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L’expression d’une manque de confiance envers le gouvernement et l’administration

Partie I. Les tremblements de terre de Marmara 1999

Section 2. La mobilisation de la « société civile »

5. L’expression d’une manque de confiance envers le gouvernement et l’administration

Selon Fatih Altaylı, « la confiance en l’État, plutôt en ceux qui dirigent l’État, est nulle. En dessous de zéro même… Un manque de confiance totale. Envers tout le monde : le Premier ministre, les ministres, les préfets, les hauts fonctionnaires, les scientifiques et même les journalistes, qu’on considère comme ‘trop proches de l’État’. Les dommages causés à la société par ce manque de confiance sont beaucoup plus destructeurs que le séisme. Le déblaiement des décombres prendra encore quelque mois. Mais il faudra au moins une génération, voire plus pour que la confiance soit rétablie. »216

D’après M. Ali Kışlalı, « des millions de lecteurs et de téléspectateurs turcs ont suivi l’événement du tremblement de terre de près, vu ses détails, par conséquent se sont informés probablement plus que jamais sur leur État, leurs dirigeants, leurs médias. […] Par contre, regardez les comportements des hommes politiques turcs, leur perception de l’événement. Etes-vous capables de garder votre sérénité en ce qui concerne l’avenir de la Turquie ? […] Prenant en considération tous les changements qui surgissent à notre époque – grâce aux avancements technologiques aussi – la Turquie peut-elle être dirigée par les perceptions, les visions appartenant au passé ? »217

Malgré leur « réconciliation » avec la société civile devant les caméras, les autorités politiques (et publiques) enduraient toujours une crise de confiance. D’abord, il y avait la question du nombre de morts. On prétendait que le véritable bilan du séisme était dissimulé

215 ÖZKÖK, Ertuğrul, « Sivil Toplumun Bir No’lu Kararı », Hürriyet, 2 septembre 1999, p.21. 216 ALTAYLI, Fatih, « Inanç Kaybı », Hürriyet, 4 octobre 1999, p.19.

« pour ne pas déclarer l’état d’urgence car cette solution priverait l’État de ressources considérables », surtout quand il s’agit d’une région comme Marmara dont la contribution au financement public est vitale.218 Le nombre de morts officiellement avancé aujourd’hui par les autorités est de 17 439. Mais quand l’ONU avait demandé une estimation du nombre de victimes pour le 20 août, les chiffres communiqués étaient : « plusieurs milliers de morts, plus de 35 000 victimes sous les décombres. »219. D’après Altaylı, les statistiques concernant cette question ne pourraient jamais révéler la vérité car les experts ne pouvaient pas prendre en compte les citoyens qui se trouvaient dans la région à ce moment-là en tant que travailleurs clandestins.220 Donc les chiffres officiels ne comprennent que le nombre d’habitants, de riverains de Marmara qui sont morts. Pas ceux qui étaient venus de l’extérieur… Une année après le séisme, la question est posée de nouveau lors des commémorations du premier anniversaire du séisme221 et elle se pose toujours lorsqu’on parle du bilan de la catastrophe.

La question des travaux de réhabilitation et de reconstruction alimentait sans doute le manque de confiance envers les responsables politiques. L’interdiction des campagnes de dons sans permission préfectorale222 et la concentration des fonds dans un centre unique avait suscité une certaine colère, mais aussi de la méfiance. Déjà, la plupart des donateurs avaient préféré passer par ces organismes à cause du scandale du Croissant-Rouge. En plus, on doutait de la capacité de l’État en ce qui concerne la reconstruction. Par exemple, les logements qui auraient dû être construits pour les victimes du séisme de Varto (1966) n’existaient toujours pas en 1999.223 Ataklı écrivait : « Personnellement, je voudrais bien savoir ce qu’on va faire avec tout cet argent collecté. Jusqu’à présent, nous n’avons pas eu de réponse à la question de savoir ‘comment il sera utilisé ?’, ‘qui en bénéficiera ?’, ‘qui effectuera le contrôle de cette opération ?’. Je crains que les dons collectés soient considérés comme une contribution au budget [de l’État] […] Par exemple, on parle des crédits à long terme. Les dons que nous avons faits pour les victimes leur seront-ils

218 ÇIÇEK-BIL, Filiz, « Devletin OHAL Hesabı », Sabah, 21 septembre 1999, p.23. La loi relative aux

situations d’urgence prévoit par exemple la non-imposition générale dans la zone concernée pendant 3 à 5 ans ; le paiement des salaires des salariés privés et publics qui ont vu leur lieu de travail détruit ; le dédommagement direct des citoyens qui ont perdu leurs biens immobiliers…

219 « Enkaz Altında 35000 Kişi Var », Sabah, 21 août 1999, p.1.

