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1.2. Le détournement vers l’animalité

1.2.6. L’accentuation par rapport à la science

L’odorat est un sujet peu abordé par le monde scientifique entre 1821 et les années 1880. En 1821 avait été publiée l’importante Osphrésiologie d’Hippolyte Cloquet152, qui faisait un point très complet sur les connaissances concernant l’olfaction. Cadet-Devaux, en 1821 également, avait fait paraître un article153, qui avait eu un grand retentissement, en son temps, sur le pouvoir du parfum dans la séduction féminine. Mais, entre 1821 et les années 1880, comme le remarque Havelock Ellis, pionnier de la sexologie en Angleterre, s’étend une période creuse où l’odorat ne semble guère intéresser le monde scientifique. Quelques ouvrages essentiels pour l’histoire de l’olfaction n’en ressortent qu’avec plus de force : ce sont les ouvrages de Piesse et surtout Le Livre des Parfums de Rimmel, qui paraît en 1870. Le chimiste Piesse et le parfumeur Rimmel s’intéressent à l’histoire des parfums, à l’origine des matières premières et à la fabrication des compositions parfumées, mais non à la physiologie de l’odorat qui n’obtient une place dans le monde scientifique qu’à partir des années 1880. La littérature a-t-elle joué un rôle dans la remise à l’honneur de l’odorat ? Il est difficile de l’affirmer avec certitude154. Quoi qu’il en soit, il faut attendre 1886 pour que paraissent des ouvrages sur la physiologie de l’odorat et que s’ouvre une véritable interrogation sur le pouvoir du parfum sur les sens. En 1886, deux ouvrages paraissent coup sur coup : l’étude « séméiologique » du docteur Monin sur Les Odeurs du Corps humain, et l’ouvrage pseudo-scientifique du docteur Galopin, Le Parfum de la Femme. Le premier tente d’interpréter les signes olfactifs pour aider le diagnostic médical, le deuxième propose une classification des femmes en fonction des senteurs naturelles qu’elles dégagent. Tous deux accordent aux odeurs du corps une attention nouvelle.

152 H. Cloquet Osphrésiologie ou Traité des Odeurs, du Sens et des Organes de l'Olfaction (Paris, Méquignon-Marvis, 1821)

153 Cadet Devaux « De l'atmosphère de la femme et de sa puissance », in Revue encyclopédique, 1821, pp. 427-445.

154 Bien que les études de Passy sur l’organe olfactif de Zola prouvent que le monde littéraire et le monde scientifique communiquent dans ce domaine.

Ce qui explique peut-être le manque d’intérêt du monde scientifique pour l’olfaction jusqu’à cette époque est que, pendant longtemps, l’étude de l’odorat appartient à la catégorie des sujets « curieux ». D’après Ellis, la plupart des ouvrages qui ont paru, depuis l’intéressante Osphrésiologie d’Hippolyte Cloquet, font partie de cette catégorie. Avant lui et après Cloquet : « On dirait que les investigateurs

sérieux hésitaient à s’occuper des sens primitifs en général, et le sujet de l’odorat était laissé surtout à ceux qui s’intéressaient aux sujets « curieux155 ». L’ouvrage de Caufeynon, La Volupté et les Parfums, paru en 1903 chez Offenstadt, éditeur spécialisé dans les sujets « curieux » de l’époque (l’inceste, l’homosexualité, la masturbation, etc.) prouve que l’odorat suscite encore, au tournant du siècle, un certain nombre d’ouvrages qui appartiennent à cette catégorie. Mais, à la fin du siècle, apparaissent aussi des études qui ont décidé d’envisager l’olfaction de façon plus « sérieuse ».

Dans l’ensemble, la science ne s’intéresse réellement à la physiologie olfactive qu’à partir de 1886. Les travaux du physiologiste allemand Zwaardemaker, puis ceux de Féré et de Passy dans les années 1890, font de l’odorat un objet d’étude scientifique à part entière156. D’un côté, la littérature scientifique rationalise le rôle de l’odorat dans la sexualité, de l’autre, elle met beaucoup moins l’accent que les écrivains cités sur la relation avec l’animalité.

