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Le séisme de Düzce comme occasion de redressement de l’image de l’État

Partie I. Les tremblements de terre de Marmara 1999

Section 2. La mobilisation de la « société civile »

6. Le séisme de Düzce comme occasion de redressement de l’image de l’État

Peu à peu, l’actualité de la Turquie a commencé à changer. Tout d’abord, il y avait la question de l’élection présidentielle. Le mandat de Süleyman Demirel arrivait bientôt à son terme et les parties de la coalition politique avaient beaucoup de difficultés à décider du nom du futur président.242 A tel point que l’on évoquait une solution qui serait « bénéfique pour tout le monde » : l’amendement de la Constitution pour que Demirel puisse faire un deuxième mandat… Ensuite, le Premier ministre avait soumis un projet de loi d’amnistie générale très controversé à l’Assemblée Nationale. Outre le fait qu’il n’y avait pas de raison précise pour déclarer une amnistie générale, le projet ne concernait pas les prisonniers politiques. En ce qui concerne la politique étrangère, le sommet d’Helsinki

241 BERKAN Ismet, « Bir Millet Uyanıyor », Radikal, 26 août 1999.

242 En Turquie, le Président de la République est élu tous les 7 ans par la Grande Assemblée Nationale de la

Turquie, et pour un seul mandat. Il n’a pas de responsabilité exécutive, en principe il est chargé de représenter la nation et l’État turcs. Ses fonctions les plus importantes sont l’approbation des projets de loi soumis par la GANT, la nomination de certains hauts fonctionnaires et juristes.

se profilait à l’horizon et les débats autour du statut de la Turquie s’intensifiaient. La Turquie obtiendrait-elle, cette fois, le statut de pays-candidat ?

Néanmoins, le tremblement de terre gardait sa place dans l’actualité. Mais c’était plus dû à la question d’un éventuel séisme à Istanbul qu’à la situation de la zone déjà ruinée. Comme nous allons le voir ci-dessous, la pression du gouvernement avait presque étouffé les voix critiques et la place réservée aux victimes du tremblement de terre dans la presse diminuait de jour en jour. Par ailleurs, les logements provisoires et même une partie des logements définitifs étaient déjà construits, l’armée assurait la distribution des vivres ainsi que d’autres services vitaux et un grand nombre d’ONG travaillaient dans la région. Mais la probabilité d’un grand tremblement de terre à Istanbul, annoncée par les scientifiques, et la piètre qualité d’une grande partie du stock de bâtiments de cette ville ne permettaient pas aux Istanbuliotes de « sortir de l’atmosphère de désastre. » Le 17 août s’était transformé en un traumatisme psychologique, alimenté constamment par les images et les récits transmis depuis la zone de catastrophe par les médias. Le fait de rester éveillé jusqu’à 3h du matin était devenu un élément de la vie quotidienne.243

C’est dans ce contexte qu’une faille isolée, probablement stimulée par l’activité sismique qui continuait depuis août, a produit un tremblement de terre à Düzce le 12 novembre 1999 à 19 heures. Cette petite ville rattachée à Bolu, centre administratif le plus proche, a été sévèrement touchée par ce séisme de magnitude 7,2 sur l’échelle de Richter. La plupart des victimes ont été tuées par l’écroulement des bâtiments déjà endommagés en août. Certaines étaient les locataires qui avaient loué les bâtiments prétendument réparés et renforcés. La destruction d’un grand nombre de bâtiments publics (caserne des sapeurs- pompiers, hôpital) a paralysé encore une fois les interventions locales. Mais le tremblement de terre de Düzce a mis en évidence une réalité tragique : un certain nombre d’expertises concernant les bâtiments touchés par le séisme du 17 août ont été modifiées par les « experts » eux-mêmes pour que les propriétaires puissent garder leur bien immobilier ou pour que l’État ne soit pas dans l’obligation de payer des dédommagements.244 Les habitants qui refusaient de rentrer dans leurs logements endommagés et qui insistaient pour vivre sous des tentes ou dans des abris de fortune avaient été délogés de force par les autorités peu de temps avant le séisme pour « rétablir le cours normal de la vie ».245 Bulaç disait : « Il est naturel que les bâtiments qui ont été endommagés par un premier séisme se

