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Partie I. Les tremblements de terre de Marmara 1999

Section 1. Le tremblement de terre de 1999 et la mise en accusation des autorités

4. Le discours compassionnel des autorités et les réactions de la presse

Tandis que le mécontentement, voire la frustration de l’opinion publique grandissait, le Président Süleyman Demirel, figure emblématique90 du système politique turc, faisait le tour de la zone de catastrophe en hélicoptère. À la différence de sa façon de faire habituelle (s’arrêter fréquemment pour rencontrer la foule), il a fait un tour sans escale qu’il a terminé par une déclaration de presse, dans laquelle il remerciait le gouvernement « pour les travaux qu’il avait effectués dans la région. » Aux yeux de Demirel, « le gouvernement avait fait de son mieux ». Le ton de la presse est devenu encore plus critique. « Alors, toutes ces chaînes de télévision émettent-elles depuis l’Afrique ? » demandait Coşkun.91 « Comment a-t-il pu observer les travaux du gouvernement depuis là-haut ? En plus, il ne peut y avoir de travaux car, là-bas, il n’y a pas de gouvernement ! […] Pourquoi le Président ne veut-il pas rencontrer les citoyens ? »

Abondamment critiquées pour leur lenteur à réagir et leur incapacité à gérer les secours, les autorités tenaient toujours le même type de discours : « Notre État et notre

89 GÜRSOY, Idris, « Dua ve Yardım Zamanı », Zaman, 19 août 1999.

90 Süleyman Demirel a rejoint en 1962 le Parti de Justice (AP) en tant que membre du conseil exécutif, et en

est devenu président en 1964. La même année, il est devenu vice Premier ministre dans le gouvernement de coalition et l’année suivante, le Parti de Justice a remporté 53 % des voix lors des élections : Demirel est devenu Premier ministre pour la première fois. Il a été réélu en 1969 et a gardé son poste grâce au soutien électoral accordé à son parti, qui avait obtenu la majorité des votes. Il a été contraint de quitter le pouvoir le 12 mars 1971, suite au coup d’État « tacite » des militaires. Jusqu’en 1980, il a été trois fois Premier ministre dans différents gouvernements de coalition : en 1975, en 1977 et en 1979. Encore une fois, il a quitté son poste à la suite d’un coup d’État, le 12 septembre 1980. Les militaires ont interdit à tous les leaders de partis de revenir dans la vie politique, y compris Süleyman Demirel. En 1987, cette interdiction a été levée par un référendum et Demirel est revenu triomphalement et a été élu aux élections de la même année député d’Isparta, comme d’habitude. Comme tous les partis d’avant-1980 étaient dissous, Demirel avait déjà fait fonder un « nouveau » parti qu’il dirigeait par le biais d’un « homme de confiance » : le Parti de la Juste Voie (DYP). Suite aux élections de 1991, il est devenu Premier ministre dans le gouvernement de coalition DYP- SHP avec les sociaux-démocrates. Suite au décès de Turgut Özal, il a été élu Président de la République en 1993 et est resté à Çankaya jusqu’en 2000. Alors qu’il avait été six fois Premier ministre et une fois Président, il songeait toujours à créer un parti et à revenir sur la scène politique en 2001 à 74 ans.

Nation panseront le plus vite possible la plaie causée par cette catastrophe. »92 ; « L’impression que j’ai eue ici [à Yalova] est qu’on a pris la situation en main de façon efficace. La situation est certes grave… Mais on continue à travailler avec un effort surhumain. Je remercie le gouvernement pour ses travaux que j’ai vus ici. Je remercie également tous les commandants des forces armées et les hommes sous leur commandement au nom de mon État. Nous changerons ce tableau dans les prochains jours ».93

De même, les autorités mettent-elles en garde contre toute tentation de protester : « Il faut aller devant le tribunal… mais contre qui ? Contre le tremblement de terre, car c’est lui qui détruit. Aller devant le tribunal contre l’État en laissant le séisme de côté n’a aucune utilité. Aller devant le tribunal contre l’État, rabaisser l’État aux yeux du citoyen n’est utile pour personne. […] Bien sûr que le citoyen, souffrant, demandera où est l’État, mais l’État est avec lui. »94