Les auteurs scientifiques ou pseudo-scientifiques accordent tous un rôle important aux odeurs dans les relations sexuelles. Certains surnomment même l’odorat le « sens génésique ». Déjà, en 1821, Hippolyte Cloquet considère que l’une des deux fonctions principales de l’odorat est de participer à la fonction de la

155 Havelock Ellis Etudes de Psychologie sexuelle, op. cit., p.88.

156 Les années 1880-1900 sont décisives pour l’étude de l’odorat : c’est pendant cette période que se fixe définitivement la théorie corpusculaire des parfums, qui a longtemps combattu la théorie «vibratoire », que s’ouvre une réflexion sur le rôle de l’odorat dans les réactions humaines, et que se pose la question des relations qu’entretiennent les senteurs avec la pathologie.

génération157. Cadet-Devaux, lui aussi, constate que les odeurs du corps féminin sont d’une importance suprême dans l’attraction sexuelle158. En 1886, Galopin affirme que le parfum éveille des idées érotiques et soutient même que c’est le parfum qui crée l’amant. Passy, plus sérieusement, en 1895, reconnaît que l’odorat contrôle la vie sexuelle159. Caufeynon, dans La Volupté et les Parfums, parle d’« étroite et puissante sympathie » entre les organes générateurs et le sens de l’odorat160. Et Binet, en psychologue, reconnaît l’importance de l’odorat dans le sentiment amoureux161. La relation entre amour et olfaction tient toujours une place importante dans leurs propos.

Dans tous les cas, les scientifiques relient la séduction olfactive au monde animal, et prouvent leur théorie par les expériences de Féré qu’ils citent souvent162. Mais ils affirment que le rôle de l’odorat est moindre chez l’homme que chez les animaux et que l’homme est moins sensible aux odeurs corporelles de ses partenaires que l’animal. A ce point, on observe une ambiguïté dans leur discours : alors même qu’ils atténuent l’importance du rôle des senteurs corporelles, les scientifiques accentuent celui des parfums artificiels et affirment qu’ils sont d’autant plus puissants qu’ils contiennent une substance empruntée aux animaux. Ils nient donc le caractère animal de l’homme tout en réintroduisant l’animalité dans les parfums. Comme le dit Binet, quand il s’agit de parfums « artificiels », « on relève

l’effet d’ensemble par un fragment de musc, de civette ou de castoréum, matière empruntée à ce que Mantegazza appelle « les organes d’amour de l’animal163 ». Cette technique, bien connue des parfumeurs qui utilisent, aujourd’hui encore, des

157 « L’odorat est en rapport assez immédiat avec les fonctions de la génération ». Hippolyte Cloquet Osphrésiologie Paris, Méquignon-Marvis, 1821 (2ème Ed), p.125. (La deuxième fonction est celle de «sentinelle avancée », dont nous reparlerons.)

158 Ellis, Etudes de Psychologie sexuelle, op.cit., p.133. Cadet Devaux « De l’atmosphère de la femme et de sa puissance », op. cit., pp. 427-445.

159 J. Passy dans « Revue générale des sensations olfactives », Année psychologique, Paris, Félix Alcan, 1895, tome II, p.391.

160 Caufeynon La Volupté et les Parfums, op. cit., p.98.

161 Binet « Le Fétichisme dans l’amour », in Etudes de Psychologie expérimentale, Paris, O. Doin, 1888, pp.1-85

162 Celui-ci a en particulier effectué des expériences sur les hannetons et a montré que, lorsqu’il enduisait les mâles d’une odeur de femelle, ceux-ci attiraient d’autres mâles.

substances animales (musc, castoréum, civette) pour créer la « note de fond » d’un parfum (et aussi parce que ces substances ont des qualités remarquables de « fixateurs »), est souvent constatée mais rarement considérée comme une preuve de la chaîne qui unit l’homme à l’animal. Tout se passe comme si, le plus souvent, les auteurs transféraient sur les parfums la puissance érotique qu’ils reconnaissent aux odeurs corporelles dans le règne animal, sans jamais conclure à la présence d’une part animale dans l’homme. Même quand les senteurs personnelles sont reconnues comme érotiques, c’est au nom d’une bienfaisante « nature », ce n’est pas au nom d’une quelconque animalité.

Le discours scientifique semble donc aller moins loin que la littérature. Sans fausse pudeur, il reconnaît la puissance de l’odorat sur les sens, mais il n’en conclut pas, comme un certain courant de la littérature, à l’animalité de l’homme. Dans le discours scientifique, la séduction olfactive est un constat ; pour la littérature, elle constitue une revendication. Tandis que la science examine le fonctionnement de l’odorat, la littérature, même si elle se veut particulièrement scientifique à cette époque (dans le cas de la littérature naturaliste notamment), explore les voies qu’il ouvre dans l’imaginaire.