243 On parlait du « syndrome de 3h02. » Le tremblement de terre du 17 août a eu lieu à cette heure précise. 244 KAYA, Yalçın, « 17 Ağustos’un Ardından Deprem, Devlet ve Toplum », p.389 – 391. Voir aussi :

BALTA, Ibrahim, « Hasarlı Evlere Zorla Sokulduk », Zaman, 15 novembre 1999.

soient écroulés lors d’un deuxième. Ce qui n’est pas naturel, c’est le fait que les gens vivent dedans ou qu’ils soient forcés d’y vivre. »246

Les unes des quotidiens majeurs ont été assez différentes le 13 novembre. À l’inverse du 17 août, les expressions similaires se répétaient au fil des pages : « Bravo la Sécurité Civile », « Six généraux de l’Armée sont déjà dans la région », « Le Croissant- Rouge est rapide comme un jet cette fois-ci »,247 « La course au sauvetage »248… Mais la une la plus explicative est sans doute celle de Sabah : « La Résurrection de l’État »249. Dans l’article lui correspondant, on indiquait que « toutes les équipes étaient arrivées dans la région dans de bons délais, les besoins immédiats [du citoyen] étaient satisfaits tout de suite et que même le Croissant-Rouge avait eu du succès. » Dans l’éditorial, on affirmait que « les militaires avaient réagi seulement 32 minutes après le séisme et assuré le contrôle en moins de 3 heures. » C’était un changement « très positif » par rapport au 17 août.250 Néanmoins, on ne précisait pas que Düzce était une ville à peine plus grande qu’une bourgade et non une vaste zone.

« L’État est retourné à la raison » avançait Özdener. D’après le journaliste, l’État qui avait échoué complètement le 17 août avait gagné cette fois des points par sa rapidité et sa coordination. Il avait tiré les leçons nécessaires de la catastrophe précédente.251 Il faut admettre que la situation était fort différente par rapport au séisme d’Izmit. Trois mois auparavant, les victimes avaient dû attendre des jours pour voir l’arrivée d’une équipe de sauvetage ou de secours. À Düzce, il y a eu une « explosion » du nombre de sauveteurs et une « ruée sur les décombres » : les forces armées étaient là avec leurs troupes du génie mais elles étaient également représentées par leur nouveau régiment de recherche et de sauvetage créé un mois auparavant. La Sécurité Civile était arrivée avec un grand nombre de personnels tout comme le Croissant-Rouge. AKUT était là bien entendu. Mais la raison principale de l’inflation de sauveteurs était tout autre : depuis le 17 août, près d’une centaine d’ONG de sauvetage avaient été fondées par des volontaires à l’exemple d’AKUT.252

246 Ibid.

247 « Altı General Bölgede », Hürriyet, 13 novembre 1999, p.23. 248 Ibid.

249 « Devletin Dirilişi », Sabah, 13 novembre 1999, p.1.

250 MENGI, Güngör, « Acıyla Pişmek », Sabah, 13 novembre 1999, p.3.

251 ÖZDENER, Bahadır, « Devlet Bu Kez Akıllanmış », Sabah, 14 novembre 1999, p.24.

