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1.2. Le détournement vers l’animalité

1.2.4. Le parfum de la jeune fille

L’odeur de la jeune fille occupait, longtemps avant les années 1850, une place dans la littérature. La jeune vierge était louée pour la fraîcheur de son haleine121 ou le parfum de ses cheveux. Cette odeur subsiste, sans détournement, dans un certain nombre d’oeuvres. On la retrouve encore, immaculée, dans de nombreux romans et surtout dans des poèmes de cette période. La littérature parnassienne, en particulier, la chante. Même la littérature naturaliste lui réserve encore une place non négligeable.

119 On ne s’intéresse pas ici à la question de la nature en soi, mais seulement à la façon dont cette nature s’exprime, se met en images dans le discours littéraire.

120 Le lien olfactif entre la femme et la fleur est apparu, d’après Alain Corbin, après le Directoire et imprègne tout le XIXème siècle. « Le symbolisme envahissant de la femme-fleur naturelle et doucement

parfumée révèle la ferme volonté de contenir les affects. Les délicates senteurs signent l’image d’un corps diaphane, que l’on voudrait simple reflet de l’âme. Ambitieuse stratégie qui tente de désamorcer la menace de l’animalité, d’assagir les pulsions de la femme. » (A. Corbin, op. cit., p.218)

Le parfum de la jeune fille constitue un stéréotype de l’époque, qui marque également les écrits scientifiques du temps, pourtant supposés avoir une approche objective de l’odeur. Le biologiste Debay affirme, en 1846, dans Les Parfums et les Fleurs : « La tendre odeur de marjolaine que la vierge exhale est plus douce, plus

enivrante que tous les parfums d’Arabie ; masquer ce parfum naturel par une odeur empruntée serait un contre-sens énorme122 ». Le Docteur Galopin, en 1886, dans Le Parfum de la Femme, renchérit : « La jeune fille, dont les sens n’ont pas encore parlé,

est sensiblement aromatique ; elle sent le vent et le soleil de printemps, l’eau fraîche framboisée. Celle qui est amoureuse a un parfum plus prononcé123 ». Enfin, en 1903, le docteur Caufeynon, dans La Volupté et les Parfums, déclare : « Il est certain que la

jeune fille vierge est sensiblement aromatique, elle dégage des odeurs printanières124

». D’un bout à l’autre de la période qui nous intéresse, l’odeur de jeune fille est donc un lieu commun, influencé par un élément totalement extérieur au domaine olfactif : le symbolisme de la virginité ; fraîcheur, nature et innocence en sont inséparables125.

La littérature est influencée par cette perception et, en même temps, prend ses distances par rapport à elle. Toujours associée à la pureté, à la jeunesse, l’odeur de jeune fille n’est jamais vraiment détruite par la littérature de cette période126. C’est dans l’oeuvre de Zola que le rôle dramatique et poétique de l’ « odeur de jeunesse » prend le plus d’ampleur, peut-être parce qu’elle est responsable d’un des grands bouleversements de la vie de l’écrivain127. Presque toutes les jeunes filles de

121 Voir par exemple, chez Rousseau, l’haleine de Sophie. « Sophie ne connaît que le parfum des fleurs et

jamais son mari n’en respira de plus doux que son haleine. » (Rousseau L’Emile (1762) Garnier, 1951,

p.500.)

122 Debay Les Parfums et les Fleurs, Paris, Maquet, 1846, p.49.

123 Galopin Le Parfum de la Femme, Paris, Dentu, 1886, p.195.

124 Caufeynon La Volupté et les Parfums, Paris, Offenstadt, 1903, p.214.

125 Inversement, certains affirment que la pratique de l’onanisme donne « une odeur de beurre rance très

prononcée ». (Caufeynon La Volupté et les Parfums Ibid, p.214) 126 Verlaine

«Ah ! les oaristys ! les premières maîtresses !

