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Deuxième partie : La « logique olfactive »

1. La volonté de révélation

1.1. Les dessous de la société : la dénonciation zolienne

1.1.2. La contamination par le vice

Dans la dénonciation zolienne, ce n‘est pas seulement la puanteur, mais également la propagation des odeurs qui sert à révéler les dessous de la société. En

effet, le « vice » et sa contamination expliquent en partie le fonctionnement de la société. Les sensations olfactives permettent de donner de l’idée de contamination une appréhension sensorielle singulièrement signifiante, en fournissant un support concret à l’idée de contagion.

Dans l’ensemble du roman L’Assommoir (1877), qui narre la progressive déchéance de Gervaise sous l’influence de son caractère et de son milieu, la promiscuité est donnée comme une des raisons principales de la contamination du vice. Or la promiscuité est particulièrement sensible par les odeurs qui circulent partout, défiant la stratification verticale de l’immeuble, en particulier dans l’escalier. Lorsque Coupeau invite Gervaise, qu’il veut épouser, à aller voir sa soeur et son beau-frère, les Lorilleux, l’odeur de la soupe à l’oignon les précède :

Hein ? dit le zingueur en arrivant au palier du premier étage, ça sent joliment la soupe à l’oignon. On a mangé de la soupe à l’oignon, pour sûr.

En effet, l’escalier B, gris, sale, la rampe et les marches graisseuses, était encore plein d’une violente odeur de cuisine. Sur chaque palier, des couloirs s’enfonçaient, sonores de vacarme, des portes s’ouvraient, peintes en jaune, noircies à la serrure par la crasse des mains ; et au ras des fenêtres, le plomb362 soufflait une humidité fétide, dont la puanteur se mêlait à l’âcreté de l’oignon cuit.363

Dans ce passage, la senteur semble relever de la simple description. Mais, peu à peu, elle devient métaphorique. Cette odeur d’oignon cuit, qui circule à travers tout l’immeuble, devient la métaphore du vice qui envahit progressivement la maison, sans qu’on puisse lui résister. L’espace est présenté sur le mode de l’ouverture et de l’interpénétration : les portes «s’ouvr(ent) » et les couloirs « s’enfonc(ent) »). L’olfaction donne le branle à un imaginaire de l’expansion lente et irrépressible. A la fin du roman, Zola accuse l’haleine de la maison d’être responsable de la chute de Gervaise : on attrape dans les « grandes gueuses de maisons ouvrières le « choléra

361 Ibid, p.223.

362 « les plombs » : ancienn. : cuvette qui servait à l’évacuation des eaux sales (Dictionnaire Le Petit Robert, 1973).

de la misère364 ». A l’imaginaire de l’expansion se joint celui du miasme, qui confère

aux odeurs un pouvoir morbifique. C’est un imaginaire ancien qui a régné sur l’ère prépastorienne, comme l’a montré Alain Corbin dans Le Miasme et la Jonquille. On a cru, jusqu’aux découvertes de Pasteur, que les puanteurs étaient les principales responsables de la transmission des maladies : leur accumulation comme leur circulation était donc dangereuses. Alain Corbin affirme que le discours zolien reflète « (...) la hantise du discours hygiéniste tel qu'il se déployait dans les années

1835, au lendemain de la grande épidémie de choléra-morbus. (...) Zola traduit, et cela très tardivement, les obsessions olfactives de la médecine pré-pastorienne365 ». En

effet, le discours hygiéniste lui-même reposait sur un imaginaire de la contamination. Morel, qui a beaucoup influencé Zola, affirme que la question des logements insalubres et des quartiers malsains des grandes villes est « devenu le point de mire des hygiénistes modernes366 ».

Zola rejoint ses contemporains dans la préoccupation concernant la misère sociale et dans l’expression olfactive de cette préoccupation. Dans la préface de Thérèse Raquin, datée du 1er janvier 1877, ou dans la lettre du 13 février 1877, dans laquelle il répond aux accusations portées contre son oeuvre, il ne sépare pas le motif olfactif de la dénonciation sociale :

J’ai voulu peindre la déchéance fatale d’une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs.367

(…) La question du logement est capitale ; les puanteurs de la rue, l’escalier sordide, l’étroite chambre où dorment pêle-mêle les pères et les filles, les frères et les soeurs, sont la grande cause de la dépravation des faubourgs.368

C’est parce que les senteurs peuvent aussi facilement circuler que les vices ont le champ libre. Une même dynamique de l’invasion préside à la diffusion des senteurs et à celle de la dépravation, grâce à la nocivité toute puissante de la promiscuité.

