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Partie I. Les tremblements de terre de Marmara 1999

Section 3. Réactions et positionnements de divers acteurs

5. La position des médias dans le contexte post-séisme

Si la presse écrite turque a une histoire longue de deux siècles, la première chaîne de télévision turque privée n’a vu le jour qu’en 1989. Mais dans cet espace de temps assez court, la privatisation de l’émission de radio et de télévision a eu un impact considérable sur l’évolution des métiers d’information en Turquie. Comme le souci principal des investisseurs de ces nouvelles chaînes de télévision et stations de radio était d’attirer l’audience la plus large possible (pour des raisons financières évidentes), le format du journalisme a été réorganisé de façon à ce que les informations soient plus sensationnelles, plus frappantes, par contre beaucoup moins informatives. La ligne de démarcation entre le respect des droits individuels et la liberté d’information est devenue de plus en plus fine et elle a été franchie plusieurs fois. Cette tendance qui a « contaminé » aussi la presse écrite suscite de temps en temps de vifs débats éthiques mais sans résultat apparent sur le contenu et la qualité des bulletins d’information.340 La controverse publique sur cet aspect a été le point de départ pour la création d’un organisme étatique chargé de surveiller les émissions et d’imposer des contraintes aux chaînes de télévision et de radio.

Dans ce contexte, les événements importants comme le scandale de Susurluk dont nous avons parlé ou comme l’assassinat de Uğur Mumcu constituent une bonne occasion pour les médias de reconstruire leur légitimité très contestée, comme le soulignent Timisi

340 Notons cependant que depuis quelques années des chaînes de télévision qui ne diffusent que des

informations, dans un format « classique » ont vu le jour, souvent avec le soutien d’un investisseur étranger :

et Dursun.341 Dans ces moments-là les médias turcs se déclarent « les porte-parole de la société » et reformulent les crises, les conflits et les tensions sociopolitiques préexistants à travers l’évènement. Bien entendu, leur format habituel de présentation des informations et leur tendance politique sont déterminants dans la façon dont ils traitent les questions, et les séismes de 1999 n’ont pas été une exception à cela. Hormis TRT qui est la chaîne officielle, les chaînes de télévision turques ont dramatisé en général les faits liés aux séismes, tout en consacrant plus de temps aux informations qui ont un potentiel pour faire sensation, et ainsi, obtenir l’audimat le plus élevé.342 En revanche, si TRT a pris plus de recul par rapport à la catastrophe et réalisé un travail de journalisme plus informatif, elle s’est abstenue de soutenir les discours critiques contre les autorités.

Que ce soit dans la presse écrite ou dans les médias audio / audiovisuels, nous retrouvons plus ou moins la même représentation des faits. Premièrement on accuse l’État en tant qu’institution au niveau « macro » et les promoteurs au niveau « micro » d’être les responsables de la catastrophe, mais sans faire le rapport entre ces deux niveaux. Deuxièmement, on distingue « l’État idéalisé » des « politiques et bureaucrates corrompus ». En conséquence, on construit un discours de « solidarité nationale » où sont convoqués des victimes (du séisme, bien entendu), des « héros » (l’armée, la société civile) et des personnes « malhonnêtes » (les politiques, les bureaucrates, les promoteurs). Les médias se sont empressés de donner une dimension politique à la solidarité qui, en réalité, est une conséquence quasi générale des catastrophes. Ils se sont présentés eux-mêmes comme étant parmi les « bons » et parfois ont même essayé de le prouver à travers des « engagements » comme transporter les blessés avec l’hélicoptère de la chaîne, prêter des projecteurs (de tournage) aux sauveteurs qui travaillent la nuit, etc.343 Ils ont tenu à montrer qu’ils étaient « en conformité » avec le discours de solidarité nationale qu’ils ont construit eux-mêmes. La « grande campagne » de collecte de dons que les différents groupes de médias ont organisée leur a permis d’affirmer, encore plus ouvertement, qu’ils « émanaient du peuple ». De façon intéressante, même les médias islamistes ont participé à cette campagne baptisée « Ajoute une brique, toi aussi ».344 En ce qui concerne l’aide étrangère, les médias turcs l’ont très rapidement transformée en un outil de critique en

341 DURSUN, Çiler et TIMISI, Nilüfer, Medya ve Deprem, RTÜK, Ankara, 2003. Rapport sur la

représentation du séisme du 17 août 1999 dans les médias, commandé par RTÜK, le Conseil supérieur de Radio et de Télévision.

