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1.5. La sensualité en Angleterre : une menace

1.5.3. Les dangers de l’olfaction

La sensualité constitue une réelle menace pour la société anglaise. Certains observateurs265 ont fait remarquer que les codes puritains avaient été mis au point par une « middle class » d’autant plus soucieuse d’échapper à la «lower class » qu’elle venait à peine de s’en extraire et consciente que la sensualité amenait à la misère. Le puritanisme se présenterait ainsi comme «(…) the repressive rigidity of

officialdom against a background of intolerable social reality266 ». On peut considérer

qu’en France, la toile de fond de la réalité sociale est comparable. Mais une partie de la littérature francaise a adopté face à elle une attitude différente. Cerains écrivains, les Goncourt en tête, ont voulu faire sortir de l’ombre les dessous de la société, avec un parti-pris de «réalisme», au lieu d’ériger des barrières pour se garder des débordements.

Le personnage de Maggie, dans The Mill on the Floss (1860) de George Eliot, incarne les ambiguïtés du rapport de certains écrivains victoriens avec l’olfaction et, plus généralement, avec la sensualité. Ce personnage entretient avec les fleurs et leurs odeurs une relation curieuse. Alors qu’elle revient, après une longue période d’absence et de travail, chez sa cousine Lucy, Maggie se laisse prendre aux charmes des parfums de la nature :

265 C’est le cas de J.H. Plumb in Cox Sexuality and Victorian Literature, op. cit., p.224.

This new sense of leisure and unchecked enjoyment admist the soft-breathing airs and garden-scents of advancing spring (...) could hardly be without some intoxicating effect on her.267

Dans un premier temps, cette sensualité olfactive est valorisée, de deux façons. D’abord, parce qu’elle est le signe d’un retour à une vie saine et à la vitalité. Ensuite, parce que ce personnage, qui incarne la révolte et la passion, est présenté, pendant tout le début du roman, comme un personnage «sympathique ». Sa passion s’oppose aux moeurs étriquées de son village et, en particulier, à celles de la tante Clegg qui, de façon intéressante, est, elle aussi, caractérisée par des odeurs. La tante Clegg, qui incarne les devoirs et les contraintes dans leur aspect le plus rebutant, a toujours des taches jaunes sur sa robe et « a mouldy odour about it suggestive of a damp

cloth-chest.268 » A la fraîcheur du jardin s’opposent donc les odeurs de moisi d’une

femme aigrie et d’une morale stagnante.

Mais, dans un deuxième temps, le caractère positif de cette remarque est miné par le reste du roman qui montre les dangers de la passion et de la révolte. En effet, la remarque sur les odeurs du jardin intervient peu avant le début de l’intrigue qui va unir Maggie et le fiancé de Lucy, Stephen, et détruire le fragile bonheur des personnages. La résurrection des sens amène à une violente irruption de l’amour, qui va s’opposer au devoir. C’est pourquoi ces senteurs ont un effet « intoxicating ». Le personnage ruine sa vie, celle de Stephen et de sa cousine, et, finalement, meurt. Donc, la sensualité olfactive n’est que le signe négatif d’une sensualité qui conduit au réveil de la passion et au mépris du devoir. L’olfaction elle-même, et non son excès, est considérée dans la littérature anglaise comme une forme de perversion.

Le seul endroit qui permet l’expression du plaisir olfactif est la serre, qui constitue un lieu marginal, à la porte duquel sont déposés une partie des contraintes sociales et des interdits. Stephen et Maggie aboutissent à la serre à un moment

267 George Eliot The Mill on the Floss (1860) London, Penguin Classics, 1994, p.410. Trad : « Ce sens nouveau du loisir et du plaisir sans obstacle, au milieu des souffles doux et des parfums du printemps qui progressait (…) devait forcément produire sur elle un effet d’intoxication. »

crucial de leur rencontre, leur amour réciproque étant devenu évident sans avoir été déclaré :

(She) drew her arm from Stephen’s, going up to some flowers to smell them (...)

« Oh, may I get this rose ? » said Maggie, making a great effort to say something and dissipate the burning sense of irretrievable confession. « I think I am quite wicked with roses ; I like to gather them and smell them until they have no scent left.269 »

Le goût pour l’odeur de la rose indique ici une sensualité qui tend vers l’excès. La volonté d’épuiser le parfum de la fleur atteste une volonté d’aller jusqu’au bout de la sensation qui est la promesse d’une sensualité dévastatrice. Dans la serre seulement peut s’exprimer la passion, en dehors des formes contraintes et codifiées de la société.

