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Partie I. Les tremblements de terre de Marmara 1999

Section 2. La mobilisation de la « société civile »

3. La popularité d’AKUT reconnue par les autorités

Contrairement au ministre de la Santé, les autres responsables politiques ont entretenu de bonnes relations avec AKUT, probablement parce qu’ils avaient mieux

173 Ibid. « Si j’étais dans la position du pouvoir politique […], je demanderais leur service aux jeunes

d’AKUT pour la restructuration du Croissant-Rouge… » Cette dernière idée était assez populaire parmi les

journalistes : « Ne serait-il pas convenable d’inviter les membres d’AKUT pour la restructuration de toutes

ces institutions [qui relèvent des risques majeurs] et en premier lieu celle du Croissant-Rouge, du moins pour demander leurs avis ? D’ailleurs, si on nous laissait prendre la décision, nous leur accorderions tout de suite la gestion du Croissant Rouge. » (SERTOĞLU, Sedat, « Yeni Dönem », Sabah, 30 août 1999, p.16).

Rappelons aussi la une de Sabah le 25 septembre : « Laissez le Croissant-Rouge à AKUT » (« Kızılay’ı AKUT’a verin », Sabah, 25 septembre 1999, p.1 et 18). Il s’agit clairement, ici, de l’exagération des capacités de cette association de volontaires de sauvetage par la presse.

174 « Sağlık Bakanı’nın Hedefi AKUT », Cumhuriyet, 24 septembre 1999, p.1 et 19. Durmuş avait proposé

aux victimes de catastrophe de se servir de la mer pour la toilette personnelle : « Ils disent qu’il n y a pas d’eau, mais mon peuple sait se servir de la mer aussi pour se nettoyer », dans Cumhuriyet, 23 août 1999, p 4.

analysé la direction dans laquelle soufflait le vent. Dans le contexte du 17 août, contester la légitimité d’AKUT signifierait contester tout ce qui lui est associé : l’initiative du citoyen, la renaissance de la société civile, le changement social, le nouvel ordre, la fin de la corruption… Comme l’affirmait Cengiz Çandar, « le fait que le nom ‘Mahruki’176 commence à faire plus sens que ‘Ecevit’, ‘Bahçeli’, ‘Yilmaz’ et même ‘Demirel’ » signifiait « une énorme crise de légitimité ».177 La déclaration commune d’une centaine d’ONG turques, publiée dans la presse le 1er septembre 1999, a probablement justifié la sagesse des « anciens » de la vie politique turque :

« A l’attention de l’opinion publique,

La catastrophe du tremblement de terre a mis en évidence les solutions aussi bien que les problèmes. Elle nous a montré nos défauts au niveau personnel et au niveau institutionnel, mais elle a également montré ce que nous devons faire pour la Turquie en les corrigeant à l’avenir.

À présent, nous avons devant nous deux itinéraires séparés par un trait bien défini. Le premier consiste à défendre l’idée que tout ce que nous avions fait était juste, à avancer que c’est « les autres » qui avaient causé la catastrophe et à continuer dans le chemin de l’irrationalité avec une mentalité faite d’un mixte d’opportunisme et de fatalisme. Nous le connaissons très bien.

L’autre itinéraire consiste à adopter un nouveau point de vue, à avancer vers une société moderne en s’appuyant sur une vision qui accepte que l’État existe pour les citoyens et non l’inverse, et que la société doit agir ensemble : les individus et les institutions, les civils et les officiels.

À cet égard, il y a deux points déterminants sur lesquels nous voulons attirer l’attention de l’opinion publique et des autorités de l’État :

1. Nous remercions toutes les organisations turques ou étrangères qui ont effectué des travaux de recherche et de sauvetage lors du séisme, surtout AKUT. Nous voulons que notre État confirme qu’il pense de la même manière. […]

2. Il existe un grand potentiel de secours en Turquie et à l’étranger qui rend l’entremise des organismes volontaires nécessaire. Il est impossible que ces

176 Nasuh Mahruki est un des fondateurs d’AKUT et des alpinistes les plus renommés de la Turquie, ayant

réussi des ascensions jugées très difficiles dans le monde entier. Il est actuellement une des 29 personnes ayant fait à la fois le sommet de l’Everest, K2 et de Lhotse. Voir www.nasuhmahruki.com

aides, indispensables pour panser les plaies causées par le séisme, soient canalisées à travers quelques institutions publiques.

Ce que nous attendons de Monsieur le Premier ministre est qu’il se serve du concept de « gouvernance » (auquel il a toujours accordé de l’importance) pour approcher cette question et que cette notion soit expliquée à toutes les autorités publiques, et qu’il prenne les mesures nécessaires pour que celles-ci accueillent bien les initiatives et les organisations civiles.

Nous les chambres, les fondations, les associations et les organisations volontaires qui avons notre signature ci-dessous, considérons le 17 août comme un acte de naissance ; nous croyons que protéger nos véritables valeurs nationales et spirituelles n’est possible que par l’acceptation de cette nouvelle approche et non pas en sous-estimant la force du secteur civil ou en menaçant les médias. »178

Notons que les deux phrases font allusion à la pression exercée sur les médias par le gouvernement et au blocage de tous les comptes bancaires des ONG qui ont collecté des dons suite au séisme. Plus tard, les ONG « non-accréditées » seront privées de toute activité de charité (distribution de vivres, aménagement des camps de victimes, réhabilitation) dans la zone de catastrophe.