« Cet événement est la plus grande catastrophe dans l’histoire de la République. Les communications ont été coupées. Les secours ne peuvent pas arriver dans la région parce que les citoyens occupent les routes avec leurs voitures. […] Que personne ne soit provocateur ! L’État a mobilisé tous ses moyens mais il ne faut pas oublier que l’être humain peut rester impuissant face à la catastrophe. »95

L’État dont il s’agit ici n’est pas une organisation au service des citoyens. Il n’est pas un ensemble de mécanismes qui tire sa légitimité du consentement des individus (citoyens). Il est sa propre source de légitimité en raison de son caractère sacré, divin, qui en fait presque l’objet d’un culte. Dans cette optique, l’homme politique ou l’autorité publique prétend représenter l’État pour assurer sa propre légitimité. Tout comme la légitimité de l’État ne peut jamais être mise en cause, la légitimité de celui qui le représente ne peut pas non plus être mise en cause, ce que lui donne une marge de liberté considérable. Cette marge peut même se transformer en impunité, ce qui n’est pas rare dans la vie politique en Turquie. De ce fait, ceux qui profitent de l’État en tant que source de légitimité ont intérêt à préserver « sa sacralité ». Nous y voyons une sorte de symbiose : certains acteurs assurent la continuité de l’image de l’État-protecteur qui, en échange, les alimente en termes de légitimité. Ils ont besoin les uns des autres pour survivre. C’est pourquoi le Président disait : « Aller devant le tribunal contre l’État n’a aucune utilité ». Il

92 Discours du Président. « Depremin Yarası Sarılacak », Cumhuriyet, 18 août 1999, p.9. 93 Discours du Président. « Korkumuz Odur ki Ölü Sayısı Artacak », Hürriyet, 20 août 1999, p.9. 94 Discours du Président. « Demirel : Depremden Davacı Olalım », Cumhuriyet, 21 août 1999, p.8. 95 « MHP : Felaket Iman Gücüyle Aşılacak », Cumhuriyet, 19 août 1999, p.5.

faut être attentif à l’identification aussi : « Je remercie… au nom de mon État ». Nous pouvons nous permettre de sous-entendre « le message réel » qui est là : « Il ne faut surtout pas aller devant le tribunal contre l’État, car l’État, c’est moi. »

Le discours de l’État-protecteur, tout puissant, sacré, qui trouve ses origines dans l’histoire des Turcs96 avait perdu sa crédibilité dans le contexte du 17 août. Or, il avait été tenu à chaque calamité et faisait partie d’un schéma classique sur lequel nous reviendrons par la suite : une catastrophe naturelle frappe une région « lointaine » (donc « insignifiante ») du pays. L’État-père y intervient sans tarder, par le biais de l’armée, de la Sécurité Civile et du Croissant-Rouge et « panse les plaies ». Bien entendu, il fait le nécessaire pour tout reconstruire via sa ‘Direction Générale des Affaires de Catastrophe’ et « remet les choses en ordre ».97 Comme nous pouvons le voir, les principaux instruments étatiques dans ce schéma sont le Croissant-Rouge et la Sécurité Civile.98 De ce fait, la perte de prestige qu’ils ont subie était en réalité la perte de prestige de l’État, ce qui explique qu’ils aient été rapidement attaqués par la presse.

Jusqu’au 17 août, chaque catastrophe a été une occasion de rediffusion de l’image de l’État omnipuissant, qui veille et protège ses citoyens. Le retard de réaction des institutions publiques, le dysfonctionnement des mécanismes d’urgence, le manque de préparation, la défaillance du sauvetage et du secours ont bouleversé cette image paternaliste archaïque. Pour deux journalistes de Zaman, c’était honteux : « Nous craignons que s’il n’y avait pas eu les chaînes de télévision et les stations de radio privées, nous n’aurions connu l’ampleur du séisme et sa gravité que plusieurs jours après. Notre système de télécommunication, dont la modernité nous rendait si fiers dans le passé, s’effondre. Le Président de notre État ne peut obtenir une liaison téléphonique qu’après des heures, alors que son Premier ministre se sert de la télévision pour transmettre son message à Ankara. Les victimes qui attendent les secours d’urgence ne peuvent appeler Ankara qu’à travers les chaînes de télévision et les radios. Et elles hurlent toutes en disant ‘Où est cet

