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Partie I. Les tremblements de terre de Marmara 1999

Section 5. Bilans, leçons et commémorations du séisme

3. La commémoration organisée par les initiatives civiles

Après avoir parlé de la position du gouvernement et de la presse, il convient d’évoquer la façon dont la commémoration du 17 août a été perçue et vécue au niveau individuel, bien entendu surtout par les victimes du séisme. Les raisons qui ont rendu cette catastrophe différente par rapport à d’autres survenues dans le passé (un relatif changement de perception des catastrophes dans la société au sens de sortie du fatalisme, l’ampleur de la catastrophe et sa couverture médiatique, les particularités de la zone touchée et celles des populations y demeurant…) l’ont rendu différente dans sa prise en charge par la mémoire collective aussi. Pour la première fois, des cérémonies de commémoration ont été organisées pour les victimes d’une catastrophe en Turquie et ce presque sans aucune contribution des autorités.

D’ailleurs, les autorités politiques étaient pour « un retour à la normale » le plus vite possible, ce qui justifiait à leurs yeux l’inutilité de telles cérémonies : ce n’était plus la peine de démoraliser les citoyens, ni de critiquer l’État. Naturellement le gouvernement préférait, à l’occasion de l’anniversaire, mettre en avant « l’aspect reconstruction » que « l’aspect gestion de crise » ou « l’aspect prévention ». Néanmoins, lorsque des cérémonies et d’autres activités ont été organisées à l’initiative des victimes et de certaines ONG turques, les autorités ne sont pas intervenues. Probablement, parce qu’elles n’étaient pas en mesure de le faire : à ce moment-là, la question des séismes était encore une question très délicate, la société n’avait pas encore oublié la paralysie des services publics suite au séisme et le discours de « l’État paternel qui panse les plaies » n’avait (presque) plus de validité, vu le déroulement des travaux post-séisme engagés par de l’État. Par ailleurs les médias, pour lesquels la catastrophe constituait un cadre de critique sine qua non depuis un an, étaient ouvertement favorables à une commémoration « active ». Ils faisaient un effort visible pour montrer qu’ils « étaient avec les victimes », qu’ils « demandaient toujours le versement des comptes à leur nom » : comme en témoigne l’exemple du comité éditorial de Hürriyet qui a tenu sa réunion quotidien à Gölcük le 16 août 2000, sur un terrain où existait un bâtiment avant le 17 août 1999.469

Une quarantaine d’ONG turques, rassemblées sous le nom de « L’initiative du 17 août »470 ont organisé une campagne baptisée « Ne dors pas Turquie, moi je ne dors pas » et appelé les citoyens à « s’habiller de couleur noire, ne pas dormir, allumer les lumières et siffler dans des sifflets à 3h02 ».471 « L’initiative » était composée essentiellement des associations de victimes de tremblement de terre, d’une partie des associations de sauvetage (dont AKUT ne faisait pas partie) et d’autres ONG de tendance politique de gauche comme La Fondation pour l’Histoire, L’Association des Citoyens d’Helsinki, L’Association pour le soutien de la vie moderne, La Fondation des volontaires de l’éducation de Turquie… L’Association pour le soutien de la coordination civile contre la catastrophe figurait naturellement parmi les participants et elle jouait sans doute un rôle important dans l’organisation des travaux. Le groupe a fait une déclaration à la presse le 10 août pour donner son point de vue sur différents thèmes liés aux séismes de 1999, dans laquelle il suggérait aux citoyens plusieurs sortes de manifestations non-violentes, et comme nous l’avons vu, très symboliques : se vêtir de noir (couleur de deuil), allumer les lumières à 3h02 et faire du bruit (reproduire le moment du séisme d’une certaine façon)…

Le texte de la déclaration472 faite par cette initiative nous donne des éléments intéressants sur la logique des créateurs de cette campagne : « Ces 45 secondes nous ont appris beaucoup plus que nous n’aurions pu apprendre en 45 ans. Cette nuit-là nous avons compris que c’était l’urbanisation sauvage tolérée par un désir de rente qui tuait les gens, et non le séisme. […] La mort de victimes qui ont attendu des sauveteurs jusqu’à leur dernier souffle était due à l’incompétence de l’État et non à la fureur de la nature, et cela, nous ne l’oublierons pas ! Malheureusement nous devons la naissance du mouvement de société civile le plus important de la Turquie à ces 45 secondes. C’est dans cet enfer, dans les cris et les hurlements que nous avons appris la solidarité. Nous avons pu comprendre ce que voulait dire être ‘citoyen’, venir au secours, réclamer des comptes. » Ensuite, on appelait les autorités à « assumer leur responsabilité » et « les citoyens à s’organiser ». Le texte continuait sur le ton d’un ultimatum, avec six articles. On voulait savoir « le véritable bilan des pertes », ce qu’étaient devenus « les responsables de la catastrophe », comment étaient utilisés les fonds collectés, quelle était l’opinion des autorités sur les droits des victimes… « Nous appelons l’État à assumer la responsabilité que la Constitution lui attribue, c’est-à-

