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1.3. Le détournement vers la sensualité

1.3.1. La chevelure et le parfum exotique

1.3.1.1. La chevelure embaumée

« Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux…172 »

Le parfum de la chevelure est une des premières senteurs sensuelles qui apparaissent dans la littérature. Chez Baudelaire, il est surtout développé dans deux poèmes célèbres, l’un en prose, « Un Hémisphère dans une Chevelure173 », et l’autre en vers, « La Chevelure174 ». Tous deux font de l’odeur de la chevelure l’élément central d’une nouvelle sensualité.

Leur première nouveauté est d’instaurer un imaginaire inédit du parfum. Le parfum de la chevelure évoque un lieu exotique, développe un univers onirique ( (…)

de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.175 »/ « Tout un monde

172 Baudelaire Le Spleen de Paris, « Un Hémisphère dans une Chevelure » (Paris, Lévy, 1862) Gallimard, La Pléiade, 1975, t.I, p. 300.

173 Ibid.

174 Baudelaire Les Fleurs du Mal, « La Chevelure », op.cit., t.I, p.26.

lointain, absent, presque défunt176 »). De plus, l’univers du rêve se confond avec celui des souvenirs (« il me semble que je mange des souvenirs » / « Où je hume à longs

traits le vin du souvenir »). La confusion que crée le parfum est spatio-temporelle,

puisqu’elle mêle à la fois des endroits et des époques divers. L’univers évoqué reproduit dans un autre monde l’atmosphère de sensualité et de paresse heureuse que les amants ont créée autour d’eux. Le fil qui unit les deux mondes est celui des senteurs, celles du goudron, du musc et de l’huile de coco, ou les senteurs du tabac, de l’opium et du sucre, qui sont les mêmes au départ du voyage onirique et à son arrivée. A la confusion des lieux et des époques qui surgit, grâce au parfum, s’ajoute une confusion sensorielle : l’inhalation parfumée provoque une perception synesthésique du monde177 (« Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je

sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! », « (…) où mon âme peut boire / A grands flots le parfum, le son et la couleur »). Cette dynamique de la fusion,

engendrée par le parfum de la femme, est une grande nouveauté de l’univers olfactif baudelairien.

Ce que Baudelaire instaure par ces parfums est aussi une nouvelle indépendance. Indépendance littéraire d’abord, puisque le parfum, à lui seul, donne lieu à un poème, ce qui est nouveau. Indépendance vis-à-vis de la femme elle-même, ensuite. Le rêve qu’il fait naître se dilate, sans que l’amante y participe véritablement. Elle n’est que le départ du voyage ; il s’effectue une rupture entre son extériorité parfumée et son intériorité, inconnue (séparation qui aboutira à l’avènement de la femme froide et insensible de la fin du siècle). La fracture entre l’intériorité et l’extériorité témoigne d’une évolution importante : les parfums féminins ne sont plus perçus comme liés à la femme, mais comme des entités séparées et, de ce fait, morcelables. Or, le morcellement olfactif du corps féminin appelle l’érotisme. L’exaltation du parfum de la chevelure est un des premiers pas vers une topologie olfactive plus intime.

176 « La Chevelure », op. cit., Pléiade, t.I, p.26.

La chevelure parfumée est sans doute un des motifs olfactifs les plus fréquents, à la fin du XIXème siècle. Elle devient même le lieu commun d’une forme d’érotisme léger, qu’on rencontre plus fréquemment dans la poésie que dans la prose. Le plus souvent, elle apparaît à travers des notations brèves, et il est très rare qu’elle soit sujette à des développement aussi importants que chez Baudelaire. Maurice Rollinat est un des rares poètes à développer le motif de la chevelure parfumée, dans un poème intitulé « Les Cheveux » :

J’aimais ses cheveux noirs comme des fils de jais Et toujours parfumés d’une exquise pommade, Et dans ces lacs d’ébène où parfois je plongeais S’assoupissait toujours ma luxure nomade.(…)178

Cette chevelure provoque la mort de la femme, acquiert une vie indépendante et continue à entretenir avec le parfum une relation de connivence, qui fait s’approcher le poème du fantastique, puisque le lecteur ne sait plus s’il se trouve dans un univers réel ou onirique.

