• Aucun résultat trouvé

2. Le détournement de l’encens

2.5. Destruction et déception

2.5. Destruction et déception

A la racine de la volonté de détruire qui anime la fin du XIXème siècle, et que nous avons vue s’attaquer principalement à l’amour et à la religion, gît une amertume, une déception, l’envie de bafouer ce qu’on a adoré. L’amour et la religion n’ont pas tenu leurs promesses et quelques déboires individuels font généraliser leur aspect trompeur. Aux déceptions personnelles s’ajoutent les déceptions politiques de 1848 qui accentuent l’amertume. Dans un mouvement de revanche ou même de vengeance, les écrivains utilisent l’odeur pour salir, abîmer, détruire l’illusion enfuie, ainsi que les clichés qui lui sont associés.

Les causes de cette déception sont de trois ordres. La première est la sensation du contraste entre la réalité et le rêve ; la puanteur traduit alors la déception du retour à une réalité triviale, après une envolée dans le rêve. Il semble que, dans le cadre d’une déception intense, la puanteur soit une manière de «donner corps » à la déception, par le contraste entre une odeur agréable et une senteur désagréable. Par exemple, dans « La Chambre double » de Baudelaire, la « (…)

senteur infinitésimale du choix le plus exquis » qui apparaît au début du poème est

ensuite remplacée par « (…) une fétide odeur de tabac mêlée à je ne sais quelle

nauséabonde moisissure. On respire maintenant ici le ranci de la désolation340 ». La

réalité triviale est perçue comme puante et se substitue à un univers onirique parfumé.

Chez Baudelaire, la réalité est opposée au rêve, mais les deux coexistent dans l’oeuvre. Dans la littérature de la fin du siècle influencée par Baudelaire, le rêve va s’effacer au profit de l’amertume de sa disparition341. Le spleen va subsister sans l’idéal, ou plutôt rêve et idéal vont être de plus en plus associés au mensonge. Une partie de la littérature fin de siècle considère que l’idéal est inaccessible, et que toute idéalisation est mensongère (les événements de 1848, puis ceux de 1870, ne sont pas étrangers à cette retombée de l’espoir). Pour Tristan Corbière dans Les Amours jaunes (1873) : « (…) tout n’a pas des ailes…/ Et chacun vole comme il peut.342 », comme il le dit dans un poème au titre significatif : « Idylle coupée ». Cette déception se manifeste par une volonté de détruire les clichés (au début du poème, l’aurore aux doigts de rose est remplacée par une aurore qui « (…) fait le trottoir (…)343 » ) et une volonté de rabaisser l’humanité entière, considérée comme un fumier que le poète et le peintre fouillent en étant « (…) Sûrs toujours de trouver l’ordure. / - C’est le fonds

339 Voir IIème partie, 1.1.

340 Baudelaire Le Spleen de Paris, op.cit., p.281.

341 Dans Les Blasphèmes, par exemple, on observe une démolition en règle de tout : de la notion de père et mère, de l’enfance, de l’idée de fusion dans l’amour, des paradis artificiels -donc même de ce qui paraissait à la génération précédente un moyen d’évasion possible-, de la religion, et des trois «dernières idoles » : la raison, la nature, le progrès.

342 Tristan Corbière Les Amours jaunes (Paris, Alcan-Lévy, 1873, p.179.)

qui manque le moins.344 » L’idéalisation n’est qu’un mensonge entretenu trop longtemps par la littérature.

La sensation olfactive vient encore détruire l’idéalisation dans « L’Abeille» de Jean Richepin. Les odeurs nauséabondes paraissent appartenir à une « vraie » réalité, alors que les parfums émanent d’une réalité mensongère : « Elle (l’abeille)

avait cru sur parole / Ceux qui disent que les corolles / Sont pleines des parfums subtils (…) ». Mais elle revient déçue : « Maintenant elle est revenue / Lasse des fleurs et de la nue, / Sur le sol aux senteurs d’égout, / Et rumine avec des nausées / Les cires qu’elle a composées / De son dégoût345 ». Les deux termes, « égout » et «

dégoût », à la rime, mettent l’accent sur l’infini de la déception. Les senteurs de l’égout sont l’archétype des émanations nauséabondes. Qu’imaginer de plus puant que l’égout ? Il est le réservoir de toutes les puanteurs, le cloaque où se rejoignent toutes les putridités. Le dégoût traduit le décalage entre l’espoir et le sentiment de sa perte. Inversement, le parfum exprime parfois la réalité fausse et attirante de l’espoir mensonger.

La seconde cause de la déception peut être la découverte de l’absence de sens, de l’impuissance à connaître la réalité. Jean Richepin, dans le prologue des Blasphèmes (1879), déclare que, impuissant à connaître « l’éternel secret », auprès duquel les « secrets inutiles » de la science ne sont rien, l’homme perd tout courage : « L’un blasphème et l’autre pleure / Et, sachant que tout n’est qu’un leurre, /

L’homme écoute s’écouler l’heure / Qui tombe à l’éternel égout, / Et, plus stupide qu’une borne, / Immobile, muet et morne / Devant la vie et ce qui l’orne / Il ne sent plus que du dégoût.346 (…) » « Oui, tous les plaisirs de ce monde, / Tous les biens qui

nous sont donnés, / Au souffle de ce spleen immonde / Se pourrissent empoisonnés (…)347 ». On retrouve la rime « égout-dégoût » qui marque la forme virulente que

prend la déception. L’impossibilité de saisir le sens revient souvent dans la littérature de cette époque, à la fois questionnement et cri de révolte.