M. Waters, dans son étude sur les jardins de la littérature victorienne, remarque également ce rôle étonnant de la serre :

Once in the conservatory, lovers find privacy, and experience a sense of being in an other-world environment. Exotic plants, dizzying scents, chinese lanterns, and magical oxymoronic compounds of coolness and heat, airiness and profusion, and darkness and luminosity, conspire with the ambiguous threshold locations to raise the emotional temperature and suspend the operations of public codes and behaviour.270

La sensualité, qui se révèle à travers le plaisir olfactif, n’est donc possible qu’en dehors des normes sociales.

269 Ibid, p.452. Trad : « Elle lâcha le bras de Stephen, et alla chercher des fleurs pour respirer leur parfum (…). « Oh, puis-je avoir cette rose ? », dit Maggie, faisant un effort pour dire quelque chose et dissiper l’impression qu’allait se produire une confession irrémédiable. « Je crois que je suis vraiment cruelle avec les roses ; j’aime les rassembler et les respirer jusqu’à ce qu’il ne leur reste plus aucun parfum. »

270 M. Waters The Garden in Victorian Literature, op. cit., p.270. Trad : « Une fois dans la serre, les amoureux trouvent l’intimité, et ont l’impression d’être plongés dans un autre monde. Plantes exotiques, senteurs étourdissantes, lanternes chinoises et compositions magiques et oxymoriques de fraîcheur et de chaleur, d’espace et de profusion, d’obscurité et de luminosité, conspirent avec la situation ambiguë et marginale du lieu pour élever la température émotionnelle et suspendre les opérations des codes et des comportements sociaux habituels. » Cf aussi Corbin dans Le Miasme et la Jonquille : « (...) la serre devient lieu de rencontres fortuites, de rendez-vous, d’aventures. Elle déjoue la

Curieusement, le célèbre roman fin de siècle, The Picture of Dorian Gray (1891), aboutit à une conclusion similaire. La sensualité olfactive de Dorian est le point de départ de ses débordements. Le livre entier se trouve placé sous le signe du parfum, grâce à la phrase inaugurale :

The studio was filled with the rich odor of roses, and when the light summer wind stirred admist the trees of the garden, there came through the open door the heavy scent of the lilac, or the more delicate perfume of the pink-flowering thorn.271

Les odeurs entrent par la porte ouverte. Cette ouverture sur le jardin et ses appels sensuels semble être le symbole de la possibilité du mal. Dans tout le début du roman, les parfums sont un signe incontestable de la sensualité de Dorian. Ils constituent des signes clairs pour le lecteur, mais aussi pour Lord Henry qui va voir dans cette sensualité un présage favorable au détournement qu’il veut faire subir au jeune homme :

Lord Henry went out to the garden, and found Dorian Gray burying his face in the great cool lilac-blossoms, feverishly drinking in their perfume as if it had been wine.272

Cette scène capitale révèle à Lord Henry le tempérament sensuel du jeune homme et lui permet de bien augurer d’un détournement possible (au sens cette fois d’une « dépravation » du jeune homme vers ses propres goûts), sans que cela soit explicité. La sensation est la brèche, à l’intérieur de l’individu, par laquelle peuvent s’introduire la sensualité et sa démesure273. La sensualité de Dorian l’amène à tous les excès, à tous les « péchés ». Qu’on interprète l’ouvrage dans quelque sens que ce

271 O. Wilde The Picture of Dorian Gray (London, Ward, Lock & Co., 1891) Penguin Classics, 1985, p.5.

272 Ibid, p.26.

Trad : « Lord Henry gagna le jardin. Il y trouva Dorian Gray, le visage blotti contre les grappes fraîches d’un lilas, et se grisant de leur parfum comme d’un vin capiteux. » ( Tr : Le Portrait, Poche, 1983, p.36-37)

273 Cette idée rejoint l’idée chrétienne que les plaisirs des sens provoquent un relâchement de la volonté, favorable à l’apparition des tentations diaboliques.

soit274, la sensualité olfactive y apparaît comme le point de départ de l’aventure sensuelle275.