Le parfum de la chevelure apparaît chez des poètes de tendances extrêmement variées : décadents, fidèles du Parnasse ou inclassables comme Charles Cros. Il intervient souvent dans des recueils de jeunesse, dans lesquels la sensualité occupe une place importante. Armand Silvestre rêve d’une chevelure féminine qui « (…) secouait ses parfums dans l’air tiède du soir179 ». Maurice Bouchor affirme dans L’Aurore : « (…) Je mourrais pour sentir l’odeur de tes cheveux (…)180 »

et même Sully Prudhomme se laisse prendre au charme de ce parfum sensuel :

Ah ! toi seule, odeur trop aimée Des cheveux trop noirs et trop lourds, Tu nous laisses, courte fumée,

Des vestiges brûlant toujours.181

178 Maurice Rollinat Dans les Brandes, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1877, p.80.

179 Armand Silvestre Poésies, Paris, Charpentier, 1875, p.17.

180 Maurice Bouchor L’Aurore, Paris, Charpentier, 1884, p.53.

181 Sully Prudhomme « Parfums anciens » in Les Vaines tendresses, (in Poésies, 1872-1878 : Les vaines tendresses, La funeste révolte des fleurs, Poésies diverses, Les Destins, Le Zénith,) Paris, Lemerre, 1897, p.57- 60.

Le poète Camille Delthil, plus de trente ans après Baudelaire, parle encore de la chevelure comme d’une « onduleuse mer aux vagues embaumées (…)182 ».

Le poème peu connu de Rémy de Gourmont, en 1897, intitulé « Simone», accorde à la chevelure une place essentielle :

Simone, il y a un grand mystère Dans la forêt de tes cheveux. Tu sens le foin, tu sens la pierre Où des bêtes se sont posées ; Tu sens le cuir, tu sens le blé, Quand il vient d’être vanné ; Tu sens le bois, tu sens le pain Qu’on apporte le matin ;

Tu sens les fleurs qui ont poussé Le long d’un mur abandonné. (...)

Tu sens la terre et la rivière ; Tu sens l’amour, tu sens le feu. Simone, il y a un grand mystère Dans la forêt de tes cheveux.183

Les odeurs de la chevelure sont ici à la fois très symboliques et très concrètes : concrètes car elles évoquent une nature saine et abondante, à la fois domestiquée et sauvage, libre et nourricière ; symboliques car toutes ces senteurs veulent donner une image de la femme aimée, jeune et chaleureuse, fraîche et mûre, en harmonie avec cette nature qui la reflète. Les cheveux sont ici le départ d’une rêverie symbolique grâce aux odeurs et à travers elles. Cette fois, contrairement à ce qu’on trouvait chez Baudelaire, l’évocation du parfum rejoint l’intériorité de la femme. Cette évolution est caractéristique de l’extrême fin du siècle, et en particulier du courant naturiste. Après une période où l’intériorité de la femme est souvent évacuée, le parfum renoue un lien avec la personnalité de la femme.

182 Camille Delthil Les Tentations, Paris, Lemerre, 1890, « Les Cheveux », p.117.

A partir de 1850, la chevelure embaumée est un des motifs olfactifs les plus fréquents de la littérature, en particulier dans la poésie. Elle parfume des courants divers de la littérature, et éveille toujours un désir sensuel. Une autre senteur dont la fréquence est remarquable est le parfum exotique. Souvent caché dans une chevelure, il a des pouvoirs érotiques et oniriques insoupçonnés jusqu’alors, même chez les romantiques qui lui avaient pourtant reconnu certains charmes.