344 Ibid, p.177.

345 Jean Richepin Les Blasphèmes, Paris, Dreyfous, 1884, pp.26-27.

346 Ibid, prologue, p. 15.

La puanteur est une arme particulièrement utilisée par ceux qui veulent flétrir l’illusion. Aux déçus de l’idéal, elle apporte la violence nécessaire pour dégrader ce qu’ils ont adoré. Dans les textes de cette époque, la présence olfactive – des puanteurs en particulier- est souvent liée à une amertume, une déception générale, sensibles par ailleurs dans l’oeuvre.

Cependant, le lien qui relie la présence olfactive à la destruction des clichés et à la perversion des associations convenues peut également rejoindre une utilisation plus ancienne de l’odorat comme outil de dérision.

De tradition, le nez a toujours eu partie liée avec la remise en cause des clichés. Chez les Anciens, il est le signe de l’esprit railleur, en particulier dans la culture latine. Chez Pline, la satire est nommée « styli nasus », et Martial apprécie la capacité de ceux qui savent railler par ce verbe : « nasum habere348». Cette utilisation railleuse de l’odeur persiste dans un certain nombre de textes de notre période, mais qui ont plus valeur de pamphlets que de textes littéraires. Par exemple, dans La Plume de juillet 1891 paraît une « Ballade du Marchand d’Orviétan » de Laurent Tailhade, citée par Alcide Guérin, qui vise Péladan :

Reniflez un peu ! Ni le thym Ni la peau d’Espagne où se choie L’orgueil ducal d’un blanc tétin, Ni l’ambre, ni l’huile de foie Que l’Islande à Barrès envoie Ni tes narcisses, Eridan,

Au humer n’offrent tant de joie : Voici les pieds de Péladan.349

L’odeur, lorsqu’elle n’est pas parfum agréable ou métaphore, a toujours quelque chose de trivial et de déplacé qui la rend choquante, déstabilisante, dérangeante. C’est peut-être pour cette raison que, dans les textes, elle sert à attaquer ce qui est sérieux ou officiel.

La manière dont certains poètes de la fin du siècle traitent littérairement celui qu’ils considèrent, malgré sa jeunesse insoumise, comme le père de la poésie académique : Victor Hugo, fera mieux comprendre ce lien entre olfaction et dérision. Un poème sans titre du Chef des Odeurs suaves cite en exergue ce vers du Poète : «

Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèles350 », mais pour le tourner en dérision

par la suite : « Asphodèle à l’odeur d’aisselle et couleur de fraise de sein » (…) «

Malgré Hugo qui la dit fraîche / Chaude et fauve elle est, ton odeur351 ». Le

détournement de l’odeur et l’allusion au sein visent à conférer aux rapports de Booz et de Ruth un aspect charnel, contre la spiritualisation hugolienne. La bonne senteur devient « désagréable » et le parfum floral, réputé innocent, se mue en odeur « chaude et fauve », c’est-à-dire associée à la sexualité. Nous retrouvons l’importance de l’aisselle dans le dégradation de la spiritualisation.

L’olfaction a donc, depuis longtemps, joué le rôle de pervertir, d’interroger les clichés et tout ce qui est soutenu par l’usage, l’officiel, la tradition. L’élément nouveau, à la fin du XIXème siècle, est que cette utilisation, pendant longtemps exclue des textes littéraires, réintègre le roman et la poésie.

Au cours du deuxième XIXème siècle, on assiste à une attaque vigoureuse de l’amour et de la religion, par l’olfaction. Dans ces deux domaines, certains aspects du détournement olfactif se rejoignent.

Une même volonté de montrer l’absence de transcendance préside à la destruction de la religion par l’odeur de cire et à la destruction de l’idylle amoureuse par la trivialité. Les écrivains qui utilisent cette forme de détournement, même s’ils ne sont pas les mêmes dans les deux domaines, veulent montrer qu’amour et religion sont désertés par la transcendance, n‘ont d‘autre dimension que l’horizontalité.

349 « Ballade du Marchand d’Orviétan » de Laurent Tailhade citée par Alcide Guérin dans La Plume de Juillet 1891.

350 Victor Hugo, « Booz endormi ».

A la dénonciation de l’animalité du désir amoureux correspond, dans le domaine religieux, la dénonciation de la sensualité du mysticisme ; cette fois, c’est une volonté de montrer les ressorts peu élevés des aspirations spirituelles de l’homme qui orchestre la dénonciation.

Enfin, la mise au jour de la sensualité correspond au sacrilège : un même mouvement vise à briser les tabous, à mettre au jour ce qui était jusqu’alors tenu dans l’ombre du secret. Trois formes de détournement sont donc à l’oeuvre : la première par aplanissement horizontal, la deuxième par révélation des dessous, et la troisième par provocation. Dans tous les cas, le fonctionnement est le même : l’odeur réinvestit un domaine pour le pervertir, parfois pour le détruire, parfois pour construire, au-dessus de lui, un édifice nouveau. Ce mouvement de destruction est le plus souvent assez discret : les odeurs évoquées occupent rarement plus d’un paragraphe dans les textes, parfois quelques mots. Mais leur puissance de déstabilisation est extrême : c’est dans ce sens que nous pouvons parler d’une puissance de perversion de l’odeur écrite.

En s’attaquent à l’amour et à la religion, les deux piliers de la spiritualité, l’olfaction effectue un travail de sape qui vise à déstabiliser « l’homme métaphysique ». Elle utilise une technique de « perversion », c’est-à-dire qu’elle intervient pour pervertir des associations traditionnelles.

Mais ce détournement de l’olfaction s’inscrit dans un cadre plus large qui, d’une certaine manière, englobe le premier sens. En effet, l’utilisation de l’olfaction dans les textes est la marque d’une révolte, d’une transgression, un refus de toute forme de frontière, qu’on peut intégrer à une « logique olfactive ». Le détournement est alors synonyme de transgression : il fait accéder le non-dit au domaine de l’expression.