470 Le groupe (appelé 17 Ağustos Etkinlikleri Çalışma Grubu en turc) a produit, par ailleurs, un rapport

d’évaluation de la situation dans les lieux touchés par le séisme. 17 Ağustos’u Unutma - Deprem

Bölgelerinde Son Durum, dans http://www.belgenet.com/deprem/17agustos2000_2.html

471 « Bu Gece Uyumayacağız », Sabah, 16 août 2000, p.18.

472 « Déclaration du 17 août », par l’Initiative du 17 août. Voir www.belgenet.com/deprem/

dire nous protéger nous et nos biens contre les calamités » affirmait-on, « nous n’oublions rien, nous ne pardonnons pas aux responsables ».

Un journaliste de Sabah, Ataklı, s’opposait vivement à cette campagne : « Sous le prétexte de rappeler le séisme, ils nous rendront tous malades » disait-il. Les activités prévues par le groupe du 17 août ne servaient qu’à démoraliser les citoyens. « A quoi bon se réveiller la nuit si notre maison n’est pas solide ? A quoi bon allumer les lumières si nous ne pensons pas à contrôler avant de louer ou acheter un appartement ? Quel est l’intérêt de s’habiller de noir si nous ne suivons pas les préparations pour les [prochains] séismes, même au niveau des quartiers ? Pourquoi attacher un ruban noir à notre voiture tout en cherchant à ériger des bâtiments à plusieurs étages sur notre terrain qui se trouve sur la faille ? Maintenant, l’Initiative du 17 août me dira : « c’est pour résoudre tout cela que nous planifions cette campagne. » C’est vrai, mais ce sont finalement des initiatives populistes destinées à faire la publicité d’un groupe de personnes. Dans quelques temps, chacun se focalisera sur sa vie et tout sera oublié. En ce qui concerne le séisme, notre santé mentale est aussi de première importance. Il ne faut pas la négliger.»473

À titre personnel, nous avons pu participer aux cérémonies de commémoration à Değirmendere, une bourgade voisine de Gölcük, très sévèrement touchée par le séisme car étant presque sur l’épicentre. L’atmosphère était très tendue. Nous y étions invités en tant que membres d’AKUT mais apparemment ce titre ne suffisait pas à assimiler notre groupe à « des gens du coin ». Certains des habitants du lieu nous ont même insultés sans raison : les victimes étaient en colère « contre le reste du monde ».474 Visiblement, l’Association des victimes de tremblement de terre de Değirmendere jouait un rôle important dans l’organisation et le déroulement des manifestations. Les victimes habillées en noir, portant des bougies, des torches et des pancartes « anti-État », ont prononcé des slogans assez « durs » pour demander (en général) « le versement des aides/indemnisations » pour ceux qui ont perdu la vie. À 3h02, une guirlande noire a été posée sur le monument des victimes du séisme suite à un discours « agressif » tenu par une victime. Ce soir-là, nous avons eu l’impression qu’une simple tension ou un malentendu entre les autorités et les autochtones pourraient rapidement dégénérer en agitation violente, pour ne pas dire en soulèvement.

Il faut comprendre que chaque acteur a vu une opportunité différente dans la commémoration du tremblement de terre du 17 août 1999. Chacun a tenté de privilégier un

473 ATAKLI, Can, « Depremi Unutmayalım Derken Milleti Ruh Hastası Yapacaklar », Sabah, 16 août 2000,

p.6.