En outre, le discours scientifique, à la différence de la littérature, est souvent marqué par un mépris affiché pour des manifestations trop intempestives de l’odorat dans le domaine amoureux. Les contemporains considèrent qu’une hypersensibilité aux sensations olfactives dans ce domaine est le signe d’une anomalie pathologique ou d’une infériorité, qu’elle soit raciale ou individuelle. Féré considère que

(…) L’influence des excitations odorantes sur la fonction génésique doit être considérée comme normale, et à plus forte raison les odeurs du corps humain. Mais chez certains individus, le rôle de l’odorat devient très prédominant.164

163 Binet, op. cit., p.26.

Pour l’italien Mantegazza, cette hypersensibilité est explicitement un signe d’infériorité :

L’homme et la femme ont diverses sécrétions et, en certaines parties du corps, certaines émanations odorantes qui peuvent être de puissants excitants chez les races inférieures et les êtres vulgaires dans les races supérieures. Mais, même chez les natures très élevées, le sens de l’odorat exerce une grande influence sur l’amour par l’intermédiaire des parfums que nous avons su conquérir sur la nature vivante, et que nous savons reproduire maintenant par la puissance de la chimie.165

Une fois de plus, seuls les parfums sont réhabilités, les senteurs corporelles sont refusées à cause de leur lien avec l’animalité. Derrière le discours percent les préceptes qui condamnent les excès olfactifs à cause des dangers qu’ils font courir à la morale. La preuve en est ce passage de Mantegazza : « (…) le culte trop passionné

des parfums peut avoir sur nous une influence morale. Trop d’odeurs diminue la vigueur de la chasteté, et l’énervement fait toujours imaginer de nouvelles jouissances166 ». Le principal danger tapi dans l’abus des parfums est la luxure, danger qui fait rejeter le parfum en bloc par une certaine catégorie de la population, comme la suite du passage le révèle :

De cet abus au mépris de tout parfum il y a loin, et en les réservant aux femmes galantes, ou à la femme sauvage qui se frotte de graisse de la tête aux pieds, nous jetons par la fenêtre bien de douces voluptés qu’il est permis de goûter sans offenser la morale.167

Ce texte est un plaidoyer pour le plaisir olfactif qui doit être permis, goûté, et fait percevoir l’opposition que rencontre le parfum. Il met en valeur que, à travers le parfum, sont repoussées deux images de la femme qui font peur aux contemporains : celle de la femme galante et celle de la femme sauvage, c’est-à-dire la femme dans sa puissance sans frein de séduction ou dans son animalité dévorante.

165 Mantegazza La Physiologie de l’Amour Paris, Fetscherin et Chuit, 1886, trad de la 4ème édition italienne, p.149. Non souligné dans le texte.

166 Ibid, p.151.

Dans l’ensemble du discours scientifique, il convient de souligner la place de Havelock Ellis, dont la voix paraît singulièrement moderne, peut-être parce qu’il cherche à se détacher, plus que ses contemporains, des préjugés de son temps. Dans ses études sur la sexualité, il accorde un chapitre entier à l’odorat et lui reconnaît un rôle éminent. Mais il émet un certain nombre de réserves et apporte des nuances intéressantes. D’abord, il le considère comme moins aphrodisiaque que le toucher. Ensuite, il souligne les limites des odeurs personnelles :

Les odeurs personnelles n’offrent pas, comme la vue, des informations très largement intellectuelles ; elles font une impression qui est surtout d’un caractère intime, émotionnel et imaginatif. Ainsi ces odeurs tendent à éveiller, lorsque nous nous trouvons dans des conditions normales, ce que James intitule l’instinct anti-sexuel.168

Les odeurs personnelles ne sont donc pas toujours érotiques et soulèvent même le plus souvent l’antipathie. La séduction dépend des conditions extérieures, et l’odeur personnelle, sous ce rapport, ressemble à un attouchement. Elle ne plaît que quand est déjà atteint un certain degré de tumescence et, dans les rapports sociaux ordinaires, elle est moins susceptible d’éveiller l’instinct sexuel que l’instinct anti-sexuel. Ellis fait donc une large place au contexte. Plus que ses contemporains, il réfléchit aux conditions qui entourent la perception des sensations olfactives. Par rapport à la littérature des années 1880, il semble plus réservé quant aux capacités des parfums à éveiller l’amour ; il relativise l’importance du sens olfactif dans l’amour au lieu d’en montrer les effets brutaux.