L’or des cheveux, l’azur des yeux, la fleur des chairs, Et puis parmi l’odeur des corps jeunes et chers, La spontanéité craintive des caresses ! »

(Poèmes saturniens (Paris, A. Lemerre, 1866), op. cit., « Voeu », p.41)

son oeuvre répandent un parfum délicieux : Nana, toute jeune encore dans l’Assommoir, est décrite comme une « (...) morveuse qu’on aurait encore dû moucher,

et dont les grosses épaules avaient des rondeurs pleines, l’odeur mûre d’une femme faite. (...) Elle sentait bon la jeunesse, le nu de l’enfant et de la femme128 ». Albine dans La Faute de l’Abbé Mouret, Cadine dans Le Ventre de Paris exhalent des senteurs fraîches et pures.

Mais ce qui distingue cette senteur de jeune fille de ce qu’on rencontre dans la littérature antérieure est sa sensualité inédite. Dans la littérature naturaliste surtout, elle est montrée comme aussi séduisante que les effluves de la femme fatale et peut parfois devenir le catalyseur d’une passion charnelle. Dans Le Ventre de Paris (1873), le parfum de Cadine, la jeune fille la plus florale (après Albine) de l’univers zolien, est détaillé avec une précision qui relève de l’érotisme :

Elle vivait dans les roses, dans les lilas, dans les giroflées, dans les muguets. Lui (Marjolin), flairant sa jupe, longuement, finissait par dire : « Ça sent le muguet. » Il montait à la taille, au corsage, reniflait plus fort : « Ça sent la giroflée ». Et aux manches à la jointure des poignets : « Ça sent le lilas ». Et à la nuque, tout autour du cou, sur le joues, sur les lèvres : « Ça sent la rose ». Cadine riait, l’appelait « bêta », lui criait de finir, parce qu’il lui faisait des chatouilles avec le bout de son nez. Elle avait une haleine de jasmin. Elle était un bouquet tiède et vivant.129

L’ancienne métaphore florale est ici renouvelée par le parfum et acquiert une force sensuelle et érotique nouvelle. La frontière entre le parfum des fleurs et celui de la jeune fille n’est plus perceptible, Cadine devient « bouquet », et en même temps, cette description (forme détournée du blason qui prépare le blason de Haraucourt que nous verrons plus loin) témoigne d’une grande sensualité, d’autant plus que les senteurs ne sont pas présentées à travers un narrateur, mais par les paroles d’un autre personnage.

128 Zola L’Assommoir (1877) Presses Pocket, 1990, pp. 407 et 408.

Dans L’Oeuvre, c’est encore la sensualité de cette « haleine de vierge » qui frappe, d’autant plus qu’elle a sur les sens de Claude un effet violent et un rôle majeur dans le roman. Lorsque Claude refait le lit où Christine a passé la nuit, et tape « des deux poings l’oreiller odorant », il est :

(...) étouffé par cette tiédeur, cette odeur pure de jeunesse qui montaient des linges. Ensuite, il se débarbouilla à grande eau, pour se rafraîchir les tempes ; et, dans la serviette humide, il retrouva le même étouffement, cette haleine de vierge dont la douceur éparse, errante dans l’atelier, l’oppressait.130

Plus sensuel, le parfum de la jeune fille acquiert également un rôle dramatique nouveau. Par exemple, dans Le Docteur Pascal (1893), véritable apologie du démon de midi, l’odeur de jeunesse joue un rôle primordial dans la progression de l’action. Le docteur Pascal, oncle de Clothilde qu'il a en partie élevée, se laisse peu à peu prendre au charme de sa nièce :

Elle avait une robe très échancrée, il la respirait toute par cette échancrure, d'où montait le bouquet vivant de la femme, l'odeur pure de la jeunesse, chauffée au grand soleil. Tout à coup il eut un éblouissement, il crut défaillir.131

Cette odeur lui fait réaliser qu'il aime et a toujours aimé Clothilde :

Et c'était monstrueux, mais c'était bien vrai, il avait faim de tout cela, une faim dévorante de cette jeunesse, de cette fleur de chair si pure, et qui sentait bon.132

Elle réveille en lui « l'éternel désir, à étreindre, à respirer en elle toute la délicatesse

de la femme en fleur133 ». Chez Zola, l’alliance d’un terme évoquant la senteur concrète et d’un terme abstrait (« l’odeur pure de la jeunesse », « la délicatesse de la femme en fleur », le « bouquet de la femme ») fait de la senteur un parfum sublimé,

130 Zola L’Oeuvre (1886) Folio, 1983, p.51.

131 Zola Le Docteur Pascal (Paris, Charpentier-Fasquelle, 1893) GF, 1975, p.199.

132 Ibid, p.200.

lui enlève sa matérialité pour insister sur la fraîcheur et la pureté. Et pourtant, en même temps, la force du désir, présenté comme une « faim dévorante », est elle aussi soulignée. Le contraste entre ces deux aspects provoque une tension qui fait progresser l’action, et constitue une des spécificités de l’utilisation de l‘olfaction dans Le Docteur Pascal.

