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Partie I. Les tremblements de terre de Marmara 1999

Section 5. Bilans, leçons et commémorations du séisme

2. Le séisme ne fait-il pas la société civile et « le citoyen » ?

Les hommes politiques, les autorités publiques, les élus locaux n’étaient pas les seuls à être accusés de « ne pas avoir tiré de leçons ». On ne constatait pas de changement de mentalité au niveau individuel non plus. Dans la zone de séisme, on « réparait » en apparence les bâtiments endommagés (à risque) pour les habiter de nouveau, on ne respectait toujours pas les plans d’urbanisation, on faisait pression sur les élus locaux afin de pouvoir construire des bâtiments de huit, dix étages sur les terrains qui venaient à peine d’être nettoyés des ruines.457 Naturellement tout cela soulevait une autre question : où était le citoyen ? Dans les jours suivant le séisme du 17 août, un des éléments du discours de « rien ne sera plus comme auparavant » avait été « la prise de conscience du citoyen ». Le citoyen, surtout la victime de tremblement de terre, ne pouvait plus continuer sa vie d’avant car il avait vu de ses propres yeux combien cela pouvait lui coûter cher de vivre dans un tel système. On avait avancé l’idée que le citoyen serait attentif à ce que les principes du génie civil ainsi que ceux de l’urbanisme soient respectés. Or, c’était le citoyen lui-même qui « insistait pour ne pas tirer de leçons ».

456 ATIKKAN, Zeynep, « Ders Alınmadı », Sabah, 17 août 2000, p.10.

457 Nous avons personnellement entendu parler aussi de ces faits lors de nos études dans la zone de séisme,

tout comme de nombreux journalistes. Voir par exemple, l’article de Tufan Türenç: « Deprem Edebiyatı Felaketi Önlemez » (Les discours de séisme n’empêchent pas la catastrophe de survenir ), Hürriyet, 18 août 2000, p.19.

Dans sa rubrique, Engin disait « être victime du tremblement de terre sans pouvoir être citoyen ». Après avoir décrit comment les victimes « faisaient la queue » devant les caméras, les reporters, pour se plaindre à l’occasion de la commémoration du 17 août, il transmettait les diverses plaintes : « les élus locaux qui ont distribué les aides à leurs partisans, les ‘malins’ qui ont stocké des radios, des plaques chauffantes dans leurs tentes et qui les ont revendues après, les histoires infinies sur les injustices vécues lors de la distribution des préfabriqués, les plaintes concernant le choix de l’emplacement et des promoteurs pour la construction des logements définitifs, les chefs de village qui se sont enrichis en acceptant des dessous de table pour accorder des certificats de victime458, les personnes qui ont vu leur terrain saisi. […] Tout le monde se plaint, tout le monde a l’idée d’être traité injustement et tout le monde croit, avec certitude, qu’il a raison. »459

« Et tout le monde attend quelque chose de quelqu’un. De l’État, de la mairie, des associations, des communautés religieuses, des sectes, des partis politiques… C’est-à-dire de tout le monde sauf de soi-même. Dans la zone de séisme, il existe des centaines de milliers de victimes de tremblement de terre. [Mais] dans la zone de séisme, le nombre de véritables citoyens qui sont susceptibles de déterminer leur sort, de s’aider eux-mêmes d’abord, de comprendre qu’il ne peut pas y avoir de sortie individuelle et que l’organisation et la solidarité sont la seule solution pour affronter cette impuissance mortelle, est limité, tellement limité à en avoir peur, à en devenir fou de rage, à balayer tout espoir. Même devenir victime de tremblement de terre, vivre la terreur du tremblement de terre et se retrouver tout seul après le séisme n’ont pas été suffisants pour engendrer ‘un grand saut’, une prise de conscience au niveau collectif au sens de devenir citoyen. »460 Or, il ne faut pas oublier que le véritable citoyen, « produit par la catastrophe », était un élément fondamental du discours sur la société civile et automatiquement de celui sur le nouvel ordre social, un élément sans lequel le changement sociopolitique ne serait guère possible.

Si le citoyen turc n’avait pas repris conscience, quelle était la situation de la société civile turque ? « Le tremblement de terre avait choqué la Turquie. Notre souffrance était grande, mais nous étions excités aussi. Souvenez-vous comment des centaines de milliers de gens se sont mobilisés pour aider les victimes. […] Nous avions de l’espoir. Le séisme avait fouetté la société. Il nous avait fait connaître les incapacités d’Ankara, des politiques,

458 Certificat nécessaire pour avoir droit à un logement temporaire ou définitif, ainsi qu’aux aides financières

directes.

