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1.3. Le détournement vers la sensualité

1.3.2. Une nouvelle topologie érotique

1.3.2.2. La place particulière du gousset

Le gousset présente un cas singulier dans cette nouvelle topologie érotique et marque une étape dans la progression vers l’érotisme des parfums. Huysmans est celui qui lui accorde le plus d’importance, notamment dans un texte des Croquis parisiens.

Le texte suit une progression qui correspond au passage des parfums naturalistes aux parfums fin de siècle. Dans la première partie, l’auteur s’intéresse au gousset des travailleuses des champs :

(…) Plus puissant encore et plus rude, je l'ai suivi ce fleur à la campagne sur un peloton de faneuses passant en plein soleil. C'était excessif et terrible ; cela vous piquait les narines comme un flacon d'alcali, ou vous les saisissait, irritant les muqueuses par une rude senteur tenant du fauve relent du canard sauvage cuit aux olives et de l'odeur pointue de l'échalote. Somme toute, cette émanation n'avait rien de répugnant et de vil ; elle se mariait comme une chose attendue à l'odeur formidable du paysage ; elle était la note pure, complétant par

202 Ibid, p.113-114

203 Ils sont aussi présents dans la prose, mais l’accent est mis alors surtout sur la puissance du parfum :

« L’odeur de ma peau a le pouvoir de dissoudre un monde en toi », répète Hippolyte à George dans Le

le cri de chaleur de la bête humaine la mélodie odorante des bestiaux et des bois.204

On retrouve les caractéristiques du parfum naturaliste tel que nous l’avons étudié : odeur excessive, intégration à la nature, et absence de dégoût de la part du narrateur-poète. S’y ajoute une comparaison avec des senteurs culinaires, caractéristique de Huysmans, sur laquelle nous reviendrons.

Dans la deuxième partie du texte, Huysmans préfère à cette odeur d'humanité « bestiale, populacière et campagnarde », « l'exquis et divin fumet déposé

par les femmes de nos villes, où qu'elles se trouvent et chauffent, dans un bal, l'hiver, ou dans une rue, l'été ».

Moins tamisé par le baptiste ou par la toile qui le raffinent en le vaporisant comme fait d'ailleurs le mouchoir de l'essence qu'on y verse, le parfum des bras féminins est moins clarifié, moins délicat et moins pur dans la robe ouverte du bal. Là, l'arôme du valérianate d'ammoniaque et de l'urine s'accentue brutalement parfois et souvent même un léger fleur d'acide prussique, une faible bouffée de pêche talée et par trop mûre passe dans le soupir des extraits de fleurs et des poudres.

Mais c'est au moment où la Parisienne est la plus charmante, au moment où sous un soleil de plomb, par un de ces temps où l'orage menaçant suffoque, elle chemine, abritée sous l'ombrelle, suant ainsi qu'une gargoulette, l'oeil meurtri par le chaud, le teint moite, la mine alanguie et vannée, que sa senteur s'échappe, rectifiée par le filtre des linges, tout à la fois délicieusement hardie et timidement fine !

(...) L'appel du baume de leurs bras est moins insolent, moins cynique que dans le bal où elles sont plus nues, mais il dégage plus aisément la bête chez l'homme. (…)205

Ce texte présente un détournement complet de l’idéalisation de la femme. La femme n’est plus la fleur parfumée, humée dans la fraîcheur d’un soir ou dans le luxueux écrin du bal ou du théâtre, mais elle est présentée dans une situation banale (elle chemine dans la rue), par une chaleur intense qui ne met pas en valeur sa beauté («

suant ainsi qu'une gargoulette, l'oeil meurtri par le chaud, le teint moite, la mine

204 Huysmans Croquis parisiens, Paris, Vanier, 1886, p.125.

alanguie et vannée »), et le narrateur s’intéresse à l’odeur de son gousset. Enfin, et

c’est le plus choquant, l’intérêt pour les zones plus voilées du corps féminin s’accompagne d’une évolution du goût : ce ne sont plus seulement les bonnes mais aussi les mauvaises odeurs qui provoquent la séduction206 (« l'arôme du valérianate

d'ammoniaque et de l'urine s'accentue brutalement parfois et souvent même un léger fleur d'acide prussique (…) ». Certes, le style très travaillé (l’hypallage, par exemple,

qui transfère les caractéristiques de la femme sur l’odeur : « délicieusement hardie et

timidement fine »), atténue la rudesse de ce nouvel intérêt, mais il n’en demeure pas

moins scandaleux. Une nouvelle forme d’attraction naît ou plutôt se dit207.

Plusieurs autres auteurs de cette époque font des allusions plus ou moins masquées à l’attirance que peut provoquer cette odeur très corporelle. Un passage de Monsieur de Phocas montre la fascination qu’exerce encore le parfum des aisselles au début du XXème siècle. Le duc de Fréneuse y est séduit par l’odeur brutale de la danseuse Ize Kranile :

Ses yeux, on ne m’avait parlé que de ses yeux. C’était pour ses yeux que j’étais allé vers elle, et toute la nuit je n’eus qu’une hantise: son odeur âcre d’eau de toilette et de chair moite, et la tache rouille de ses aisselles (...)208

Ce passage montre une fois de plus les dessous de l’attirance sexuelle : ce ne sont pas les yeux qui séduisent, mais l’odeur de la peau et des aisselles, pourtant âcre. La séduction n’est plus décrite comme une attraction mais comme une « hantise ».