220 ALTAYLI, Fatih, « Depremde Kaç Kişi Öldü ? », Hürriyet, 7 octobre 1999, p.17. Un grand nombre de

Turcs travaillent toujours en tant qu’ouvriers saisonniers, sans être déclarés. En août, il y avait beaucoup d’ouvriers dans la région pour la récolte de noisettes, ainsi que pour travailler dans les chantiers.

221 CEBECI, Uğur, « Ölü Sayısı Saklanıyor mu ? », Hürriyet, 17 août 2000, p.15. 222 « Izinsiz Yardım Kampanyası Yok», Cumhuriyet, 25 août 1999, p.5.

accordés en tant que des crédits ? »224 Le 24 septembre, le ton de Sabah était direct : « Rendez cet argent ». D’après les calculs du quotidien, le montant total des dons s’élevait à 4 milliards de dollars. Il proposait au gouvernement de partager seulement la moitié entre les victimes, ce qui ferait 15 000 dollars par famille. Du coup, le gouvernement annonçait que l’utilisation de ces fonds, tout comme la collecte, seraient contrôlées par une commission du ministère des Finances qui était chargée de « publier sur un site Internet les noms de ceux qui affirment aider mais qui ne le font pas et de ceux qui collectent de l’argent pour autre chose sous prétexte de collecter pour les victimes de séisme ».225

Les islamistes ont exprimé aussi le même « manque de confiance en l’État ». Citons par exemple Taşgetiren de Yeni Şafak qui parlait d’un doute à tous les niveaux sur la façon dont les fonds collectés seraient utilisés.226 Il ajoutait que cette crise avait des racines « plus profondes » : « Cela s’appelle ‘crise de confiance dans l’État’. […] Ce doute et cette colère sont le reflet de réactions plus profondes. Cette douleur ne peut pas être comprise sans penser aux deux dernières années… »227 Il condamnait donc encore une fois « les acteurs laïcs » du système à travers ce discours du « manque de confiance ».

La presse islamiste a également privilégié la mise en avant de la situation des ONG « vertes »228 en partant de l’idée que le blocage de leurs campagnes d’aides était plutôt fait pour des raisons idéologiques que pratiques. Suite à l’arrêté du ministre de l’Intérieur du 22 août concernant les collectes de dons, la préfecture d’Istanbul a tout de suite bloqué les campagnes des ONG islamistes. Le quotidien Cumhuriyet, républicain, l’annonçait de la façon suivante : « Interdiction aux shariatistes »229 . La presse islamiste était en colère. Yeni Şafak écrivait à la une : « De quel pays est ce préfet ? » On considérait le préfet

224 ATAKLI, Can, « Yardımlar Ne Yapılacak ? », Sabah, 13 septembre 1999, p.8.

225 « Deprem Yardımı ve Harcamaya Denetim », Cumhuriyet, 25 septembre 1999, p.1 et 19. 226 TAŞGETIREN, Ahmet, « Kuşku Patlaması », Yeni Şafak, 27 août 1999.

227 Ibid. L’auteur fait encore une allusion au « processus du 28 février ». Dans la suite de l’article, il énumère

les mesures prises dans le cadre de la lutte contre l’intégrisme pour établir un lien entre celles-ci et la « crise de confiance » suite au séisme du 17 août : « Interdiction du voile islamique dans l’espace public (déjà interdit juridiquement depuis le début de la République), fermeture des lycées Imam-Hatip et des séminaires coraniques, blocage de l’accès à l’enseignement supérieur aux diplômés de ces lycées […] »

228 Le vert est traditionnellement la couleur des étendards militaires dans les pays musulmans ; parfois elle est

même choisie pour le drapeau national comme dans le cas de l’Arabie saoudite. Historiquement, des étendards ornés des versets du Coran ont accompagné pendant des siècles les armées de l’Empire ottoman aussi. Dans le contexte actuel turc, on parle d’une entreprise verte, d’un groupe industriel vert ou simplement du capital vert pour faire comprendre que celui-ci appartient aux personnes jugées islamistes (et susceptibles, tacitement, de soutenir les mouvements politiques islamistes).

