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1.1. Le parfum aliénant

1.1.3. Un nouveau rôle dramatique

D’une façon générale, les odeurs prennent une importance de plus en plus remarquable dans la trame romanesque, de 1850 à 1900. Mais cela est particulièrement vrai pour l’odeur de la séduction. Lorsqu’elle apparaît, elle ne constitue pas un simple accessoire de la description, mais, souvent, un moteur essentiel de l’action.

La scène de séduction olfactive appartient souvent à une scène de rencontre ou bien à une scène première d’intimité. Dans tous les cas, elle marque le moment où deux personnages (en général masculin et féminin) sont placés pour la première fois dans une situation de proximité corporelle. Dans La Saignée, la séduction n’est

35 Jean Richepin Les Caresses (Paris, Decaux, 1877) Paris, Charpentier et Fasquelle, 1893, «Esclavage », p.132.

pas une scène première dans le récit, mais elle constitue la scène inaugurale de la relation entre les deux personnages dans le déroulement de l’histoire36. Les conséquences de la séduction olfactive sont capitales : dans Madame Bovary, elle pousse Emma à donner à Rodolphe son premier baiser. Dans La Saignée, elle décide du comportement du général vis-à-vis de la femme et, à la fin, c’est elle qui provoque la « saignée », la mort de tous les soldats que le général envoie inutilement se faire tuer, pour respecter un désir de sa maîtresse. Dans Nana, elle transforme le Comte Muffat en amant soumis. Elle conduit le Lazare de La Joie de vivre au mariage et à son malheur…

La séduction olfactive a des conséquences spécialement nettes dans deux ouvrages de la deuxième moitié du XIXème siècle : Thérèse Raquin et Mont-Oriol. Bien que difficiles à rapprocher sur beaucoup de plans, ces deux oeuvres ont ce point en commun.

Dans Thérèse Raquin (1867), la progression dramatique est fondée sur le contraste olfactif entre Laurent et Camille. D’un côté, le parfum de Laurent séduit Thérèse, dès leur première rencontre :

La nature sanguine de ce garçon, sa voix pleine, ses rires gras, les senteurs âcres et puissantes qui s'échappaient de sa personne, troublaient la jeune femme et la jetaient dans une sorte d'angoisse nerveuse.37

De l’autre, l’odeur de Camille la repousse : Thérèse ne supporte pas l’odeur «fade » qui émane du corps maladif de Camille : « Je couchais avec Camille ; la nuit, je

m'éloignais de lui, écoeurée par l'odeur fade qui sortait de son corps (...)38», et explique l’échec de son mariage par le dégoût que suscite en elle cette odeur : « Il

était aussi frêle, aussi plaintif, et il avait toujours cette odeur d'enfant malade qui me répugnait tant jadis39 ». C’est donc un contraste olfactif qui est invoqué comme moteur dramatique du crime : Laurent séduit par les senteurs mâles qu’il dégage,

36 nous reprenons ici les différences narratologiques exposées par Genette dans Figures, II.

37 Zola Thérèse Raquin (1867) Folio, 1979, p.63.

signes d’une virilité affirmée ; Camille est tué pour son odeur « fade », délit olfactif par omission. L’odeur n’est pas un ornement superflu de la séduction, elle acquiert un droit de vie ou de mort. En accordant un rôle aussi fondamental à l’olfaction, Thérèse Raquin se place en précurseur (le roman ne date que de 1867). La part des odeurs dans les relations amoureuses ne va faire que croître par la suite, en particulier dans les romans de Zola, mais chez d’autres écrivains également.

Il faut souligner à quel point cette citation de Thérèse Raquin, par l’importance qu’elle confère à l’odeur dans l’attirance amoureuse, était choquante pour les contemporains, surtout dans la mesure où elle rattachait directement la séduction à une pulsion animale. Dans le Figaro du 23 janvier 1868, Ferragus, le célèbre critique, reproduit la citation, et traduit son indignation par une remarque ironique : « O Roméo ! O Juliette ! Quel flair subtil et prompt aviez-vous pour vous

aimer si vite ?40 » Nous sommes seulement en 1868. L’indignation sera moins vive quand on se sera habitué aux « débordements » naturalistes, mais elle indique bien la nouveauté du rôle de l’olfaction dans les comportements des personnages littéraires.

Le second roman dans lequel l’odeur joue un rôle dramatique de premier ordre est Mont-Oriol (1887). Ce rôle est plus déterminant encore que dans le reste de l’oeuvre de Maupassant où, pourtant, l’olfaction a souvent une place majeure. Le parfum détermine la séduction qu’exerce Paul Brétigny sur Christiane :

Elle le trouva laid (...) Mais de sa jaquette, de son linge, de sa peau peut-être s'exhalait un parfum très subtil, très fin, que la jeune femme ne connaissait pas ; et elle se demanda : « Qu'est-ce que c'est que cette odeur-là ? ».41

Christiane n’est pas séduite par la beauté physique -au contraire, elle trouve Paul « laid » - mais par son parfum. Nous avons ici un exemple clair d’une scène où la séduction olfactive vient contredire l’impression visuelle. D’une manière générale, la

39 Ibid, p.76.

place de la description physique dans une scène de séduction est inversement proportionnelle à la place de la description olfactive : plus la séduction olfactive est importante, moins les impressions visuelles comptent. Ici, aucune description physique n’est donnée. Cette scène de séduction initiale va conduire à la liaison amoureuse de Paul et de Christiane, et, dans la suite du roman, l’olfaction devient un langage de la séduction, l’initiation à une nouvelle manière d’appréhender la réalité qui séduit la jeune femme (nous reviendrons sur cet aspect dans la IIème partie sur le raffinement). Lorsque Paul aura abandonné Christiane, l’olfaction disparaîtra du texte sauf dans la scène de délire42.