Plus sensuel, doué d’une force dramatique nouvelle, le parfum de la jeune fille commence en même temps à être interrogé. Dans Yvette (1884) apparaît un véritable questionnement sur la réalité de cette odeur. Maupassant propose une réflexion sur la dimension métaphorique du parfum de la jeune fille, à travers le personnage de Servigny :

Elle sentait bon, sans qu'il pût déterminer quelle odeur vague et légère voltigeait autour d'elle. Ce n'était pas un des lourds parfums de sa mère, mais un souffle discret où il croyait saisir un soupçon de poudre d'iris, peut-être aussi un peu de verveine.134

D'où venait cette senteur insaisissable ? de la robe, des cheveux ou de la peau ? Il se demandait cela, et, comme il lui parlait de très près, il recevait en plein visage son haleine fraîche qui lui semblait aussi délicieuse à respirer. Alors il pensa que ce fuyant parfum qu'il cherchait à reconnaître n'existait peut-être qu'évoqué par ses yeux charmés et n'était qu'une sorte d'émanation trompeuse de cette grâce jeune et séduisante.135

La question de la frontière entre l’odeur réelle et la métaphore est évoquée ici par le narrateur qui attribue la question au personnage. Ce retour d’un personnage sur une odeur est un phénomène rare, qui mérite d’être remarqué. La plus souvent, l’odeur fait l’objet d’une description, plus ou moins brève, son effet est perceptible dans le comportement des personnages, mais aucune réflexion n’intervient sur la perception elle-même. Interroger la perception, tenter de séparer le corps en plusieurs parties pour parvenir à déterminer l’origine de l’odeur relève d’une forme nouvelle d’appréhension de la sensation olfactive dans la littérature fin de siècle,

134 L’iris et la verveine sont deux odeurs féminines récurrentes chez Maupassant.

135 Maupassant Yvette (1884) in La Maison Tellier et autres Histoires de Femmes galantes (1881-1891) Presses Pocket, 1991, p.172.

une exploration du cliché olfactif. Cette interrogation ouvre une brèche décisive pour la littérature : questionner la métaphore olfactive, c’est ouvrir la porte à la réalité olfactive, et donc aussi au surgissement d’autres métaphores.

Dans la deuxième partie du XIXème siècle, on commence à prendre conscience que l’univers olfactif est à la fois un monde plus concret qu’il ne paraissait, moins stéréotypé, et en même temps un réservoir énorme de métaphores, dans lesquelles la littérature a puisé jusqu’alors avec économie et sans réfléchir au substrat sensoriel qui la fondait.

La femme fatale et la jeune fille sont les deux séductrices parfumées que l’on rencontre le plus souvent dans la littérature du second XIXème siècle, et leurs parfums, émanation trompeuse de la grâce juvénile, ou effluve ardent de l’aveu du désir, se côtoient tout au long de la fin du siècle, sans interruption. Certes, le parfum de la femme fatale prend peu à peu le pas sur celui de la jeune fille, mais Le Docteur Pascal témoigne de la force que peut encore revêtir le parfum de la jeune fille en 1893. Dans les années qui suivent, au moment où il pourrait disparaître de la littérature, il découvre une place inédite dans la littérature naturiste, qui va exploiter le symbolisme de la femme-fleur odorante136. En outre, le parfum de la jeune fille n’abandonne jamais tout-à-fait la poésie. Il constitue donc un motif persistant qui, même s’il subit quelques modifications, manifeste une sorte de résistance contre le mouvement de détournement qui se manifeste par ailleurs dans la littérature. Transformé, il apparaît aussi dans La Faute de l’Abbé Mouret.