342 Ibid., p.41. 343 Ibid., p.32.

344 La campagne a été annoncée dans tous les médias de façon coordonnée et souvent par des annonces

comparant l’action des étrangers avec celle des autorités turques. Ils ont également traité le sujet avec une forte dose d’optimisme sous prétexte que le soutien de la communauté internationale était une occasion pour changer de politique étrangère et pour suivre une politique de rapprochement avec l’Europe, notamment avec la Grèce.345

Soulignons que la question de « la mystification de l’État » est présente dans les quotidiens libéraux comme Hürriyet et Sabah. Parler du « véritable État », de « l’État pur » leur a permis de critiquer sévèrement les politiques et les autorités publiques tout en restant à l’abri de la réaction de ces derniers : ce n’est pas l’État-père, acteur sacré du système politique turc qui est critiqué, mais ce sont les individus, donc des êtres humains qui le dirigent et qui n’ont pas pu être à la hauteur de cette image d’État sacré. Ainsi, on peut critiquer sans avoir besoin de questionner l’État tout-puissant. Il s’agit d’un souci de ne pas ébranler le prestige, la sacralité de l’État, et il en résulte donc une distinction nette : « les hommes politiques (surtout) et les autorités publiques ne sont pas l’État. » Alors que chez les autorités, la pratique est souvent en sens contraire : il n’est pas rare qu’un responsable administratif s’identifie à l’État pour rendre ses actes légitimes, pour échapper aux critiques. Les autorités turques qui ne sont pas habituées à se justifier peuvent faire preuve de réactions extrêmes lorsqu’elles sont questionnées par les citoyens. Le cas du préfet de Bolu qui a giflé devant les caméras une victime de séisme qui lui reprochait d’être inefficace illustre bien ce fait. L’incident a été retransmis dans les bulletins d’information et il a soulevé une vague de critiques dans la presse. « La gifle du préfet » a acquis une dimension symbolique. Elle est devenue l’exemple du caractère arbitraire de l’administration turque.346

Malgré tout, il faut admettre que les chaînes de télévision privées ont joué un rôle décisif dans le contexte du 17 août. Si le tremblement de terre, la destruction qu’il a causée n’avaient rien de nouveau pour les Turcs, cette fois-ci ils ont été choqués par des scènes retransmises en direct depuis la zone de catastrophe : les caméras ont enregistré les images des citoyens en péril, qui ne pouvaient compter que sur eux-mêmes et sans aucun service public en vue en arrière-plan. Le « schéma classique d’analyse des catastrophes » n’était plus en vigueur, ni le mythe de l’État puissant : « Le séisme a effacé le maquillage du visage de l’État et de ceux qui en étaient proches ; ce mécanisme étatique que nous voyions comme puissant, capable de tout faire n’était pas là pendant 48 heures après le

345 Nous en parlerons en détail dans la sous-partie intitulée « La dimension internationale du désastre ». 346 ALTAN, Mehmet, « Vali ve Vatandaş », Sabah, 27 novembre 1999, p.27 ; DOĞRU, Necati, Sabah, 28

tremblement de terre. Cette image a été naturellement retransmise chez nous à travers les écrans de télévision. À la suite de cela, nous avons commencé à voir le discours « N’harcelons pas notre État » chez nos hommes politiques. Que peut-on entendre par « n’harcelons pas » sauf le filtrage des informations et des images ? Le directeur général du TRT a été appelé par une « haute » instance et prévenu. On a probablement soufflé des avertissements similaires dans l’oreille d’autres personnes, car les informations et les commentaires ont changé à partir du quatrième jour. »347 Les tentatives du gouvernement de limiter l’action des médias, comme dans le cas de Kanal 6 (cf. supra), prouvent que les autorités politiques étaient conscientes du phénomène et s’inquiétaient des conséquences éventuelles. Mais le fait de savoir si cette pression a contribué à réparer le prestige brisé du gouvernement ou si elle a davantage entamé la confiance de la société est discutable : « Tout comme la guerre du Golfe a été le premier conflit international dont les images ont été transmises en direct, le tremblement de terre de Gölcük a été la première catastrophe naturelle traitée de cette façon. Par conséquent, les chaînes de télévision importantes du monde ont campé dans notre pays et elles sont en train d’émettre en direct. Tous les journaux importants disposent de trois, quatre correspondants pour transmettre ce qui se passe en Turquie. […] Le monde entier lit et regarde le séisme dans notre pays dans toute sa réalité et ses aspects tragiques, mais le public en Turquie est privé de certains détails. […] Ceux qui dissimulent les événements qui se passent dans une région peuplée de 20 millions de personnes ne portent un coup qu’à leur propre fiabilité. […] Il est bon d’être transparent, même lors d’une catastrophe… »348

347 KIVANÇ, Taha, « Gerçeği, Yalnızca Gerçeği », Yeni Şafak, 23 août 1999. 348 Ibid.

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