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1.1. Le parfum aliénant

1.1.4. Evolution des parfums de la séduction

1.1.4.2. L’avènement des senteurs corporelles

Cependant, les parfums séducteurs du dernier tiers du siècle évoluent dans l’ensemble vers davantage de violence et, surtout, vers des parfums plus corporels. Les odeurs « âcres » de Laurent dans Thérèse Raquin sont sans doute les premières odeurs corporelles de la littérature française qui éveillent le désir. Mais, dans le reste de l’oeuvre zolienne, les senteurs du corps sont peu évoquées directement (elles

75 Voir Havelock Ellis Etudes de Psychologie sexuelle, op.cit., p.164.

76 Ch. Féré La Pathologie des Emotions Paris, Alcan, 1892, p.438.

77 Ibid, p.441.

seront plutôt projetées sur le décor, comme on le verra plus loin). Avant la fin des années 1880, l’origine de l’odeur est souvent notée avec prudence. Par exemple, dans Mont-Oriol, Christiane pense que la douce senteur qui émane de Paul est le parfum « de sa peau peut-être79 » ; par la suite, les émanations corporelles interviennent plus franchement.

La présence de ces senteurs est l’indice d’un double changement : d’abord, les odeurs de la séduction ne sont pas toujours agréables : les senteurs de Laurent sont « âcres » et pourtant séduisent Thérèse. Dans La Terre, c’est aussi l’âcreté qui trouble Jean Macquart : « Cette odeur âcre de fille, ce parfum violent de foin fouetté

de grand air, le grisaient, raidissaient tous ses muscles dans une rage brusque de désir80 ». L’âcreté est une marque récurrente des senteurs séductrices. Nous aurons d’autres occasions de la rencontrer.

Ensuite, ces odeurs plaisent d’autant plus qu’elles rapprochent davantage l’homme de la bête. Plus la senteur corporelle est animale, plus elle séduit. Les romans de Mirbeau sont les meilleurs exemples de cette double évolution. Nous nous intéresserons d’abord au Journal d’une Femme de Chambre (1900). A propos de « monsieur » qu’elle a elle-même séduit par son odeur (« vous sentez rudement bon,

Ernestine, rudement bon »), Célestine affirme:

Il ne me déplaît pas... Dans sa vulgarité même, il dégage je ne sais quoi de puissant... et aussi une odeur de mâle... un fumet de fauve, pénétrant et chaud, qui ne m'est pas désagréable.81

« Une odeur de mâle », un « fumet de fauve » abaissent la senteur humaine au rang d’une émanation animale. Le terme de « fumet » normalement réservé à l’odeur qui émane de la viande cuite, replace l’attraction sexuelle sur le plan d’un appétit. Mais, paradoxalement, cette odeur corporelle fascine. L’ « odeur de mâle » revient un peu plus loin dans le texte et explique en partie la séduction qu’exerce Joseph sur elle :

79 Cf citation plus haut. Maupassant Mont-Oriol (1887) GF, 1966, p.60.

80 Zola La Terre (1887) Folio, 1980, p.168.

Une odeur forte de mâle, presque de fauve, monte de sa poitrine large et bombée comme une cuirasse... Alors grisée par cette force et par cette odeur, je m'accote au chevalet où tout à l'heure, quand je suis venue, il frottait les cuivres de ses harnais... Ni M. Xavier, ni Monsieur Jean, ni tous les autres, qui étaient, pourtant, jolis et parfumés, ne m'ont produit une impression aussi violente que celle qui me vient de ce presque vieillard, à crâne étroit, à face de bête cruelle...82

L’odeur de fauve de Joseph se mêle à la senteur chevaline qui émane des «harnais ». L’odeur du décor vient donc se joindre à la senteur corporelle pour renforcer l’attrait du personnage. De plus, l’odeur de mâle est plus séduisante que l’impression visuelle (les autres étaient pourtant « jolis ») ou qu’un parfum agréable (« parfumés »)83.

Les senteurs corporelles, âcres ou proches de l’animal, prennent donc de plus en plus d’ampleur dans le roman, et accompagnent l’évolution de la littérature vers l’expression d’un désir plus charnel.

Parallèlement, le statut social du personnage qui éveille le désir évolue. Avant 1857, lorsqu’un personnage, une femme le plus souvent, séduit par son parfum, c’est souvent qu’il appartient à une classe sociale élevée et fascine par une certaine élégance. Au contraire, à partir de 1857, émerge un nouveau type de séducteur, un personnage masculin cette fois84, dont le lien avec une campagne animalifiée est souligné85.

82 Ibid, p.288.

83 Peut-être doit-on voir ici une réflexion sur l'inconscient, puisqu'on apprend que Célestine, à douze ans, a été violée, « à peu près consentante », par « un vieux, aussi velu, aussi malodorant qu'un bouc, et

dont le visage n'était qu'une broussaille sordide de barbe et de cheveux, (...) sur un lit de goémons fermentés... (Ibid, p.117). Quoi qu'il en soit, elle finira par épouser Joseph et par s'installer avec lui dans

un petit café de Cherbourg.

84 Le code du bon goût n’admet pas un homme parfumé. Philippe Perrot remarque que les parfums sont proscrits pour les hommes depuis la Monarchie de Juillet, période durant laquelle se codifie le costume bourgeois (Philippe Perrot Le Corps féminin, Paris, Seuil, p.126). Le parfum de l’homme retrouve donc ainsi une place imprévue dans la littérature. En n’étant pas un parfum, mais une senteur corporelle, il n’est pas le signe d’une tendance efféminée, mais devient au contraire la marque d’une animalité affichée.

On peut d’ailleurs remarquer que le nombre d’hommes réellement parfumés, dans la littérature du second XIXème siècle, est très restreint. Quelques séducteurs (comme Rodolphe), mais très peu de dandys, contrairement à ce qu’on pourrait attendre. Leur sillage parfumé n’a pas laissé de traces dans les pages de la littérature.

A la fin du siècle, on remarque une ultime évolution de la nature du parfum séducteur ; une nouvelle forme de senteur provoque une attirance sensuelle particulièrement forte : le mélange d’une odeur « naturelle », émanant du corps, et d’une senteur artificielle (non au sens de chimique mais au sens de non corporelle), comme une eau de toilette.

1.1.4.3. Fin de siècle : le mélange des senteurs corporelles et des