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2. Le détournement de l’encens

2.3. La perversion par le sacrilège

2.3.2. Encens et sexualité

L’autre forme de sacrilège, beaucoup plus violente, mais plus rare à la fin du XIXème siècle, est l’utilisation de l’encens au sein des pratiques sexuelles. L’encens n’est plus une métaphore, mais un élément concret qui participe à l’élaboration d’un véritable sacrilège.

La littérature décadente porte un intérêt unique, dans l’histoire littéraire, au sacrilège et dévoie l’encens avec une violence restée jusqu’alors très marginale. En dehors de son sillage, quelques allusions assez timides évoquent la présence de l’encens dans des célébrations érotiques. Dans L’Oeuvre (1886) de Zola, le personnage de l’herboriste Mathilde entretient autour d’elle un mystère :

La vérité était qu’on apercevait parfois de vagues ombres de soutane, traversant le mystère de la boutique, embaumée par les aromates et une odeur d’encens.303

Lors de la rencontre du peintre Claude et de son ami Jory, Claude fait allusion à toutes les « abominations » qui se passent chez Mathilde, en affirmant que (…) « c’était renouvelé des Romains » :

302 Richepin Les Caresses, op.cit., « L’amour malsain », p.143.

Une boutique très chic, une débauche à curés, avec son empoisonnement de parfumeuse louche, installée dans le recueillement d’une chapelle.304

La « chapelle » est ici une métaphore de l’herboristerie et l’encens n’est peut-être que l’évocation des membres du clergé qui circulent dans la boutique ; mais il peut également faire allusion à des formes plus nettes de sacrilège. Une forme de profanation est ici évoquée, mais de manière discrète.

Avec la littérature « fin de siècle », le sacrilège atteint un degré supérieur. L'encens ne monte plus vers la femme, mais vers Satan. Parfois même, le sacrilège est tel qu’il n’utilise pas l’encens mais un double inversé de l’encens. C’est le cas dans la messe noire à laquelle Madame Chantelouve entraîne Durtal, dans Là-Bas (1893) de Huysmans. Dans la touffeur de la chapelle se condensent des émanations, en particulier celles de « (...) cierges noirs dont l'odeur de bitume et de poix s'ajoutait

maintenant aux pestilences étouffées de cette pièce305 ». Durtal supporte mal ces

émanations :

- J'ai... que j'étouffe ; l'odeur de ces cassolettes est intolérable ! - Vous vous y habituerez dans quelques secondes.

- Mais qu'est-ce qu'ils brûlent pour que ça pue comme cela ?

- De la rue, des feuilles de jusquiame et de datura, des solanacées sèches et de la myrte ; ce sont des parfums agréables à Satan, notre maître !306

Cet encens inversé est constitué de plantes toxiques et narcotiques (jusquiame, datura, solanacée). Adressé à Satan et non à Dieu, puanteur et non parfum, il constitue une senteur mystique « à rebours » et contribue à l'orgie générale en enivrant les fidèles.

Excédé de dégoût, à moitié asphyxié, Durtal voulut fuir. Il chercha Hyacinthe mais elle n'était plus là. Il finit par l'apercevoir auprès du

304 Ibid, p.205.

305 Huysmans Là-Bas (Paris, Tresse et Stock, 1891) Folio, 1984, p.242.

chanoine ; il enjamba les corps enlacés sur le tapis et s'approcha d'elle. Les narines frémissantes, elle humait les exhalaisons des parfums et des couples.

- L'odeur du sabbat ! lui dit-elle à mi-voix, les dents serrées. - Ah ça, venez-vous, à la fin ?307

L’ « odeur du sabbat » est l’ultime perversion de l’encens, puisqu’elle unit parfums, drogues et senteurs sexuelles. Toute pureté, tout sacré est bafoué. La femme, une fois de plus, est montrée, grâce à l’odorat, comme un être animal («les narines frémissantes, elle humait… »). A l’animalité, elle joint un goût pervers pour les cérémonies sataniques. La présence de l’encens - ou de son double satanique - donne à l’acte sexuel la dimension d’un sacrilège, ce qui procure à certains personnages de la littérature fin de siècle un plaisir mêlé d’effroi tout à fait caractéristique de cette époque.

A propos du sacrilège qui mêle amour charnel et sacré, il faut citer un cas particulier et extrêmement précoce de détournement blasphématoire : celui des Chants de Maldoror. Dans le chant III, la personne divine elle-même est dégradée par des rapports charnels avec une femme impure. La trivialité est délibérément accentuée. On retrouve ici le rôle dévalorisant du gousset, non pour rabaisser la femme, mais Dieu lui-même :

Il aspire, avec des narines effrontées, les émanations de ces deux aisselles humides ! J’ai vu la membrane des dernières se contracter de honte, pendant que, de leur côté, les narines se refusaient à cette respiration infâme. Mais lui, ni elle, ne faisaient aucune attention aux avertissements solennels des aisselles, à la répulsion morne et blême des narines. Elle levait davantage ses bras et lui, avec une poussée plus forte, enfonçait son visage dans leur creux. J’étais obligé d’être le complice de cette profanation. J’étais obligé d’être le spectateur de ce déhanchement inouï ; d’assister à l’alliage forcé de ces deux êtres dont un abîme incommensurable séparait les natures diverses.308

307 Ibid, p.248.

308 Lautréamont Les Chants de Maldoror (Balitout, Questroit et Cie, 1868 pour le Ier chant ; Bruxelles, Lacroix, 1869 pour l’ensemble) Poche, 1992, Chant III, p.130-131.

Le « déhanchement inouï » de l’image heurte de plein fouet les représentations traditionnelles. L’image de Dieu dans les bras d’une femme est un détournement majeur, encore renforcé par la trivialité de l’odorat. On atteint ici une sorte d’intensité maximale du blasphème, dont on ne trouve aucun équivalent dans la littérature de ce temps, mais qui montre bien qu’une littérature volontairement provocatrice a volontiers recours aux odeurs, et en particulier au mélange des domaines, grâce à l’olfaction.