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1.2. Le détournement vers l’animalité

1.2.3. L’intégration à un cycle

Cette manipulation de l’odeur n’est jamais gratuite et vise toujours à montrer l’union profonde entre l’homme et la nature, l’absence de frontière entre le monde animal et le monde humain : l’amour est une injonction naturelle à laquelle les humains sont aussi sensibles que les animaux. Les émanations florales, les senteurs animales et les parfums corporels sont confondus dans une vision unifiante qui fait de tout parfum une invitation à l’amour114. Le couple devient un élément parmi

112 La fleur sentie est sans doute celle du Henné, dont certains scientifiques ont comparé la senteur à une odeur spermatique. (Havelock Ellis « L'odorat » in Etudes de Psychologie sexuelle (London, Watford, 1899) t. IV, « La Sélection sexuelle chez l'homme » (Paris, Mercure de France, 1908-1909, p.177)

113 Cet imaginaire prend le relai de celui qui associe le parfum à un langage, à un soupir.

114 On trouve déjà chez Balzac une allusion à cette « harmonie » que démasquent les parfums, mais la senteur dont il est question est celle d’une plante : voir la flouve odorante dans Le Lys dans la Vallée: « Avez-vous senti dans les prairies, au mois de mai, ce parfum qui communique à tous les êtres l’ivresse

de la fécondation, qui fait qu’en bateau vous trempez vos mains dans l’onde, que vous livrez au vent votre chevelure, et que vos pensées reverdissent comme des touffes forestières ? Une petite herbe, la flouve

d’autres au sein d’une grande nature amoureuse, son tressaillement parcourt l’échine universelle d’une nature unifiée. Le double mouvement que nous avons mis au jour permet d’exprimer cette vision : d’une part, les senteurs corporelles humaines sont « animalifiées » ; d’autre part, les senteurs de la nature sont humanisées.

On comprend ainsi mieux la présence des odeurs de fumier que l’on rencontre dans un certain nombre de romans où il est question d’amour. Par exemple, dans les premières pages d’Un Mâle, cette odeur intervient : « une chaleur montait des

purins, confondue à la vapeur qui flottait autour de l’inconnue115 ». Plusieurs fois reviennent les odeurs de fumier116. Chez Zola également, l’insistance sur le fumier est fréquente ; dans La Terre, en particulier, elle est liée à une conception cyclique du monde naturel :

C’était la poussée du printemps futur qui coulait dans cette fermentation des purins ; la matière décomposée retournait à la matrice commune, la mort allait refaire de la vie; et, d’un bout à l’autre de cette plaine immense, une odeur montait, l’odeur puissante de ces fientes, nourrices du pain des hommes.117

Le style, fondé sur le raccourci temporel et conceptuel (mort / vie, fientes / pain) permet de rendre plus saisissante une image chère à Zola : le « recyclage » de la mort. Loin d’apparaître comme quelque chose de repoussant, la transmutation de la mort en vie (d’autres diraient de la boue en or) est présentée comme un phénomène naturel grâce à la référence à une « matrice commune ». L’odeur de fumier devient le signe de cette transmutation «naturelle », est convertie de nauséabonde en « puissante » et, grâce à l’élargissement spatial (« d’un bout à l’autre de cette plaine

immense »), paraît planer au-dessus de tout. L’odeur du fumier contient, dans

l’imaginaire zolien, la force de la vie renaissante et déclenche l’instinct sexuel,

odorante, est un des plus puissants principes de cette harmonie voilée. » (Gallimard, Pléiade, 1949,

p.857)

115 C. Lemonnier Un Mâle (1892), op. cit., p.3.

116 Ibid, pp. 3, 58, 64, 219.

présenté dans sa dimension génératrice. Ainsi se trouvent liées fermentation et procréation, senteurs de fumier et attirance amoureuse : la fermentation marque l’étape ambiguë où la mort devient vie.

C’est sans doute une des raisons pour lesquelles, lorsque le désir sexuel est transféré sur la nature, les odeurs ne sont jamais fraîches, mais toujours « âcres », « fermentées ». Acres les odeurs de la serre qui stimulent les sens des amants, âcre la « rudesse alcaline » du guano qui déchaîne les sens de Marjolin dans Le Ventre de Paris. On peut voir dans ces senteurs une allusion aux odeurs sexuelles. Mais on peut aussi les comprendre comme une allusion à la fermentation créatrice à l’oeuvre dans la nature.

Le choix de montrer le lien de l’homme avec l’animal peut être interprété comme une prise de position contre le christianisme, qui cherche à établir une séparation nette entre l’homme et la bête (le diable n’est-il pas souvent représenté sous forme de bête ou d’homme avec des attributs d’animal ?). Nous avons vu que plusieurs personnages de prêtres sont montrés comme particulièrement sensibles aux odeurs. Il ne s’agit pas seulement de mettre en valeur le décalage entre leur éducation et leur sensualité, mais de prendre position contre ce qu’ils représentent aux yeux de certains écrivains : le refus de la vie118.

La volonté de manifester l’animalité de l’homme, en particulier dans sa dimension sexuelle, peut être aussi comprise comme un refus de l’industrialisation en marche, un signe de la peur de l’homme qui, malgré les réclames béates du « progrès », se voit de plus en plus séparé de ses racines. Le « naturalisme » prend alors un autre sens, devient une revendication du droit à l’animalité, à la « nature ». Et l’on peut comprendre la réhabilitation de la sensation dans la littérature « naturaliste » comme un retour à des formes de relation privilégiée avec le monde

118 Un courant de la littérature de cette époque est fortement anticlérical, comme on le verra plus loin, même si un autre est au contraire catholique et mystique.

naturel119. La sensation favorise le rapprochement de l’homme et de la nature. La revendication de l’animalité serait alors la recherche, inconsciente peut-être, d’un sentiment de « participation» à une grande nature, contre le monde moderne. Cependant, parce que l’animalité continue à être dévalorisée dans la mentalité collective, cette recherche n’est pas vécue sous la forme euphorique d’une libération, mais comme une nouvelle forme d’aliénation.

Si les sensations olfactives servent souvent à dévoiler les dessous animaux de l’amour, il convient cependant de ne pas déformer le panorama olfactif de ce demi-siècle littéraire. En effet, au milieu de la tempête matérialiste subsiste un bastion de résistance : le parfum de la jeune fille. Il apparaît comme un ultime avatar du motif de la femme-fleur120, préservé, sinon comme quelque chose de sacré, du moins comme un refuge de l’imaginaire, même s’il subit lui aussi quelques détournements.