Il relativise également l’importance des hyperosmiques, qu’il classe sans mépris dans la catégorie des « types olfactifs », catégorie particulière de personnes, ni inférieures ni dépravées, pour lesquelles les odeurs occupent une place de premier ordre. Cependant, il reconnaît que cette catégorie est très minoritaire et que, « chez

la population civilisée ordinaire de l’Europe, l’influence sexuelle de l’odorat joue un rôle minime, que pourtant il ne faut pas négliger entièrement169 ». Il différencie les «

168 Ellis Etudes de Psychologie sexuelle, op.cit., p.140.

types olfactifs », chez lesquels l’odorat joue un rôle majeur, de la majorité des gens cultivés, chez qui il a un rôle intermédiaire.

La littérature tient donc par rapport au discours scientifique une double position : d’abord, elle est moins nuancée. L’odorat paraît avoir un rôle plus important, quand il apparaît, dans les relations amoureuse que la science ne veut bien le reconnaître (surtout si l’on considère les ouvrages de Zola et de Mirbeau). En même temps, elle semble beaucoup plus libre par rapport aux préjugés du temps. Souvent encore, le discours scientifique laisse poindre certains stéréotypes de l’époque en matière d’olfaction. La littérature prend au contraire parfois le contrepied de ces stéréotypes, ce qui confirme le pouvoir de révolte que les écrivains accordent à l’odorat. La comparaison avec le discours scientifique, en faisant ressortir l’importance accordée aux odeurs dans la littérature, prouve à quel point cette présence est signifiante.

Dans le domaine de l’olfaction, il semble donc que ce ne soit pas la science qui ait influencé la littérature, mais la littérature qui ait donné des idées de pistes de recherches aux scientifiques. Parfois, mais assez rarement, ceux-ci mentionnent la littérature. Zwaardemaker, par exemple, accorde aux écrivains le droit de donner un rôle dramatique aux sensations olfactives, car celles-ci possèdent une grande influence sur les sentiments et les comportements. Ellis, de son côté, cite un certain nombre d’écrivains chez lesquels l’olfaction prend place. Mais, pour eux, « la psychologie de l’odorat reste encore à déchiffrer170 ». Aux yeux des scientifiques, la littérature se présente comme un réservoir de témoignages sur l’olfaction qui mériteraient des recherches plus fouillées.

170 Zwaardemaker Die Psychologie des Geruchs, Leipzig, W. Engelmann, « Les sensations olfactives, leurs combinaisons et leurs compensations in Année psychologique, 1898, t.V, p.203.

Le détournement dans le domaine amoureux est le plus apparent dans l’ensemble de la littérature du second XIXème siècle. Parmi les senteurs que l’on rencontre à la lecture des oeuvres, nombreuses sont celles qui renvoient, d’une manière ou d’une autre, à l’amour, et l’on est frappé par l’insistance avec laquelle elles font de l’amour une prise de possession. Donner à l’olfaction un rôle essentiel dans le déroulement dramatique, faire du sens olfactif un sens primordial dans la séduction amoureuse et ainsi rabaisser l’homme au rang d’un animal, rivé à son odorat et mû par sa bestialité, est un des détournements les plus magistraux que certains écrivains font subir à l’olfaction pour l’introduire dans la littérature. Toujours, dans cette forme de détournement, l’animalité est revendiquée avec orgueil et le sens génésique valorisé. La littérature s’oppose aux préjugés de son temps, non seulement pour détruire une image ancienne et refuser la « stupide vénération171 dont les usages et la tradition artistique occidentale entouraient la femme depuis plusieurs siècles, mais pour construire une nouvelle image de l’homme.

Parallèlement à ce détournement de l’amour comme appel fondamental de la nature s’affirme un autre détournement de l’amour par l’olfaction, cette fois vers la sensualité. Là encore, le détournement s’effectue par une révélation du non-dit, du non-admis, par le consensus social. Est amené à l’expression l’amour comme plaisir des sens. Les caresses, la proximité des corps, la chaleur des nuits tendres s’expriment par une nouvelle poétique olfactive. Après avoir acquis un nouveau rôle dramatique, l’odeur conquiert un rôle poétique renouvelé.