Non seulement le parfum a parfois un effet décisif dans la progression dramatique, mais encore son influence est souvent montrée comme pernicieuse: il provoque un dévoiement par rapport à une route du devoir, il est « détournement » au sens propre : le parfum de Rodolphe entraîne Emma sur le chemin de l’adultère, les senteurs d’héliotrope de Louise éloignent Lazare de sa cousine aimante43, les effluves de cuir de Russie de Paul détournent Christiane de son mari, et les émanations de l’opoponax conduisent le général à mésuser de ses responsabilités militaires. Le parfum ou l’odeur n’est donc pas un simple adjuvant dans le déroulement de l’histoire, mais souvent un élément primordial dans la complexité de l’intrigue.

Enfin, le rôle dramatique du parfum est souvent récurrent. Le retour de la sensation met en valeur l’aliénation que la sensation olfactive fait subir au personnage. Dans de nombreux romans, la possession olfactive est persistante et le parfum « reprend » sa victime au cours du développement de l’action : Lazare a presque oublié Louise lorsqu’elle revient le troubler du parfum de ses dentelles44 ; les efforts du Comte Muffat pour s’éloigner de Nana sont anéantis par les senteurs

41 Maupassant Mont-Oriol (1887) GF, 1966, p.60.

42 Ibid, p.349.

capiteuses de l’appartement de la courtisane45 ; le général a renvoyé Madame de Pahauën depuis longtemps lorsqu’elle vient le reprendre dans les filets de son parfum. Dans le rêve que fait Jean Mintié, le parfum est un motif obsessionnel46 qui contribue à créer la fureur amoureuse. Dans tous ces cas, le parfum aliène et désigne ainsi l’aspect aliénant de l’amour.

Plus rarement que dans la prose, cette force aliénante du parfum apparaît également dans la poésie : par exemple, un des poèmes de Charles Cros, « Lento », montre l’être envahi par le parfum d’une femme qui a pourtant fait souffrir le poète :

Fermer les yeux ? Rêver ? Je n’avais pas dans l’âme Un coin qui n’eût gardé l’odeur de cette femme.47

Dans un « Sonnet » du Collier de Griffes, le jasmin triomphe du poète qui a voulu tuer la femme qui le possède : « O lâcheté ! le lendemain / J’aspirais l’odeur de

jasmin / De ma triomphante couleuvre48 ». La première partie du recueil Aurore (1884) de Maurice Bouchor fait dominer l’amour charnel, avant l’amour plus épuré des autres parties. Les sensations olfactives y sont plus fréquentes que par la suite, et expriment souvent la possession : « Pourvu que je te voie, et te touche, et te sente, /

Tout m’est égal (…)49 » et « Chair faite de lumière, idole blanche et rose, / Je

mourrais pour sentir l’odeur de tes cheveux. / Tu me posséderas toujours. Je suis ta chose.50 »

Bien sûr, l’inconscient est primordial dans cette possession tenace. Mais il est rarement évoqué. La possession est décrite dans ses effets, sans analyse de ses

44 « Et ce fut alors, insensiblement, que Louise le reprit tout entier. Il s’accoutumait, osait lui donner son

bras, se laissait pénétrer de nouveau par cette odeur troublante, que le moindre bout de ses dentelles exhalait. » (La Joie de Vivre (1884) op. cit., p.281)

45 « Et, dès que la portière retombait, il était repris, il se sentait fondre à la tiédeur de la pièce, la chair

pénétrée d’un parfum, envahie d’un voluptueux désir d’anéantissement. » (Nana, op. cit., p.440)

46Le femme revient ainsi dans un de ses rêves : « De temps en temps, elle s'approchait de mon lit,

balançait au-dessus de moi son mouchoir brodé qui exhalait un parfum violent. » (Octave Mirbeau, Le

Calvaire, (Paris, Ollendorfff, 1887) 10/18, « Fins de Siècles », 1986, p.126.)

47 Charles Cros Le Coffret de Santal, Paris, Lemerre, 1873, p.60.

48 Charles Cros Le Collier de Griffes, Paris, Stock, 1908, p.107-108.

49 Maurice Bouchor Aurore, Paris, Charpentier, 1884, p.27.

causes. Le seul exemple d’une réflexion sur le fonctionnement de l’inconscient dans le domaine de la séduction olfactive se trouve chez Maupassant, dans la nouvelle intitulée Sauvée :

(…) le parfum est essentiel pour séduire un homme ; car cela lui donne des ressouvenirs inconscients qui le disposent à l'action ; le parfum établit des confusions obscures dans son esprit, le trouble et l'énerve en lui rappelant ses plaisirs.51

Maupassant est un des écrivains qui présente le plus d’analyses, à l’intérieur même de son oeuvre, sur les mécanismes psychologiques motivant les réactions en face des parfums. Chez les autres auteurs, les personnages subissent les parfums sans que leur comportement soit analysé, sans que les raisons de leurs choix olfactifs soient explorées.

La place fondamentale du parfum dans la progression dramatique contribue à montrer le caractère aliénant, irrésistible, de la sensation olfactive, et à décrire ainsi l’amour, ou du moins le désir amoureux, comme une possession véritable. Le parfum éveille l’intrigue, la soutient souvent, la brise parfois, mais demeure toujours au coeur de l’action. Jamais jusqu’alors il ne s’était vu attribuer une telle prééminence, et sur une si longue durée : la séduction olfactive sévit dans la littérature pendant plus de cinquante ans. Il est vrai qu’elle évolue, et que sa nature subit quelques changements majeurs.