474 Par exemple, les membres d’AKUT qui ont participé aux cérémonies à Gölcük ont été agressés par un

aspect spécifique de l’évènement qu’il avait considéré comme utile. Par exemple, le gouvernement a essayé de monter une success story en partant des travaux faits dans la zone de catastrophe, mais en même temps il a préféré passer sous silence l’absence de véritable effort de prévention concernant les séismes à venir. Car, le 17 août 2000 devait être un symbole du « retour de l’État tout-puissant » et non celui d’innombrables défaillances de l’appareil étatique et du système politique. Il constituait en outre une bonne occasion d’investissement politique : c’est sans doute dans cet esprit que les affiches géantes du ministre de l’Equipement ont décoré les murs et les panneaux dans la zone de séisme.475 Par ailleurs, les médias n’étaient pas vraiment devancés par le ministre en termes de populisme. Comme nous l’avons affirmé ci-dessus, les grands journaux surtout se sont empressés de prouver qu’ils étaient « du côté du peuple ». Quant aux ONG, surtout celles qui sont nées après les séismes, elles avaient certainement intérêt à rappeler la catastrophe à la société au risque de « rendre tout le monde malade ». Autrement dit, les ONG qui assuraient leur légitimité à travers des activités liées au séisme désiraient que la société en garde un souvenir vif. N’était-ce pas valable pour toutes les ONG turques ? Sans doute, car elles étaient bien conscientes, elles aussi, que la société civile turque avait gagné du prestige à la suite du 17 août. Et si les ONG voulaient voir leur prestige, donc leur légitimité et leur champ d’action continuer à s’accroître, elles étaient obligées de s’assurer que le séisme ne s’effaçait pas de la mémoire collective (et qu’il y demeurait dans sa version non-officielle, telle qu’elle est présentée par les ONG elles-mêmes). Mais pour la « simple victime », l’essentiel était plutôt de réclamer « son dû » en attirant l’attention sur sa situation et d’affirmer sa colère contre un « système corrompu » qu’elle considérait comme étant à l’origine de la catastrophe.

À ce sujet, Ekinci parlait d’un « spectacle à l’occasion de la première commémoration ».476 Sous sa rubrique, il se demandait ce qu’était finalement le résultat des activités de commémoration : « Les politiques, les bureaucrates […] les universitaires, […] plusieurs individus ou institutions ont transformé la commémoration en un spectacle. […] Même si un ministère veut transmettre ses messages à la population, utiliser les photos ‘artistiques’ du ministre lui-même n’est pas la bonne façon pour atteindre ce but. […] Probablement pour des raisons similaires [à celles du ministre] notre média ‘populaire’ a

475 Le ministre a été critiqué par presque tous les quotidiens pour cette raison. Par exemple voir « Deprem

Afişiyle Reklam », Radikal, 16 août 2000. Ces posters montraient le ministre dans différentes scènes, par exemple en train de regarder dehors par la fenêtre d’un logement (en construction) pour les victimes, souriant au caméra avec une petite fille dans les bras devant d’autres logements, et affichant des slogans comme «du

17 août 1999 au 17 août 2000, des larmes aux sourires… ».

adopté un comportement comparable. Les photos de nos ‘célèbres’ chroniqueurs embrassant les victimes de séismes ont orné les pages des journaux. Ils ont retrouvé leur place dans cette campagne de propagande en ‘demandant des comptes aux hommes politiques au nom du peuple’ ; tout comme les hommes politiques qui demandent des votes en disant ‘nous sommes ceux qui pensent à vous plus que tout le monde, nous sommes ceux qui vous aimons le plus. »477

Nous voulons finir par une note au sujet du mode de manifestations choisi par les ONG. Comme nous l’avons souligné ci-dessus, il ne s’agit pas d’un groupe restreint descendant dans la rue, au nom d’un groupe plus large. Au contraire, les organisateurs ont essayé d’obtenir la participation du plus grand nombre d’individus possible. Mais pour obtenir le maximum de participation, il fallait exiger le minimum d’action des participants. Parallèlement, il fallait leur garantir une impunité, sachant que toute manifestation (légale ou illégale) peut donner lieu à une répression violente des manifestants dans le contexte turc ; le régime militaire suivant le coup d’État de 1980 ayant ainsi plus ou moins réussi à briser toute volonté de manifestation politique chez les citoyens turcs. En conséquence, l’action collective organisée 1/ était pacifique (ce qui est souhaitable d’ailleurs) ; 2/ très visible mais n’étant pas susceptible de poser des problèmes juridiques aux participants ; 3/ n’exigeait pas forcement une sortie dans l’espace public ; 4/ n’exigeait pas de véritables engagements, surtout au sens politique. Il suffisait de se pourvoir de symboles « inoffensifs » et de les rendre visibles tout au long de la journée et de faire du bruit à 3h02 du matin, dans son propre domicile. Bref une action qui ne peut engendrer aucun problème de la part des autorités ayant tendance à soupçonner tout rassemblement collectif.

