines. Par exemple dans un passage cité de Nana. « Quand les tubéreuses se décomposent, elles ont une odeur

Cette manipulation se remarque également dans les romans de l’écrivain belge Camille Lemonnier, très influencé par la littérature naturaliste française, et chez lequel le lien entre l’homme et la nature s’affirme sans relâche, de façons diverses. Dans Un Mâle, par exemple, la projection de l’humain sur le monde végétal ou animal est flagrante. Les individus n’ont pas d’odeurs spécifiques, mais des senteurs imprègnent le décor et portent les marques du transfert de la sensualité, en particulier la végétation, atteinte d’un désir sensuel : « Une lasciveté traînait ; des

végétations s’échappait une odeur âcre des sèves fermentées, et un désir de s’étreindre rapprochait les branches110 ».

A la fin du siècle, l’érotisation du décor peut devenir encore plus provocante. C’est dans Le Jardin des Supplices d’Octave Mirbeau (1899) que nous trouvons l’exemple le plus extrême : l’animalité du rapport amoureux est transférée sur une fleur. Clara, traversant le jardin avec le narrateur, Claude, après la visite du « bagne », s’arrête brutalement :

Inquiète, nerveuse, les narines battantes, ainsi qu’une biche qui vient de flairer dans le vent l’odeur du mâle, elle huma l’air autour d’elle. Un frémissement, que je connaissais pour être l’avant-coureur du spasme, parcourut tout son corps. Ses lèvres devinrent instantanément plus rouges et gonflées.

- As-tu senti?... fit-elle d’une voix brève et sourde.

- Je sens l’arôme des pivoines qui emplit le jardin... répondis-je. Elle frappa la terre de son pied impatient :

- Ce n’est pas cela !... Tu n’as pas senti ?... Rappelle-toi !...

Et, ses narines encore plus ouvertes, ses yeux plus brillants, elle dit: - Cela sent, comme quand je t’aime !...(...)

En effet, une odeur puissante, phosphatée, une odeur de semence humaine montait de cette plante... Clara cueillit la tige, me força à en respirer l’étrange odeur, puis, me barbouillant le visage de pollen: - Oh ! chéri... chéri !... fit-elle... la belle plante !... et comme elle me grise !... Comme elle m’affole !... Est-ce curieux qu’il y ait des plantes qui sentent l’amour ?...111

110 Ibid, p.73.

Dans ce passage, on reconnaît plusieurs traits marquants du détournement de l’amour par l’olfaction à la fin du siècle : l’olfaction rapproche le personnage de l’animalité (Clara est comparée à « une biche qui vient de flairer dans le vent l’odeur

du mâle »), l’accent est mis sur les narines (« battantes »), sur le flair, et le terme

« odeur du mâle » animalise le désir. Mais l’érotisation de la nature va plus loin que tout ce que nous avons vu jusqu’à présent. L’odeur qui stimule le désir est explicitement comparée à une odeur sexuelle, spermatique112 (ce qui rejoint le motif ancien de l’ « aura seminalis »). Cette comparaison est facilitée par un lien imaginaire entre la fleur et la reproduction, qui unit le pollen et le parfum dans un imaginaire de la semence113. L’érotisation de la nature vise à intégrer l’amour dans un contexte universel. Pour Mirbeau comme pour un certain nombre d’écrivains de cette époque, et comme le dira Clara un peu plus loin dans le roman, l’amour est en effet un ordre primaire de la nature, qu’elle transmet par ses formes et par ses parfums.