Par ailleurs, on peut s’interroger : pourquoi défier AKUT au lieu de partager sa légitimité ? Le jour où la déclaration des ONG a été publiée dans la presse, les responsables de l’association visitaient Ankara où ils ont eu l’occasion d’exprimer aux autorités que leur ONG de recherche et de sauvetage n’avait aucune intention politique. Ainsi a commencé une « valse » entre AKUT et l’État (le gouvernement, les autorités publiques civiles et militaires). Le 2 septembre, les photos du Premier ministre et du Président avec un casque d’AKUT sur la tête étaient publiées dans les premières pages des journaux.179 Dans Cumhuriyet, le titre était « l’État a remercié AKUT ».180 Dans Sabah, « Papa devenu volontaire d’AKUT ».181 Apparemment, les membres d’AKUT n’étaient

178 L’annonce est parue dans les quotidiens Hürriyet, Cumhuriyet, Sabah, Radikal, Zaman et dans d’autres, ce

qui veut dire presque dans toute la presse nationale. Elle est publiée une deuxième fois le 2 septembre 1999, mais cette fois-ci le nombre d’organisations signataires est plus important. Dans la première version, on lisait le titre « Les fondations, les associations, les syndicats et les unions qui ont approuvé la déclaration » au- dessus des signatures. Dans la deuxième, ce titre avait disparu.

179 « AKUT’a Teşekkür », Hürriyet, 2 septembre 1999, p.21. Il convient de transmettre une anecdote

intéressante. D’après l’article de Hürriyet, après avoir posé le casque sur la tête du Président Demirel, N. Mahruki, le chef d’AKUT ajoute : « Nous sommes toujours sous votre commandement. »

180 « Devlet AKUT’a Teşekkür Etti », Cumhuriyet, 2 septembre 1999, p.7.

pas très intéressés ou motivés par la position de « représentants de la société civile contre l’État » que l’on a tenté de leur attribuer.

Les séismes d’Athènes (Grèce) et de Taichung (Taïwan) ont constitué l’apogée de cette « valse ». Les sauveteurs d’AKUT sont partis à Athènes (8 septembre 1999) dans un avion de transport alloué par les forces aériennes. D’après la presse, cela montrait que l’association était appréciée des autorités militaires (ce qui renforçait le statut de l’association).182 Non seulement ils ont pu sauver une victime, mais en tant que « représentants de la nouvelle jeunesse turque » ils ont également contribué au rapprochement turco-grec, entrepris depuis quelques temps par les ministres des Affaires étrangères des deux pays. Il en a été de même pour le séisme de Taichung (20 septembre 1999). L’équipe d’AKUT est partie de la salle VIP de l’aéroport international d’Istanbul, elle a fait le voyage à bord d’un avion de Turkish Airlines en première classe. Dans les deux cas, une équipe de la Sécurité Civile était partie avec AKUT, mais la presse l’a présentée plutôt comme un accessoire « inutile », voir même un fardeau supplémentaire pour les volontaires héroïques. Athènes et Taïwan ont été présentés comme les succès de ces derniers.

La popularité de cette association (désormais « accréditée » par les autorités), baptisée l’espoir rouge a grandi encore pendant un certain temps, jusqu’au moment où elle a vécu un conflit interne (mars 2001). Pourtant, dans le contexte post-séisme, les unes de journaux comme « Nobel à AKUT »183 ou « Laissez [la gestion du] Croissant-Rouge à AKUT »184 ne surprenaient personne. Des revues, des magazines aussi bien que des chaînes de télévision présentaient les membres d’AKUT y compris dans leur vie privée. Ils étaient « les nouveaux leaders » d’après Zeynep Göğüş : «A mon avis, la crise que nous avons vécue nous a donné nos nouveaux leaders. Ce sont des jeunes gens. Ils viennent de la société civile. » Après avoir cité Nasuh Mahruki et les membres d’AKUT comme exemples de nouveaux leaders, elle continue : « Ils agissent pour créer une différence, ils ont des projets sociaux. Ce sont des gens qui assument leur responsabilité et qui l’élargissent. […] Nous voulons les voir sur la scène politique aussi. »185 L’expression qui décrit le mieux la situation est peut-être celle de Zeynep Atikkan : « Dans la Turquie d’aujourd’hui, AKUT recueillerait sans doute plus de votes que n’importe quel parti

182 « Askerden AKUT’a Şeref Salonu », Hürriyet, 9 septembre 1999, p.1 et 7. 183 « AKUT’a Nobel », Hürriyet, 10 septembre 1999, p.1 et 7.

184 « Kızılay’ı AKUT’a verin », Sabah, 25 septembre 1999, p.1 et 18. 185 GÖĞÜŞ, Zeynep, Sabah, 29 août 1999, p.22.

politique ».186 Il n’est donc pas étonnant que Nasuh Mahruki soit un de six représentants de la société civile turque reçus par Bill Clinton, le Président des États-Unis de l’époque, lors de sa visite en Turquie en novembre 1999.187

4. Le tremblement de terre comme l’acte de naissance de la société civile

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