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1.2. Le détournement vers l’animalité

1.2.1. La « bête humaine »

Le dessein de révéler l’animal à l’intérieur de l’homme est sensible dans la littérature à partir de 1850. Mis en valeur par Zola, le terme de « bête humaine » est promis à un grand avenir. Les titres eux-mêmes (La Bête humaine (1890), Rage charnelle (1890), Un Mâle (1892)) montrent un homme rivé à la bestialité de ses fonctions, notamment à la fonction sexuelle, désignée comme centrale. La « bête », le « mâle », plus rarement la « femelle », sont des termes fréquents dans les textes et cherchent à replacer l’homme au rang des animaux. Trait spécifique de la littérature dite naturaliste, le dévoilement de l’animal en l’homme est aussi très fréquent chez des auteurs classés habituellement dans la catégorie des décadents. Dans Le Vice suprême (1884) de Péladan, la poursuite de la bête est au coeur de la problématique du roman. Dans Zo’har (1886) de Catulle Mendès, la crainte de la part bestiale de l’homme est primordiale97. Dans L’Amant de Proie de René Maizeroy, en 1905, la bête est toujours présente98. Les auteurs de la fin de siècle traquent la bête qu’ils sentent en eux.

96 Orchids, Ibid, p.11.

97 « Jamais la bête qui était en lui ne s’échapperait ». (Catulle Mendès Zo’har, Paris, Charpentier, 1886, p.147)

98 A propos de Monsieur François : « Il n’était plus que le mâle avide de jouir et qui guette sa proie ». (René Maizeroy L’Amant de Proie, Paris, Albin Michel, 1905, p.45.)

Ce courant de pensée a été encouragé par certaines découvertes scientifiques et des études philosophiques. Les études de Darwin, qui replacent l’animalité au coeur de l’évolution humaine, sont encore récentes et marquent profondément les mentalités99. L’influence de Schopenhauer et de son disciple Hartmann vient encore porter un coup aux conceptions anciennes. La philosophie de Schopenhauer est connue en France à partir de 1880 et Le Monde comme Volonté et comme Représentation est traduit en 1886. Quant à La Philosophie de l’Inconscient de Hartmann, elle est traduite dès 1879. Pour tous deux, l’amour n’est qu’une illusion subjective qui masque le mécanisme de la sexualité.

L’utilisation du sens olfactif dans la relation amoureuse n’est donc pas innocente. Sens de l’animalité, de l’instinct, l’odorat est utile pour montrer l’homme sous son jour le plus brut. Dans les rapports amoureux, elle sert à mettre en valeur le caractère primaire du désir, son universalité, et à détruire ainsi l’idéalisation romantique, notamment l’affinité élective des coeurs. Attaché autant à son corps qu’à son esprit, l’être humain porte en lui son animalité sans vouloir la reconnaître. L’odorat, sens « génésique », réveille la bête en l’homme.

Témoins de cette orientation nouvelle de la littérature, le nez et surtout la narine bénéficient d’une promotion littéraire. Auparavant le nom « narine » servait souvent à évoquer le nez, terme qui paraissait trop prosaïque pour être employé sans fard. Le mot « narine » jouait donc le rôle de signifiant pour évoquer le signifié « nez », par une synecdoque. Au contraire, à la fin du siècle, le signifiant « narine » indique bien le signifié « narine », avec une amplification accordée au rôle de la narine comme partie la plus importante du tout, celle qui permet le flair. Le mouvement des narines (qui frémissent, ou battent...) est toujours, dans les textes, le signe non de la colère mais d’une sensibilité bestiale de l’être humain.

Le lien entre l’odorat et l’animalité est toujours souligné dans les textes, de deux façons très différentes, mais qui se rejoignent. Les personnages les plus

affectés par les odeurs se groupent en effet en deux catégories. La première rassemble des êtres proches de la nature, souvent assez grossiers selon les critères de la civilisation, mais qui entretiennent avec la nature un rapport d’intimité, de complicité. Marjolin (dans Le Ventre de Paris) et Cachaprès (dans Un Mâle) sont sans doute les deux personnages à la fois les plus animaux et les plus sensibles aux odeurs. Le mâle de Lemonnier est un braconnier, qui vit au milieu des bois, en contact étroit avec la nature. L’odeur joue un rôle majeur dans son comportement : par deux fois dans le roman, il masque son odeur humaine par une odeur animale, pour mieux attraper ses proies100. Les affinités de Marjolin avec la bête ou la brute sont aussi plusieurs fois soulignées. En particulier, lorsqu’il se retrouve seul avec le belle Lisa, l’odeur des volailles le pousse à une tentative de séduction qui lui sera fatale :