96 Cet aspect sera discuté dans la troisième partie de notre thèse.

97 Il est possible que la Direction Générale des Affaires de Catastrophe soit une traduction problématique du

point de vu de la langue française. Néanmoins, ce département spécialisé dans la reconstruction post- catastrophe rattaché au ministère de l’Equipement, se nomme General Directorate of Disaster Affairs en anglais. Voir le site sur Internet : http://www.deprem.gov.tr/ Dans un rapport de l’AFPS (Association Française du Génie Parasismique) relatif au séisme de Dinar, on appelle ce département la Délégation aux

Risques Majeurs turque, ce qui est plus le nom de son « équivalent » dans le contexte français qu’une

traduction. Voir : COMBESCURE Didier, « Rapport de mission du séisme de Dinar – Turquie », Cahier

Technique de l’AFPS, n°16 (juillet 1998), pp. 1-31.

98 La position de l’armée sera discutée séparément du fait qu’elle est toujours perçue comme un organisme à

part et non comme une institution publique « ordinaire » dans le contexte turc. D’ailleurs, l’armée elle-même se distingue des autres institutions.

État ?’. Et si ces chaînes n’existaient pas ? Alors dans ce cas, on calmerait les citoyens par les émissions du TRT 99 (qui a pris du retard même pour annoncer le séisme) sur le mode ‘L’État a mobilisé tous ses moyens pour accéder aux victimes et pour les sauver’. »100

Pope, correspondante du Monde, affirmait : « Il est trop tôt pour envisager les conséquences politiques à long terme de cette catastrophe, mais il est déjà évident que la population turque a été pour le moins déçue par la lenteur de la réaction des autorités. Elevés avec le concept d'un État paternaliste qui dicte à ses citoyens une façon de penser, d'agir et en contrepartie, veille sur eux, les Turcs ont été obligés de constater qu'en ces jours de crise, l'État ne s'est pas montré à la hauteur de leurs attentes. »101

Parallèlement, les journalistes turcs questionnaient cette image de « l’État tout puissant ». Par exemple Gönültaş du quotidien Zaman affirmait que les citoyens considéraient l’État turc comme plus puissant qu’il ne l’est dans la réalité, mais que cette illusion était causée par l’État lui-même qui s’était imposé comme tel pendant longtemps, et qui avait « décidé et agi » au nom des citoyens.102 Taşgetiren, chroniqueur103 de Yeni Şafak, parlait de l’épreuve de « paternité » de l’État : pour lui, « l’État-père » avait du succès dans la domination (si nécessaire avec violence) de ses « enfants » mais il n’avait pas pu, dans le cas du 17 août, les sauver, les soigner.104

Si la défaillance des services de secours était la seule raison du mécontentement social, il aurait pu être beaucoup plus facile pour les responsables de « s’en sortir » sans être sévèrement critiqués et sans voir leur prestige touché. Pourtant, l’attention de l’opinion publique s’est tournée vers le bilan du séisme au fur et à mesure que les chiffres concernant les pertes étaient mis à jour. Avec la reprise de leur poste par les autorités et le rétablissement des communications, les données ont pu être recueillies et la société turque a pris connaissance de la réalité : le nombre de morts dépassait largement quelques milliers. Les médias, déjà très critiques vis-à-vis du manque de préparation aux crises majeures de l’État et de son intervention tardive et inadéquate, n’ont pas tardé à poser la question cruciale : « Qui est responsable de cette destruction ? ».

99 TRT : Türkiye Radyo Televizyon Kurumu, la Compagnie de Radio et de Télévision de Turquie,

établissement public qui gère les chaînes de télévision et les stations de radio appartenant à l’État.

100 DIKBAŞ Kadir, ŞEN Şahin Ali, « Çöken Marmara mı, Ankara mı ? », Zaman, 20 août 1999.

101 POPE, Nicole, « La population découvre les carence de l’État paternaliste », Le Monde, 24 août 1999. 102 GÖNÜLTAŞ, Nuh, « Devlet Dedikleri », Zaman, 22 août 1999.

103 Nous avons utilisé ce terme pour désigner les journalistes qui rédigent régulièrement un article dans la

même page et dans la même colonne d’un quotidien. Cette tradition journalistique est très forte en Turquie, tout comme dans certains pays anglo-saxons où on trouve de nombreux columnists dans la presse.

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