229 « Izinsiz Yardım Kampanyası Yok», Cumhuriyet, 25 août 1999, p.5. Nous avons dû recourir à ce

néologisme afin d’exprimer un concept qui émane du contexte politique turc. Şeriatçı (donc shariatiste) désigne celui qui veut vivre selon les préceptes du Coran, et qui cherche à détruire le système politique actuel pour atteindre ce but. Ce terme est surtout utilisé par des laïcs qui considèrent l’islam politique comme une menace.

d’Istanbul comme responsable des opérations montées par la police aux sièges des ONG en question (Mazlum-Der, Insan Hak ve Hürriyetleri Vakfı-IHH, Milli Gençlik Vakfı-MGV). « Tandis que les victimes du séisme, adultes et enfants sont sous la pluie, les ONG qui appellent le peuple à aider sont poursuivies par la police d’Istanbul » lisait-on dans un article. On affirmait que le responsable à Istanbul de Mazlum-Der se défendait en soulignant que des « centaines de camions de matériel étaient déjà envoyés dans la région. » « C’est le jour de panser les plaies en se rassemblant avec le sentiment de fraternité. Nous voudrions voir ‘la main de l’État’ [en action] dans la zone de catastrophe, et non dans des traitements injustes comme celui-ci ».230

Dans les jours suivants, Yeni Şafak a cherché à condamner « l’injustice » et à prouver le succès des organisations « bannies ». Par exemple, le 26 août on faisait l’éloge d’une entreprise « verte ». Le 27, un des chroniqueurs (Islamoğlu) rappelait que « les aides [collectées] n’étaient que des biens confiés », en faisant allusion aux traditions musulmanes. « La catastrophe est si grande parce que l’aide ‘confiée’ ne passe pas par les personnes ‘fiables’ » défendait-il. […] Ceux qui mettent des obstacles aux organisations comme Mazlum-Der et IHH sont une partie du problème. Il est absurde d’attendre que ceux qui font partie du problème le résolvent. » Autrement dit, il laissait sous-entendre que les autorités publiques et les militaires chargés de la distribution de l’aide dans la région n’étaient pas des musulmans « fiables » (nous avons essayé de traduire ainsi le concept islamique qu’est éhile). 231 Le 30 août, on contestait le fait que les comptes bancaires d’AKUT soient bloqués et que ses fonds soient transférés sur le compte central appartenant à l’État. Bien entendu, à travers cette critique, on se faisait de nouveau écho de la situation des ONG islamistes qui affirmaient subir de nombreuses tracasseries de la part des autorités.232 Précisons que la presse islamiste a maintenu sa position dans les mois à venir.

Le gouvernement avait d’autres solutions pour financer la reconstruction, comme le service militaire « raccourci » en échange d’une somme considérable, la mise en place d’impôts supplémentaires sur les revenus, les biens immobiliers, les véhicules, la téléphonie mobile, les jeux de hasard, etc.233 Les mêmes doutes étaient valables pour les

230 « Gölge Etme Başka Ihsan Istemez », Yeni Şafak, 25 août 1999.

231 ISLAMOĞLU, Mustafa, « Allah’a Iftira Etmeyiniz ! », Yeni Şafak, 27 août 1999. Dans la tradition

musulmane/arabe ce terme désigne une personne apte à faire un travail spécifique, mais en même temps honnête et fiable.

232 « Kriz Üstüne Kriz », Yeni Şafak, 30 août 1999.

233 Le service militaire « payant » comme on l’appelle en turc est un régime exceptionnel qu’on applique aux

moments où le pays souffre d’une grande crise économique. Il permet d’effectuer un service de 1 mois au lieu de 6 mois minimum. En 2000, la somme fixée était 15 000 DM. Citons comme exemple les impôts :

fonds pouvant être obtenus grâce à ces opérations, d’autant plus que la presse « libérale » et certaines chambres et syndicats (surtout ceux qui représentent le patronat) se sont farouchement opposés à cette politique. Les juristes ont également déclaré que la nouvelle série d’impôts était anticonstitutionnelle.234 Dans Hürriyet, Altaylı demandait : « Comment pouvons-nous savoir qu’il [l’argent] sera donné aux victimes des tremblements de terre ? »235 La une de Sabah et d’Hürriyet était la même le 27 novembre : « Le séisme fiscal ». « La facture est payée encore une fois par le citoyen » disait Vardar. « Quelles oies sommes-nous ! Celui qui le veut n’a qu’à pénétrer dans la cage où nous sommes enfermés pour nous déplumer. »236

