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Partie I. Les tremblements de terre de Marmara 1999

Section 1. Le tremblement de terre de 1999 et la mise en accusation des autorités

2. Des victimes sans aide, coupées du monde

« Pas d’électricité, pas d’eau, pas de canalisation, pas de téléphone. On était dans des conditions complètement différentes. Comme si la couleur du ciel était changée… J’étais à Gölcük quand le tremblement de terre m’a surpris ; normalement on met dix minutes pour aller de Gölcük à Izmit. [ce jour-là] J’ai dû mettre quatre heures ! Et le Premier ministre, lui, déclarait à la télé, 19 heures après le séisme : ‘Il y a seulement deux morts’… Comme si nous [la région frappée] étions au pôle nord ! » (entretien avec un responsable de la municipalité d’Izmit)

Quelques minutes après le choc, dans toute la zone principalement concernée par le séisme, la situation est à peu près la même : coupure de courant (qui a duré entre un jour à une semaine selon l’endroit), dysfonctionnement des réseaux téléphoniques mobiles et fixes, ainsi que des réseaux d’eau potable et des canalisations ; et surtout « un spectacle impressionnant de destructions et de désolation. »63 La situation d’Izmit résume bien la tragédie :

« L'hôpital de la ville a été partiellement endommagé et ne fonctionnait plus qu'avec un générateur d'appoint, alors que des voitures arrivaient en permanence, chargées de morts et de blessés. Des dizaines de personnes gisaient, au sol, dans des couloirs, ensanglantées et hurlant de douleur. Les lignes téléphoniques étant coupées, le chaos le plus total régnait dans l'établissement. Le bâtiment de la préfecture locale a été également touché et le personnel travaillait, tant que faire se peut, dans les jardins et était incapable de donner des informations sur l'étendue du désastre. »64

63 POPE, Nicole, “Un violent tremblement de terre a touché le nord-est et le centre de la Turquie”, Le Monde,

18 août 1999.

« Certains bâtiments ont été réduits à néant, alors que l'immeuble voisin demeurait intact. Des immeubles entiers se sont inclinés comme des dominos, alors que d'autres semblent agenouillés, penchés comme la tour de Pise, leurs étages supérieurs intacts, mais leur rez-de-chaussée désormais inexistant. Des fissures profondes et des dégâts structurels rendent également de nombreux bâtiments, apparemment intacts, inhabitables. »65

Mais le constat le plus frappant (et peut-être le plus immédiat) était sans doute l’absence de secours organisés : « Mardi à l'aube, plusieurs heures après le séisme, la population locale et le reste du monde ont pris conscience de l'étendue des dégâts. En l'absence d'équipes de secours, qui ont mis des heures à se déployer, c'est à mains nues ou avec des outils de fortune que la population s'est mise au travail pour tenter de sauver quelques vies humaines. »66 Naturellement, le même constat était fait par tous ceux qui étaient présents dans la zone de catastrophe, y compris par les journalistes turcs et étrangers. Les images montrant les habitants qui « s'employaient à déblayer les gravats à mains nues, pour tenter de retrouver d'éventuels survivants »67 ont été très vite diffusées à l’échelle nationale, aussi bien qu’internationale.

Dès le 18 août, des titres accusant le gouvernement pour son retard à organiser les secours ont donc rempli les pages des quotidiens turcs. « L’État n’était pas là où il aurait dû être » disait le correspondant de Cumhuriyet à Izmit : « L’État qui dit qu’il ‘panse toujours les plaies’ était absent des lieux touchés par le tremblement de terre hier. Il était possible d’entendre ceux qui hurlaient, criaient dans les décombres alors que les citoyens étaient en révolte. »68 La une du numéro suivant du même quotidien était claire : « La main de l’État est en retard ». Dans l’article, on soulignait que « les équipes de secours ont pu arriver dans la région avec un jour de retard. ». « Le centre de gestion de crise » du Premier ministre, établi par les deux vice-Premiers ministres, était inefficace. Une des raisons des embouteillages sur les routes de la zone de catastrophe tenait à ce que le gouvernement n’avait pas interdit la circulation sur les routes et autorisé seulement la circulation des équipes de secours. Il n’avait pas établi non plus des ponts aériens ou navals avec la région, alors que c’était bien possible.69

65 POPE, Nicole, “Les autorités turques accusées d’incompétence après le séisme”, Le Monde, 19 août 1999. 66 Ibid.

67 POPE, Nicole, « Un violent tremblement de terre a touché le nord-est et le centre de la Turquie », Le

Monde, 18 août 1999.

68 « Devlet, Olması Gerektiği Yerde Yoktu », Cumhuriyet, 18 août 1999, p.33. 69 « Devletin eli gecikti », Cumhuriyet, 19 août 1999, p.1.

Dans Hurriyet, Coşkun demandait « Où es-tu encore, l’État ? » et pourquoi les victimes étaient « laissées toutes seules face à leur destin tragique » : « Dix, quinze heures après le tremblement de terre, même les centres-villes n’ont pas reçu d’aide. Lorsque ces lignes étaient rédigées, la télévision diffusait sans arrêt les images des gens qui priaient pour des secours en pleurant, mais qui n’arrivaient même pas à avoir une pelle. Alors que les gouvernements allemand, israélien et belge ont fait savoir qu’ils étaient prêts à envoyer les équipes de sauvetage, notre État était, encore une fois, absent. »70

Dans un article intitulé « L’incapacité de l’État est grande » de Cumhuriyet, on affirmait que « l’impuissance dans laquelle l’État et les collectivités locales se sont trouvés suite au séisme avait provoqué une réaction critique de la part des partis politiques, des syndicats, des ONG et des citoyens. » Le fait que l’État ait perdu de son aspect social, de sa dignité et de son efficacité avait aggravé les conséquences du tremblement de terre.71

« La nuit c’est le désastre, le jour c’est l'impuissance » lisait-on à la une de Zaman.72 La situation était vivement déplorée : « Encore une fois nous avons compris que […] notre préparation de même que notre réaction aux catastrophes étaient nulles. […] Nos yeux ont cherché en vain des sauveteurs en uniformes orange comme en Europe. […] Dans ce domaine, nous sommes aussi incapables que nous l’étions il y a 50 ans. »73 « On n’est pas instantanément intervenu dans la zone touchée à la suite du tremblement de terre. Notre État qui est si sacré pour nous n’était pas là au moment où on en avait le plus besoin. L’État n’était pas préparé contre les catastrophes. »74 Aux yeux des médias, tout cela indiquait que les autorités publiques n’étaient pas préparées pour une crise majeure d’un tel type, ce qui a été une des raisons principales de la réaction de l’opinion publique.

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