Si l’olfaction est valorisée dans la littérature victorienne, elle l’est donc dans la mesure où la sensualité, paradoxalement, n’est pas impliquée. La sensualité olfactive apparaît, en effet, comme la porte ouverte aux débordements de la passion ou du vice et, en tant que telle, doit être réprimée par la société. Au lieu d’être explorée comme dans la littérature française, la sensibilité aux parfums est objet de méfiance.

Dans la littérature française du second XIXème siècle, l’odeur prend une place inédite au sein des relations amoureuses. Douce ou violente, balsamique ou âcre, elle entraîne les personnages dans un tourbillon de sensations qui les dépouillent de leurs repères et de leur liberté. Nombreux sont les personnages, hommes ou femmes, qui succombent au charme ensorcelant d’un effluve. Pointer du doigt les ravages de l’olfaction permet de montrer l’animalité cachée de l’homme. Les sensations olfactives permettent d’autant mieux d’exprimer la part animale en l’homme qu’elles agissent sur le personnage sans qu’il en soit conscient. Plus que les autres sensations, elles mettent en évidence des réactions pulsionnelles dans lesquelles la raison cède à une violence qui la dépasse. En cette fin du XIXème siècle où la science entonne l’hymne au progrès, la louange de la « bête humaine » et de son odorat constitue donc un gigantesque pied de nez au triomphe de la raison. Une nouvelle image de l’homme est offerte, à travers le miroir rectificateur de l’amour : il est une parcelle infime dans la nature qui lui transmet des ordres éternels par ses parfums.

274 Les interprétations sont très diverses sur le « sens » de la fin, que certains considèrent comme un retour à la morale, d’autres, au contraire, comme une preuve que l’adhésion à la morale signe la mort de l’individu.

275 Esther Waters aussi sera la victime de sa sensualité. Juste avant la « faute » qui va décider du reste de sa vie, elle se laisse prendre aux charmes trompeurs de parfums de la nature (George Moore Esther Waters (London, Walter Scott, 1894) London, Everyman, 1994, p. 39.

Avec les senteurs, la littérature se tourne également vers une sensualité plus hardie. Les écrivains explorent, avec impudence, les cachettes les plus secrètes des odeurs, et en débusquent un grand nombre dans les antichambres et les chambres de la sexualité. Le corps de la femme est parcouru comme un paysage olfactif. Sa chevelure, sa peau, son gousset exhalent des fragrances enivrantes et insoupçonnées. L’olfaction permet de donner la mesure de l’intimité amoureuse. Avec elle se dessine peu à peu l’image d’une femme nouvelle, tout à la fois intime et lointaine.

Ces deux formes principales de détournement sont particulières à la France. En Angleterre, la première ne se manifeste jamais et la deuxième ne fait qu’une avancée timide chez des poètes qui marchent dans les pas de la littérature française. Le puritanisme et ses contraintes expliquent en partie ce refus des senteurs, mais ce qui l’éclaire surtout est une peur secrète de la sensualité qui apparaît comme la mère de tous les vices.

Le détournement de l’amour par l’olfaction est donc une caractéristique essentielle de la littérature du second XIXème siècle. La force de détournement des odeurs sur les sens est utilisée pour exprimer une prise de position, un « détournement » idéologique276. Que ce soit pour montrer la force de capture du parfum ou sa sensualité, ou pour dévoiler la trivialité des relations amoureuses, les odeurs prennent position contre l’idéalisation romantique de la femme, qui n’admettait ni bestialité dégradante, ni sensualité compromettante. Cette perversion est une caractéristique de la littérature française. Nous avons vu que la littérature anglaise était beaucoup plus réticente vis-à-vis des parfums en général, et des parfums corporels en particulier.

Le détournement joue dans le domaine de l’amour en venant perturber, grâce à l’olfaction, des associations établies par une tradition culturelle. C’est également de cette façon que fonctionne le détournement dans le domaine de la religion. Là encore, il effectue de l’intérieur une perversion des motifs anciens, pour détruire une

276 L’odeur, sujet du détournement dans l’expérience commune, est utilisée comme objet de détournement dans la littérature.

image antérieure de la religion, établie par une tradition culturelle et sociale, et parfois, mais de façon moins nette que pour l’amour, faire surgir de la démolition une construction nouvelle.