Nous avions dit que le 17 août 2000 était la première fois où l’on organisait une commémoration d’une catastrophe naturelle en Turquie et où une action de protestation liée voyait le jour. Quant à la manière de manifester, elle ne constituait pas une nouveauté en soi : c’était en effet une méthode qui avait vu le jour au milieu des années 90. Citons par exemple l’interdiction des stations de radio privées par le gouvernement (30 mars 1993) qui avait suscité une protestation via l’ornement des automobiles avec des rubans noirs sur les antennes de radio.478 Mais le cas qui a constitué un exemple pour la suite a été l’action « Une minute d’obscurité pour une lumière éternelle », menée du 1er février au 9 mars en 1997. Il s’agissait en effet d’éteindre les lumières (ce qui s’est très vite transformé en

477 Ibid.

478 Ces radios tout comme les chaînes de télévision privées émettaient dans l’illégalité car le dispositif

juridique concernant les médias audiovisuels (privés) n’était pas encore entré en vigueur. Voir dans

éteindre-rallumer de façon continue) pendant une minute, tous les soirs à 21 heures. Des bruits de sifflets et de casseroles ne manquaient pas non plus. Cette manifestation qui a impliqué un grand nombre de citoyens479 était en effet le produit d’un travail soigné : à l’initiative de l’Association des citoyens d’Helsinki, une agence publicitaire avait conçu une campagne médiatique (avec le soutien des groupes de médias privés naturellement) afin de faire pression sur le gouvernement à propos du cas de Susurluk. En éteignant la lumière chez eux, les citoyens turcs ont manifesté leur demande pour plus de transparence et d’honnêteté, même si cela n’a pas eu un effet visible sur le déroulement de l’enquête et sur le procès qui l’a suivi. Et le slogan principal de la campagne était « Après le camion, rien ne sera plus comme auparavant en Turquie.»

Reprenons les points communs entre deux contextes séparés par 3 ans : un évènement qui surprend la société, une crise qui révèle « les visages cachés » du système ; une demande (même si elle est faible) de la part des citoyens pour le changement – avant tout – politique ; un groupe d’ONG qui tente de porter cette demande dans l’espace public ; et finalement, un résultat qui n’a pas été à la hauteur des espoirs. Les verdicts des tribunaux successifs en ce qui concerne le dossier de Susurluk n’ont pas été satisfaisants pour les citoyens qui attendaient un nettoyage total dans l’État et chez les élites politiques, d’autant plus que les pratiques de corruption ont continué. Parallèlement, pratiquement aucune responsable du ravage causé par les séismes du 17 août et du 12 novembre 1999 n’a été puni. Et comme nous l’avons vu, l’irresponsabilité et la corruption, qui avaient été à l’origine de la catastrophe, ne se sont pas effacées du paysage. En tout cas, dans l’immédiat, « rien n’était changé », ni après « le camion » ni après les séismes, alors que dans les deux contextes, on avait parlé de milat. Enfin, dans les deux cas, les citoyens étaient invités à se manifester à travers une action qui ne les obligeait même pas à sortir de chez eux.

Alors dans quelle mesure pouvons-nous parler de manifestations publiques ? Une manifestation publique peut-elle être « publique » sans qu’il y ait eu une sortie dans l’espace public ? D’ailleurs, n’est-il pas curieux de l’appeler « publique » sans qu’il y ait un rassemblement « physique » du public (hormis les cérémonies organisées par les associations de victimes de tremblement de terre) ? De façon similaire aux « cyber- actions », ces campagnes sur Internet lors desquelles « le participant » n’a qu’à signer une pétition (qui n’a aucune valeur juridique la plupart du temps) ou à renvoyer un message à

479 23 millions, d’après un des organisateurs. Naturellement, il n’est pas possible de connaître le chiffre exact,

mais il ne serait pas erroné de dire que le taux de participation était assez élevé du moins dans les grandes villes de la Turquie, qui représentent plus de 60 % de la population du pays.

tout son entourage, ces campagnes ont permis aux citoyens turcs de s’exprimer sans avoir à exposer son corps aux dangers d’un système où il arrive souvent à l’arbitraire de l’emporter sur le droit. Et malgré tout, ces campagnes sont parfois évoquées comme des « étapes importantes de la construction de la société civile ».480 Effectivement, il existe deux visions différentes sur ce point : 1/ dans la Turquie des années 90, la tradition de prise d’initiative par les citoyens est tellement faible que lorsque quelques millions de personnes éteignent la lumière à 21 heures ou l’allument à 3 heures ensemble, c’est considéré comme une manifestation collective très importante, même si l’action ne donne aucun résultat visible. 2/ L’intérêt que des millions de citoyens turcs montrent à ce genre de campagnes prouve qu’il y a une grande « énergie civile » dans ce pays. À notre avis, il serait légitime de créditer (partiellement) les deux versions, qui ne sont pas pour autant contradictoires.

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