459 ENGIN, Aydın, « Depremzede Olup Yurttaş Olamamak », Cumhuriyet, 18 août 2000, p.5. 460 Ibid.

de l’administration avec la même violence qu’une gifle qui atteint notre visage. Rien ne pourrait être comme auparavant. Désormais nous serions les maîtres de notre propre destin. […] Qu’est-ce qui s’est passé après ? Je crains que l’on ne doive répondre : rien d’important. L’excitation s’est consumée au fur et à mesure que le temps est passé. Les organisations volontaires se sont dissoutes. Les réseaux sur Internet se sont tus. Les gens sont retournés à leur vie quotidienne. Ankara n’attendait que cela. Il espérait que l’euphorie du citoyen aurait disparu en très peu de temps. Il avait raison. Dès que la réaction de la société s’est atténuée, il a laissé sa culpabilité de côté, est redevenu l’Ankara habituel que nous connaissions. Je demande avec toute sincérité : qu’est-ce que le tremblement de terre a changé ? Rien. L’ancienne Turquie est revenue comme si rien ne s’était passé. Nous continuons de là où nous nous nous étions arrêtés. »461

Essayons de résumer les propos des auteurs que nous avons cités ci-dessus : 1/ Ni la société ni l’État n’ont tiré de leçons des séismes de 1999 : l’urbanisation « sauvage » continue a toute vitesse, il n’y a pas de véritables mesures de prévention contre le risque sismique, le clientélisme domine la scène politique, les pratiques corrompues sont monnaie courante et « l’État a toujours raison… » 2/ Il n’est pas possible de parler d’un changement sociopolitique visible suscité par la catastrophe : le « véritable » citoyen n’est pas au rendez-vous (celui qui était censé demander le versement des comptes et devenir la pierre angulaire de la société civile turque) ; quant à la société civile, on en entend parler de moins en moins. Cependant, il y avait aussi des auteurs affirmant le contraire :

Çandar, qui parlait de « la nouvelle carte spirituelle et mentale de la Turquie dessinée après le 17 août »462 et du « processus du 17 août »463, affirmait aussi qu’une année après le tremblement de terre, la situation dans la zone de catastrophe n’était pas brillante. Mais à ses yeux, le 17 août demeurait toujours un milat : « La Turquie n’est pas la même. Le Président de la République qui n’a pas pris la peine de mettre le pied dans la zone de catastrophe, même pas une seule fois, […] n’est plus à Çankaya.464 […] ». En effet, Çandar associait deux évènements politiques (la nomination de Necdet Sezer à la présidence, l’attribution du statut de pays candidat à la Turquie par la Commission Européenne) et le « processus du 17 août ». Egalement, il pensait que les tremblements de terre ont créé la société civile : « Si on peut vraiment parler d’une ‘initiative de société

461 AKAT, Asaf Savaş, « Bir Yıl Sonra », Sabah, 17 août 2000, p.11.

462 ÇANDAR, Cengiz, « 17 Ağustos Haritası », Sabah, 4 septembre 1999, p.16. 463 ÇANDAR, Cengiz, « 17 Ağustos Süreci », Sabah, 14 septembre 1999, p.17.

464 Çankaya est le nom de la colline d’Ankara sur laquelle se trouve la résidence présidentielle et aussi celui

civile’ en Turquie, cela n’a été possible qu’après le 17 août. ‘La société civile’ de la Turquie a confiance en elle, et c’est une condition indispensable pour devenir une ‘nation moderne’. […] Si vous observez ‘l’État’, vous verrez que rien n’a changé, mais du point de vue de la société, oui, le 17 août est un milat et c’est ce qui est essentiel. »465

Un tableau publié dans Hürriyet à l’occasion du 17 août 2000 nous paraît particulièrement intéressant dans le sens où il désigne les acteurs « gagnants » et « perdants » du processus du 17 août pour emprunter le terme de Çandar et illustre, en même temps, comment les médias « fabriquent la réalité » dans le contexte turc. D’après le journaliste qui avait préparé « l’indicateur de prestige du séisme » (titre du tableau), le séisme du 17 août « avait assuré davantage de prestige à un grand nombre d’institutions » tandis qu’un autre groupe d’institutions en avait perdu. « Les gagnants » étaient : AKUT, la société civile, les forces armées turques, l’Observatoire de Kandilli, Israël et la Grèce, les médias [turcs]. « Les perdants » étaient respectivement : le Croissant-Rouge, les mairies, le ministère de la Santé, les opérateurs de réseaux de téléphonie, la presse ‘religieuse extrémiste’, les entreprises de construction, les pays musulmans, le ministère de l’Equipement.466 Les raisons pour lesquelles chaque gagnant ou perdant avait mérité son titre sont énumérées en dessous de leurs noms. D’ailleurs pour la société civile, nous pouvons lire : « Les citoyens se sont précipités dans la région dès les premières heures après le tremblement de terre avec leurs propres moyens. Les produits alimentaires, les vêtements, les tentes qui ont été collectés par des centaines de campagnes ont été acheminés dans la zone dans les plus brefs délais. »467