Marjolin se tut, dans ce coin empesté par l’afflux des odeurs. C’était une rudesse alcaline de guano. Mais lui semblait éveillé et fouetté. Ses narines battirent, il respira fortement, comme retrouvant des hardiesses d’appétit. Depuis un quart d’heure qu’il était dans le sous-sol avec la belle Lisa, ce fumet, cette chaleur de bête vivante le grisait. Maintenant, il n’avait plus de timidité (...)101

Ici, ce n’est pas le parfum de la femme qui réveille ses sens, mais un parfum animal, une odeur excrémentielle, qui le dépossède de toute maîtrise. D’une façon générale, les odeurs émanant du monde des bêtes ont une influence particulièrement forte sur ces personnages primaires.

La théorie qui transparaît derrière ce comportement rejoint une conviction de l’époque : plus l’homme se rapproche de la bête et plus le rôle des odeurs dans son comportement est développé. On retrouve ce préjugé dans la littérature scientifique, qui considère les « sauvages » comme infiniment plus doués sur le plan olfactif que l’homme civilisé. A l’idée de proximité avec la bête se joint celle d’infériorité. La sensibilité olfactive de l’homme devient donc une preuve flagrante de son infériorité.

99 L’Origine des Espèces de Darwin a été réédité en 1870, 1872, 1876 et 1880.

La deuxième catégorie de personnages dans lesquels la bête se dévoile est constituée par des êtres au contraire éloignés de la nature, intégrés au processus civilisateur, très peu susceptibles de se laisser impressionner par des odeurs : le général en est un exemple. Le cas le plus révélateur est celui du prêtre, considéré comme l’homme qui a, plus que tout autre, appris à dompter ses sens. Sa sensibilité aux odeurs révèle alors une fêlure, une fissure par laquelle s’engouffre l’animalité (c’est le cas de Serge dans La Faute, de l’abbé dans L’Abbé Jules). La raison, l’éducation, sont balayées par l’instinct. L’animalité paraît ainsi un ressort fondamental du comportement humain, quelle que soit la volonté humaine de maîtriser ses sens.

L’exemple le plus développé de prêtre sensible aux odeurs (après Serge Mouret auquel nous reviendrons dans l’analyse de La Faute de l’Abbé Mouret) est celui de l’abbé Jules de Mirbeau. Lorsqu’il rencontre une jeune paysanne, lors d'une de ses nuits de marche, sa senteur réveille en lui la bête :

Et de cette fille une odeur montait, âcre et grisante, une odeur de fauve, une odeur de musc et d'étable, de fleur sauvage et de chair battue par le travail et par le soleil. L'abbé en fut, en quelque sorte, étourdi.

A respirer ce brutal parfum, il sentit un désir lui mordre le coeur violemment. Du feu s'alluma dans ses veines. Il frissonna. Et, les narines écartées, comme font les étalons qui flairent, dans le vent, les odeurs de femelles, il poussa un soupir qui ressemblait à un hennissement.102

On reconnaît, dans cet extrait, un certain nombre d’éléments précédemment étudiés : la violence de la prise de possession par le parfum, qui agit directement sur les sens ; la chaleur, le peu d’importance des sensations visuelles (il fait nuit), l’âcreté de la senteur corporelle. Mais le parfum provoque un comportement qui n’a plus rien d’humain : « il poussa un soupir qui ressemblait à un hennissement ». Le sens génésique ramène l’homme, malgré toutes les couches de son éducation, à l’animalité brutale du désir. La littérature, en travaillant la sensation par le langage, en fait le signe de l’animalité.

101 Zola Le Ventre de Paris, (Paris, Charpentier, 1873) GF, 1971, p.262.

Que ce soit parce qu’elle agit sur l’homme primaire, ou parce qu’elle ramène à l’animalité l’homme éduqué, l’olfaction est utilisée pour dévaloriser l’homme, pour le replacer au rang de la bête. Certes, une autre tendance de la littérature aura soin de prendre le contrepied de ce courant et de montrer les trésors de raffinement que peut réserver ce sens. Mais cette première tendance l’emporte sur l’autre pendant la première partie de la période étudiée, notamment dans la littérature naturaliste.

Dans le même temps, les écrivains qui montrent l’animalité de l’homme ont soin de personnifier le monde, afin d’accentuer l’impression d’unité entre l’homme et la « nature ».