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1.3. Le détournement vers la sensualité

1.3.1. La chevelure et le parfum exotique

1.3.1.2. Le parfum exotique

Un des premiers poèmes, dans l’histoire de la littérature, qui développe ce motif est le célèbre « Parfum exotique ». Il ne part pas de l’odeur de la chevelure, mais de celle du « sein chaleureux » de la femme :

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne, Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,

Je vois se dérouler les rivages heureux

Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone ; (…)184

Comme dans les deux poèmes mentionnés plus haut, le parfum est le point de départ d’un rêve exotique (« Une île paresseuse… »). Le rythme du poème qui revient deux fois à la sensation initiale (v.1 et v.9) mime le mouvement d’une respiration heureuse, replongeant à la source de la sensation pour repartir explorer d’autres domaines de l’univers onirique. Le parfum met en branle l’ensemble des facultés sensorielles du poète. Il éveille des impressions visuelles (« Je vois un port rempli de

voiles et de mâts »), auditives (le « chant des mariniers »), et d’autres sensations

olfactives (vers 12 et 13). Il introduit une dynamique de la fusion entre les sensations d’une part, et entre l’esprit et le corps de l’autre (« se mêle dans mon âme »), qui ajoute au trouble du sentiment amoureux.

Le parfum séduit Baudelaire parce qu’il est à la fois présence et absence (il est aussi voyage, on reverra ce point dans la IIIème partie). La sensation olfactive permet l’accès à un monde lointain qu’elle désigne en même temps comme inabordable. Parfum et exotisme sont réunis chez Baudelaire par un même goût de l’ailleurs et de l’inaccessible, comme le souligne une remarque de Sartre à propos des parfums féminins :

Cette possession spiritualisée - Baudelaire l’affectionne

particulièrement : bien souvent, on a l’impression qu’il respire les femmes plutôt qu’il ne fait l’amour avec elles. Mais les parfums ont pour lui, en outre, ce pouvoir particulier, tout en se donnant sans réserves, d’évoquer un au-delà inaccessible. Ils sont à la fois des corps et comme une négation du corps, il y a en eux quelque chose d’insatisfait qui se fond avec le désir qu’a Baudelaire d’être perpétuellement ailleurs (...)185

Baudelaire donne au parfum exotique un développement sans précédent. Par la suite, il va être souvent repris, en particulier par les poètes, mais jamais ils ne développeront, avec autant de précision, les qualités suggestives du parfum. Et jamais l’exploration des ressources intrinsèques du parfum en termes de présence / absence ne sera aussi approfondie.

Dans toute l’oeuvre de Baudelaire, et non seulement dans les trois poèmes que nous avons cités, le parfum est une composante essentielle de l’imaginaire exotique. La femme de « Sed non satiata » est une « Bizarre déité, brune comme les

nuits / Au parfum mélangé de musc et de havane186 ». La Dorothée de « Bien loin d’ici » frotte sa peau délicate « D’huile odorante et de benjoin187 ». La tâche de la Malabraise est de « pourvoir les flacons d’eaux fraîches et d’odeurs188 ». Et la dame créole habite un « pays parfumé que le soleil caresse189 ».

185 Sartre Baudelaire (1947) Gallimard, Essais Folio, 1975, p.161-162.

186 Baudelaire Les Fleurs du Mal, op. cit., XXVI, Pléiade, t.I, p.28.

187 « Bien loin d’ici », Les Fleurs du Mal, op. cit, Pléiade, t.I, p.145. (Edition de 1848)

188 « A une Malabraise », Les Fleurs du Mal, op. cit., Pléiade, t.I, p.174.

Après Baudelaire, ce lien entre exotisme et parfum est fréquent. Chez Charles Cros, par exemple, la senteur de la chevelure évoque l’exotisme :

(…) Ta chevelure, en ces odeurs, Fines et chaudes qu’elle exhale, Fait rêver aux tigres rôdeurs D’une clairière tropicale. (…)190

Le parfum exotique est presque toujours lié à une atmosphère sensuelle. La chaleur qui décuple la puissance des odeurs, l’humidité qui encourage l’expansion des parfums, la présence de fleurs exceptionnellement odorantes favorisent le lien entre imaginaire exotique et parfums. Les longues après-midi de paresse, la présence de femmes qui aiment se parer et que leur langue étrangère ou leur silence entourent d’un halo de mystère, font partie du rêve exotique, développé déjà dans une large mesure par le romantisme. Cet imaginaire favorise la sensualité, l’attention aux sens. A Paris qui grouille d’activités se substitue le rêve d’un lieu de paix et de volupté langoureuse, qui favorise les jouissances olfactives. Même la poésie parnassienne souscrit à cette tendance. Auguste Jehan, dans Voluptés et Parfums, mêle au « Souvenir saïgonnais » des parfums de femme :

(…) Cependant que noyés en la chaude fourrure De sa mystérieuse et lourde chevelure

Ses doigts fins éveillaient des parfums nonchalants.191

Comme le remarque François Coppée dans la préface, Voluptés et Parfums est un recueil de jeunesse, rempli de senteurs192. Les parfums seront beaucoup moins nombreux dans les recueils plus tardifs.

Parfois, les poètes prennent du recul, avec un certain humour, face à ce lien devenu stéréotypé entre exotisme et parfums. Charles Cros, dans «Sultanerie », semble s’amuser d’un motif qui s’épuise :

190 Charles Cros Le Coffert de Santal (1873) Oeuvres complètes de Charles Cros, Pauvert, 1964, «Supplication », p.68.

Dans tes cheveux, flot brun qui submerge le peigne, Sur tes seins frissonnants, ombrés d’ambre, que baigne L’odeur des varechs morts dans les galets du soir, Je veux laisser tomber par gouttes les essences Vertigineuses (…)

(…)

Dans l’opium de tes bras, le haschisch de ta nuque, Je veux dormir, malgré les cris du monde eunuque (…)193

Lié à un autre stéréotype - la violence amoureuse (« Ton sang de femme à mon sang

d’homme se mélange »)- le parfum est ici dénoncé comme un lieu commun de

l’orientalisme.

Parfums de la chevelure et parfums exotiques194 constituent un détournement de l’amour, principalement parce qu’ils introduisent une nouvelle forme de sensualité. Mais il s’agit d’un détournement doux, dont la force de provocation, si elle est très réelle au début de la période, s’amoindrit rapidement, jusqu’à disparaître presque complètement. Le renouvellement de la sensualité qu’ils créaient, dans les années 1860, finit par intégrer la banalité, alors même que d’autres parfums surgissent, plus provocants : à partir de 1870, les senteurs deviennent plus intimes et accompagnent une sensualité de plus en plus exacerbée.