Nous pouvons considérer ce tableau comme une schématisation réductionniste du contexte post-séisme, surtout à cause des « raisons » pour lesquelles ces acteurs ont été désignés comme perdants ou gagnants. Ces arguments sont souvent dépourvus de sens et parfois absurdes, mais c’est notamment à ce point-là que le tableau nous paraît un objet important : nous pouvons constater que son auteur a dû « forcer les choses » et même fabriquer des arguments incohérents pour justifier son schéma, afin que celui-ci puisse rester en conformité avec les discours dominants du contexte post-séisme ; c’est-à-dire le

465 ÇANDAR, Cengiz, « 17 Ağustos Süreci », Sabah, 14 septembre 1999, p.17. Berberoğlu du quotidien

Hürriyet écrivait : « …le prestige de la société civile reste en place. Les organisations volontaires deviennent

de plus en plus importantes aux yeux du peuple face à l’incapacité organisationnelle des institutions publiques. » dans BERBEROĞLU, Enis, « Sivil Toplum Rüştünü Kanıtladı », Hürriyet, 17 août 2000, p.12.

466 TÜFEKÇI, Hasan, « Depremin Itibar Skalası », Hürriyet, 17 août 2000, p.18.

467 Il faut souligner que, dans ce tableau, les médias se voient (comme d’habitude) attribuer le titre de

« gagnants » pour avoir « fait état des évènements dans toutes leurs dimensions […] et envoyer leurs ‘flèches de critiques’ impitoyablement dans toutes les directions ». Ibid. Voir les annexes pour une traduction complète du tableau.

discours de milat ou le discours de l’acte de naissance de la société civile turque, par exemple. Ce n’est pas un texte aussi élaboré que l’article de Cengiz Çandar que nous avons cité ci-dessus, mais malgré sa simplicité nous pouvons remarquer que c’est la même manière de voir les choses qui s’exprime à travers ce tableau : les séismes de 1999 constituent un tournant important pour la société turque. La Turquie a changé depuis et elle continuera à changer. Il s’agit ici de l’affirmation d’une volonté, d’un désir ainsi que de la description de la réalité. Comme cela a été le cas suite à l’assassinat de Uğur Mumcu ou du scandale de Susurluk… Nous pouvons imaginer que les auteurs comme Çandar s’attachent à ce discours de changement délibérément, tout en étant conscients du décalage qu’il présente avec la réalité du terrain. L’important est d’affirmer croire au changement et de reproduire les discours qui y sont associés dans l’espoir de le stimuler dans la réalité. Nous verrons plus tard que les ONG turques agissent de façon similaire en reproduisant le discours de changement pour justifier leur position et s’assurer davantage de légitimité face aux autres acteurs.

À l’occasion de la commémoration du séisme du 17 août, Altan faisait une analyse intéressante au sujet du changement sociopolitique en Turquie. Pour lui, les tremblements de terre devenaient des catastrophes en Turquie car les dynamiques internes de la Turquie n’étaient pas suffisantes pour qu’elle se modernise elle-même. « Depuis notre jeunesse, nous étions bien conscients de l’incapacité de la Turquie à se transformer. Alors pourquoi ne nous sommes-nous pas intéressés à ‘ce qui était possible’ mais nous sommes-nous focalisés sur ‘ce qui devrait être’ ? […] Les écrivains de la génération précédant la nôtre m’avaient dit à plusieurs reprises que la Turquie n’avait pas la force de se transformer. […] Et la Turquie a fini le XXe siècle avec un grand fiasco. Tandis que l’Union Européenne a atteint le niveau de 20 000-30 000 dollars de PIB par personne, la Turquie reste au niveau de 3 000 dollars par personne. Et la conscience en matière de droit ? Elle était meilleure même au XVIIIe siècle. Les ‘dominants’ de la Turquie ne peuvent résister que 15-20 ans de plus à la dynamique de changement et de transparence accélérée par le processus de globalisation. Entre-temps, on ne peut pas savoir si un séisme à Istanbul aura lieu ou non, mais une telle catastrophe mettra sûrement en évidence dans quelles impasses la Turquie se trouve. »468

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