• Aucun résultat trouvé

1.4. Le détournement par la trivialité

1.4.3. L’ail et le chou

L’ail et le chou occupent dans la littérature du deuxième XIXème siècle une place à part : presque à chaque fois qu’ils apparaissent, ils contribuent à la dévalorisation de l’amour. L’ail, encore considéré comme l’épice du pauvre, est sans doute l’outil le plus efficace et le plus radical de la littérature pour pervertir la scène amoureuse de l’époque romantique et ses épanchements.

Par exemple, dans un autre passage des Soeurs Vatard (1879) de Huysmans, l’odeur d’ail mine la relation amoureuse. Une des soeurs Vatard, Céline, brocheuse dans l’atelier, se rappelle la dernière insulte de son amant :

Un soir qu'ils étaient couchés, le peintre avait reniflé et fait la grimace. Il regarda Céline d'un air drôle, mais il ne souffla mot. Étonnée, elle exigea une explication ; alors il dit :

- Tu as mangé de l'ail, ça infecte dans le lit !

Cette observation l'avait plus cruellement blessée que tous les mots piquants dont il l'avait souvent cinglée.

- Je ne puis pourtant pas faire autrement, s'écriait-elle ! A la maison, on larde les gigots d'échalote et d'ail ; le père les aime ainsi. Je ne peux cependant pas me priver de dîner parce que j'ai rendez-vous avec toi, le soir.

Cyprien ne disconvenait point qu'elle eût raison de manger du gigot, mais enfin, lui, ne pouvait sentir ce parfum-là. Ce fleur âpre, échauffé par l'haleine et décuplé par la chaleur des couvertures, lui soulevait le coeur. La rancune de Céline se ravivait chaque fois qu'elle songeait à cette nuit.230

229 Lemonnier L’Aumône d’Amour, op. cit., p-31-32.

La scène de dispute n’est motivée par aucun motif psychologique consistant. Ce n’est que l’odeur qui provoque la querelle, le dégoût de l’autre. Le « collage231» est montré dans toute sa trivialité.

La senteur d’ail est, d’une manière générale, la senteur de la destruction par excellence. Dans le recueil de Tristan Corbière intitulé Les Amours jaunes (1873), l’amour romantique est sans cesse mis à mal. Dans « A une Rose », la senteur d’ail détruit explicitement le symbolisme de la rose :

Grise l’amour de ton haleine Vapeur malsaine

Vent de pastille du sérail Hanté par l’ail !232

Le parfum traditionnellement agréable de la rose est transformé en odeur désagréable et triviale. Ici, il ne s’agit pas de la destruction de la femme-fleur, mais plutôt de la fleur-femme. Le symbole littéraire est attaqué, plus que la femme elle-même.

Une autre odeur intervient parfois pour « trivialiser » la relation amoureuse : celle du chou. L’odeur du chou, comme celle de l’ail, est considérée alors comme une odeur populaire, puissante et parfois désagréable. La faire intervenir dans le domaine amoureux met en péril toute idéalisation. Les Vingt-et-un Jours d'un Neurasthénique (1901) fournissent un exemple particulièrement éclairant de la manière dont la senteur du chou peut perturber les effusions du discours amoureux. Le narrateur se trouve dans une station thermale où il rencontre quelques personnes qui servent de prétexte à des portraits acérés. Celui de Robert Hagueman, un curiste, est contenu dans son commentaire sur une odeur étrange qui émane des lieux de la cure :

...Il renifla l'air et dit :

231 Terme argotique de l’époque pour évoquer le concubinage.

- Et toujours cette odeur !... Sens-tu ?... C'est ignoble...

Une odeur d'hyposulfite, échappée de la buvette, circulait à travers les platanes...

Mon ami reprit :

- Ça sent comme... pardié !... ah ! quel souvenir... ça sent comme chez la marquise...

Et il se mit à rire bruyamment. Figure-toi... un soir, (...) nous rentrons chez elle... Mais à peine la porte refermée, une odeur épouvantable nous suffoque dans l'antichambre : "Nom de Dieu ! dit la marquise... c'est encore ma mère... Jamais je ne la déshabituerai de ça... " Et, furieuse, elle se dirige vers la cuisine. La noble mère était là qui trempait une soupe aux choux...”Je ne veux pas que tu fasses la soupe aux choux chez moi. Je te l'ai dit vingt fois... ça empeste l'appartement. Et si j'avais ramené un autre homme que mon amant, de quoi aurais-je eu l'air, avec cette puanteur de cabinets ?... Est-ce compris, enfin ? " En se retournant vers moi, elle ajouta : "On dirait, nom de Dieu ! que tout un régiment de cuirassiers est venu péter ici..."