206 La séduction de la senteur des aisselles provient presque toujours d’une odeur désagréable. Voir aussi « l’aigre fumet des aisselles » chez Camille Lemonnier : « Un instant il demeura à humer son

odeur de sainte plante humaine, l'arôme de froment mûr monté de son corps, acidulé de l'aigre fumet des aisselles. » (La Paysanne amoureuse, in L'Aumône d'Amour (Paris, Borel, 1897, p.31-32)

207 Dans un autre texte des Croquis parisiens, Huysmans s'arrête à nouveau sur cette senteur de gousset féminin, celui des danseuses des Folies Bergères : elles soufflent « les effluves d'opoponax

qu'elles rabattent en s'éventant et auxquels se mêle le puissant arôme de leurs dessous de bras et le très fin parfum d'une fleur en train d'expirer à leur corsage ». Ici plus que dans « Le Gousset », la

coexistence de deux senteurs opposées est remarquée et goûtée (Croquis parisiens, op. cit., chap.I, «Les Folies Bergères », § 1, p.7).

Ces quelques pages du « Gousset » ont valu à Huysmans une réaction virulente de la critique, ce qui montre bien la portée scandaleuse de l’intérêt pour cette partie du corps, et surtout pour ses odeurs. Pour bien la saisir, il faut relire la critique de François Coppée qui, dans la Satire du 29 Juillet 1880, malgré toute sa sympathie pour l’auteur, déclare :

Les lecteurs des Croquis regretteront comme nous que l’imagination putride de M. Huysmans l’entraîne à écrire des pages telles que le poème en prose intitulé « Le Gousset », qui relèguent pour toujours son livre dans l’Enfer des bibliothèques.209

Le dégoût est déplacé du sensuel au putride, par un effet de transfert intéressant (que nous reverrons dans la IIIème partie à propos de l’expression du dégoût), qui justifie le rejet en empruntant ses raisons à un autre domaine. La réaction de François Coppée est le signe que Huysmans a dépassé une limite respectée par la majorité de ses contemporains.

Le discours « scientifique », de son côté, accorde un grand intérêt à l’odeur du gousset, mais une fois seulement que la littérature a ouvert la voie210. Féré cite le cas, devenu célèbre parmi les scientifiques de son époque, d’un homme âgé d’une soixantaine d’années qui avait une étrange manière de lutiner les femmes, en leur passant la main sous l’aisselle : « (…) il s’en allait satisfait, mais pendant longtemps

il portait sa main contaminée à son nez avec une expression évidente de plaisir211 ». Ce parfum lui rappelle les exploits de sa jeunesse. L’insistance du discours scientifique à rappeler ce cas montre que la science trouvait en lui matière à réflexion. Ce goût pour l’odeur d’aisselle est un des premiers exemples avoués d’une attirance sexuelle plus complexe, dont les ressorts débordent le cadre des interprétations habituelles.

209 François Coppée Satire du 29 Juillet 1880. Zola, au contraire, a soutenu Huysmans pour ce poème.

210 Les Croquis parisiens de Huysmans datent de 1886, La Pathologie des Emotions de Féré de 1892.

211 Ch. Féré La Pathologie des Emotions, op. cit., p. 440. On retrouve l’allusion chez Caufeynon, op. cit., p.155-157.

Certaines senteurs plus sensuelles encore (impossibles à trouver dans la littérature antérieure212) apparaissent chez les poètes les plus provocateurs. Celle du baiser est assez peu courante ; on la trouve parfois, évoquée par le goût de la salive. Sa sensualité est d’autant plus forte que la sensation gustative suggère un contact plus intime. Richepin, dans Les Caresses au titre significatif, évoque ainsi le goût du baiser :

La salive dans tes baisers sent la dragée Avec je ne sais quoi d’une épice enragée, Et la double saveur s’y confond tellement

Que j’y mange à la fois du sucre et du piment. (…)213

Le goût pour les senteurs duelles est transféré ici sur les saveurs (dragée / épice ; « à

la fois du sucre et du piment »). Il correspond au goût nouveau pour une femme

complexe, ambivalente.

Parfois même des senteurs de sexe sont évoquées, en général par le recours aux coquillages. On verra une allusion à ces senteurs dans «Symphonie ». Dans Les Caresses de Jean Richepin apparaît aussi une odeur de coquillage, mais très discrète:

Dire l’odeur de sa peau fraîche, Aucun parfum ne le saurait, (…) (…) Ni le repli des coquillages Qui garde un arome énervant Souvenances d’anciens sillages, D’algues, de marée, et de vent.214

Cette odeur est exceptionnelle. Elle exile le poème dans lequel elle apparaît parmi les contrées de la littérature interdite.

212 Sauf avant le XVIIème siècle. Chez Montaigne, par exemple, on trouve le parfum des baisers de la jeunesse, qui s’attachait à sa moustache : « Les étroits baisers de la jeunesse, savoureux, gloutons et

gluants, s’y colloyent autrefois, et s’y tenaient plusieurs heures après. » (Montaigne, Essais (1580-1592),

Livre I, chap. LV, Gallimard, Pléiade, 1950, p.352.)

213 Richepin Les Caresses, op. cit., p.93

Quelques odeurs érotiques surgissent donc dans la littérature, après le milieu du siècle, non plus seulement choquantes pour l’époque, comme l’odeur du « gousset», mais tout-à-fait révolutionnaires. Certains des auteurs cités ont dû faire paraître leurs oeuvres en Belgique.