Qu’il s’agisse des fonds issus des donations ou des prélèvements fiscaux, le souci principal était l’utilisation juste de ces fonds. Comme Önder l’affirmait, le gouvernement ne devrait pas songer à « utiliser ces fonds pour justifier la prévision de revenus fiscaux (intégrée dans le budget) déclarée au FMI »237 Ces craintes ont été en grande partie justifiées. En décembre, le vice-Premier ministre Mesut Yılmaz a fini par admettre que le gouvernement était en phase de préparation du nouvel impôt sur les revenus bien avant le séisme, car le FMI l’avait demandé.238

Quant aux travaux de reconstruction, ils ont été marqués dès le début par des soupçons sur les appels d’offres. On a plusieurs fois affirmé239 que les bénéficiaires étaient souvent des proches de Koray Aydın, ministre de l’Equipement ou qu’ils faisaient partie des cercles d’extrême droite comme le ministre lui-même. Parmi les bénéficiaires se trouvaient même des entreprises dont les constructions n’avaient pas résisté aux séismes récents.240 Même si bon nombre de logements temporaires ont été construits avant la fin de l’année et que la construction des logements définitifs a été effectuée en relativement peu

« L’impôt spécial de communication » qui est entré en vigueur en fin 1999, qui est prélevé sur les

communications sur les réseaux de téléphonie mobile (25 % du montant de la facture mensuelle). Il demeure toujours alors qu’on l’avait annoncé comme provisoire : il constitue un revenu important pour l’État, du fait que le nombre d’utilisateurs de téléphone portable se situe aux alentours de 17 millions en Turquie.

234 GEMICI, Hacer, « Rantiyede Vergi Depremi », Cumhuriyet, 30 novembre 1999, p.13 ; et « Deprem

Vergisi Adaletsiz ve Hukuka Aykırı », Cumhuriyet, 1 décembre 1999, p.4.

235 ALTAYLI, Fatih, « Ne Bilelim Depremzedelere Verileceğini ? », Hürriyet, 26 août 1999, p.17. 236 VARDAR, Ahmet, « Fatura Yine Vatandasa Çıktı… », Sabah, 27 août 1999, p.8.

237 ÖNDER, Izzettin, « Deprem ve Vergi ile Ilgili Doğrular / Yanlışlar », Cumhuriyet, 30 novembre 1999,

p.12.

238 « IMF Isteyince Vergiler de Geldi », Cumhuriyet, 2 décembre 1999, p.5.

239 « MHP Kendi Yandaşlarına Çıkar Sağlayacak », Cumhuriyet, 24 août 1999, p.8 ; « Ihaleler MHP ve

ANAP’a », Cumhuriyet, 12 septembre 1999, p.8 ; « Yalova’da Deprem Rantına Öfke », Cumhuriyet, 13 septembre 1999, p.9 ; « Depremde Yeni Rant Paylaşımı », Cumhuriyet, 31 octobre 1999, p.1 et 9, SERELI, Mutlu, «Bayındırlıkta Ihale Pazarlığı », Cumhuriyet, 1 décembre 1999, p.8

240 « Firmalara Yeni Rant Kapısı Açılıyor », Cumhuriyet, 18 août 2000, p.6 ; ALTAYLI, Fatih, « Ölü

de temps (jusqu’en fin 2000), Aydın a fini sa carrière politique par une enquête policière et bien entendu avec un scandale en 2001. Le travail minutieux de la police a prouvé que non seulement la corruption était devenue systématique dans le ministère, mais que le ministre lui-même était au courant et impliqué.

Nous pouvons dire que cette situation paraît contradictoire aux prévisions optimistes des premiers jours d’après le désastre : « Le séisme ne connaît pas de tabous. La confiance en l’État et aux institutions étatiques est nulle. […] On s’est même demandé si le gouvernement dépenserait les fonds collectés vraiment pour les victimes de séisme… […] Peut-être pour la première fois dans l’histoire, les populations de la Turquie ont tendance à exiger des explications concernant la dépense de l’argent qu’ils ont payé… […] Avant le séisme, tout allait très bien. Le gouvernement comptait sur sa majorité au sein du parlement et bénéficiait d’un prestige présumé ‘infini’. Ce prestige au niveau du peuple est épuisé. Désormais, le gouvernement ne pourra compter que sur son action pour perdurer, il sera ouvert à toutes les critiques. […] L’effet le plus important du tremblement de terre a été sur l’establishment politique. Il ne sera plus possible de faire de la politique comme on le faisait auparavant. Les gens cherchent désormais les hommes politiques qui construiront ‘l’État de première classe’ ».241

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