364 Ibid, p.486.

365 A. Corbin Le Miasme et la Jonquille, op. cit., p.241.

366 B. A. Morel Traité des Dégénérescences de l’espèce humaine (Paris, Baillière, 1857, p.636)

Mais il ne s’agit pas seulement chez Zola d’une reproduction «tardive ». Zola modernise cette hantise en en faisant le principal vecteur de l’aliénation, en l’utilisant pour exprimer sa propre conception du fonctionnement social. Décrire de près les odeurs de l’escalier est un moyen d’expliquer les inconvénients de la proximité, de faire « sentir » au lecteur, au propre et au figuré, les émanations du quotidien populaire. Premier écrivain à accorder autant de place au peuple dans la littérature369, Zola est aussi le premier à utiliser l’olfaction pour faire « sentir » certaines de ses difficultés, concrètement, en envahissant l’espace confortablement inodore du lecteur.

Ce recours à l’olfaction vise en outre à supprimer la responsabilité du personnage. La superposition de la puanteur et du vice permet de détourner la responsabilité de l’homme et de la reporter sur le milieu. L’homme ne peut se soustraire aux odeurs qu’il hume inconsciemment avec l’air qu’il respire ; comment pourrait-il se protéger des vices qui circulent tout autant ? L’olfaction est un atout majeur de la machine idéologique de Zola dans la mesure où c’est le sens qui est le moins libre, puisqu’il est lié à la respiration, elle-même inconsciente et obligatoire.

Chez Zola, les sensations olfactives subissent donc un fort détournement : loin d’être de simples objets de la description, elles sont utilisées pour faire appréhender la misère des classes pauvres, en contraste avec le luxe des plus riches, ou pour expliquer cette misère en associant métaphoriquement la propagation du mal à celle des senteurs. Dans ces deux cas, des caractéristiques différentes de l’olfaction sont retenues : dans le premier cas, ce sont les odeurs elles-mêmes qui sont utilisées pour produire le contraste. Dans le deuxième, c’est la dynamique expansive de l’odeur qui est considérée. Bien d’autres caractéristiques de l’olfaction seront utilisées chez Zola et nous les découvrirons au cours de notre étude. Mais ces deux détournements de l’olfaction sont ceux qui servent le plus la visée sociale. Leur

368 Ibid, p.524.

but est de dire « (...) la vérité sur le peuple, pour qu’on s’épouvante, pour qu’on le

plaigne et qu’on le soulage », contre ceux qui l’encensent et lui volent son vote370.

La première forme de détournement par l’olfaction réside donc dans l’utilisation de l’olfaction au service d’une dénonciation sociale. Dans le même temps, il s’effectue chez Zola un amalgame entre odeur réelle et odeur métaphorique. Rendre compte de « l’odeur du peuple » est considéré comme révélateur d’une vérité sur le peuple, d’une authentique exploration des dessous de la société. Zola présente l’ « odeur » comme quelque chose qui peut traverser la page et arriver jusqu’à la sensibilité du lecteur, par un phénomène d’osmose :

C’est une oeuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple.371

Ce procédé comporte cependant des risques. Insister sur l’odeur nauséabonde du peuple, même si c’est pour suggérer les inconvénients d’un voisinage menaçant, ne fait que renforcer le préjugé ancien d’une puanteur populaire et provoquer une forme de dégoût. L’utilisation zolienne des odeurs dans une perspective sociale est donc à double tranchant, et peut aller parfois contre le but qu’elle se propose.

En outre, l’effet produit sur le lecteur peut être également contraire à ce qu’on attendait lorsque le dégoût empêche toute autre perception du roman. L’effet d’osmose fonctionnant trop bien, le dégoût ressenti par le lecteur ne se porte pas sur le milieu décrit mais sur le livre lui-même. Cela explique sans doute la réaction de rejet de beaucoup de critiques contemporains qui reprochaient aux écrivains naturalistes un goût « dépravé » pour les mauvaises odeurs ou qualifiaient la littérature naturaliste de « littérature putride372 ».

370 Article sur Les Soeurs Vatard de JK Huysmans (4 mars 1879 in Le Voltaire) repris in Le Roman expérimental (Paris, Charpentier, 1880) GF, 1971, p.246.

371 Ibid, p.522.

372 Article de Ferragus sur « Les Littératures putrides », Figaro, 23 janvier 1868. Porte sur Thérèse Raquin, Germinie Lacerteux, et La Comtesse de Chalis.

Mais ces reproches n’empêchent pas les écrivains concernés de continuer à introduire des puanteurs dans la littérature. Ils justifient ce qui est, en définitive, un choix, par l’argument qu’il s’agit de la « réalité ». Cependant, de manière plus apparente encore que pour explorer les bas-fonds, l’utilisation des puanteurs pour révéler les dessous de la morale relève bien d’un choix.