Il devint tout mélancolique à ce souvenir... et il soupira :

- C'était tout de même une femme épatante... tu sais ?... Et d'un chic!... Et il répéta :

- Eh bien, cette odeur qui vous poursuit ici... me rappelle la soupe aux choux de la mère Turnbridge... C'est la même chose...233

Ce texte est une parodie de réminiscence : l’odeur de départ est une odeur désagréable, vulgaire. Le souvenir qu’elle appelle est lui-même trivial. Plusieurs décalages rendent ce passage comique : décalage entre les marques de l’amour transi (soupirs, mélancolie) et la femme, objet de cet amour. Décalage entre terme de « marquise » (qui, de blanchisseuse, est devenue marquise, grâce à un mariage douteux) et son comportement vulgaire. Décalage encore entre la confiance de « l’ami » qui raconte son histoire et le portrait que ce récit permet de faire de lui. L’ironie naît ici de la distance entre les paroles du personnage et le jugement insidieux du narrateur. Décalage surtout entre le traitement traditionnel de la réminiscence olfactive et la forme parodique qu’elle prend ici : ce n’est pas une agréable senteur mais une odeur désagréable qui appelle le souvenir, et le souvenir lui-même n’est lié à aucun moment amoureux, mais à une scène grossière.

Il convient de mettre en relation avec l’ail et le chou un dernier élément qui vient souvent marquer l’impossibilité de l’idéalisation, interrompre l’élan lyrique dans son essor. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une odeur, mais de quelque chose qui contribue autant qu’une odeur désagréable à anéantir le charme d’un parfum : l’urine. Quoique ses occurrences soient assez rare, il nous paraît important de noter leur existence, car nous verrons que l’urine jouera également un rôle non négligeable dans l’attaque de la religion.

Dans « L’Extase » de Huysmans234, l’idylle est interrompue par un besoin urgent de la femme. La réalité triviale contraste avec l’atmosphère d’intimité douce qui précède, en particulier avec « la tiède senteur de son cou, le souffle enivrant de sa

bouche (…) », cliché olfactif de la femme. Dans Une Belle Journée (1880) de Henri

Céard, après le lamentable déjeuner dans le cabinet particulier, Madame Duhamain s’esquive quelques instants et Trudon se demande comment il a pu être amoureux d’elle : « (…) elle décroissait encore dans ses désirs, comme si toutes les grâces de sa

personne eussent été emportées d’un seul coup, au milieu de l’ammoniaque de cet écoulement naturel235 ». Le charme du parfum de frangipane qui a séduit Trudon, au début du roman236, a disparu et fait place à une odeur (ici seulement imaginaire) qui exprime la cristallisation du dégoût.

L’odeur joue donc un rôle essentiel dans le rabaissement des images de la femme et de l’amour, en leur associant des réalités corporelles ou culinaires, en détruisant l’aura romantique qui entourait jusqu’alors les relations amoureuses. La perversion est ici une forme de « perturbation » : elle s’effectue ici par l’introduction d’odeurs inhabituelles dans un contexte amoureux.

234 Huysmans Le Drageoir aux Epices (Paris, Dentu, 1874, p.59.)

235 Henri Céard Une Belle Journée (1880), op. cit., p.282.

236 « Elle venait de se débarbouiller, et de son mouchoir tiré pour étouffer une légère toux, de son peignoir

bleu ciel bien ajusté qui accusait les hanches et dessinait les lignes molles de son torse sans corset, de sa bouche, de ses mains fraîchement lavées, de toute sa grassouillette petite personne, une pénétrante odeur s’échappait ; l’odeur de la frangipane, un parfum cher dans lequel se réfugiaiant, malgré son mari, les

Il était impossible d’étudier les détournements de l’olfaction sans aborder le domaine amoureux car c’est là que réside le détournement le plus visible, le plus évident pour les lecteurs du XXème siècle et, plus encore, pour les contemporains. Bien que disséminées aux quatre coins de la prose et de la poésie, les sensations olfactives, quand on les étudie de près, sont dotées d’une force de perversion singulière. On est même surpris par la régularité et la puissance de leurs assertions. La comparaison avec les sensations olfactives dans la littérature anglaise fait mieux ressortir la spécificité du détournement français.