252 Le nombre évoqué était 102 fin novembre 1999, voir « Sivil Rönesans : 102 AKUT », à présent on parle

Pourtant, l’ONG « la plus prestigieuse du pays depuis le séisme d’Izmit » passe presque inaperçue de la presse à Düzce. Au contraire de ce qui s’est passé tout récemment, la presse a préféré mettre les mineurs253, les militaires et même la Sécurité Civile, qu’elle avait impitoyablement critiquée, au premier plan. D’après Can Ataklı, c’était « tout naturel » car cette fois-ci les militaires et la Sécurité Civile étaient arrivés plus vite qu’AKUT sur le terrain, ce qui avait incité la presse à parler de leur travail. Mais il avançait que cela était un succès des membres d’AKUT aussi car « c’étaient eux qui avaient provoqué l’initiative de la société civile », à tel point que même les institutions publiques s’étaient trouvées dans l’obligation de les suivre.254 A notre avis, il n’est pas difficile de voir que le changement d’attitude des médias est plutôt lié à un changement du contexte qu’au fait de savoir qui est arrivé le premier sur le terrain. Tout comme dans le contexte du 17 août, AKUT et la Sécurité Civile étaient devenues des symboles dont on se servait pour transmettre des discours, honorer la Sécurité Civile et ignorer AKUT était une action qui s’inscrivait dans « l’opération » de restitution de son prestige perdu à l’État, ce qui a marqué le contexte de Düzce. Que cela soit les ONG de sauvetage ou d’autres initiatives civiles considérées comme le produit des séismes de Marmara (les associations de victimes de tremblement de terre), elles seront toutes affectées dans les mois suivants par le « retour de l’État ».

Ce retour était d’ailleurs ressenti par la presse dès le mois d’août. Lors de la réunion du cabinet le 23 août, le Premier ministre s’est plaint des « émissions provocatrices » en s’adressant au ministre des Transports et des Communications : « RTÜK 255 n’est-il pas rattaché à votre ministère ? Les articles et les émissions dans certains journaux et télévisions sont très mauvais. Il faut restreindre ces émissions qui provoquent la population. Veuillez parler au RTÜK pour en finir. » En réalité, le Conseil supérieur de Radio et de Télévision était rattaché directement au Premier ministre, comme on le lui a rappelé.256 RTÜK n’a pas perdu beaucoup de temps pour exécuter la décision gouvernementale. Le 25 août, la chaîne Kanal 6, de droite libérale, a dû arrêter ses

ONG ayant signé un protocole de coopération avec la Sécurité Civile turque (entretien avec un responsable de la Sécurité Civile).

253 Il s’agit des mineurs provenant des mines de charbon du Zonguldak, sur la côte de la Mer Noire. 254 ATAKLI, Can, « Akut Neden Geri Planda ? », Sabah, 18 novembre 1999, p.8.

255 Radyo Televizyon Üst Kurulu, le Conseil supérieur de Radio et de Télévision a été créé en 1997 en tant

qu’organisme autonome mais rattaché au Premier ministre. Doté de moyens financiers gigantesques, il surveille toutes les émissions recevables sur le territoire national 24 heures sur 24. Il a également des compétences impressionnantes : par exemple il peut suspendre l’émission d’une chaîne pendant plusieurs jours pour avoir fait une émission « nuisible » pour l’ordre social, etc.

émissions pendant 7 jours sur la décision du RTÜK. C’était une sanction très lourde, du fait que la pénalité « habituelle » était de 24 heures, même pour les plus importants « débordements » (émission pornographique avant minuit, etc.). Or, Kanal 6 n’avait pas agi de façon particulièrement « provocante » dans l’atmosphère post-séisme : la cause principale de l’arrêt était une bande annonce qui passait régulièrement et dans laquelle on demandait des comptes à « tous les responsables de la catastrophe » : les promoteurs, les élus locaux, les autorités publiques, les politiques (on voyait les dégâts du séisme en arrière-plan). D’après Temelkuran, l’annonce n’avait aucune particularité hormis son style provocant à l’égard des autorités publiques et du gouvernement.257 Elle était plutôt « banale » et « artificielle », préparée par pur souci médiatique de se servir de l’atmosphère d’opposition politique.258 Kanal 6 était pénalisée parce qu’elle avait remis en cause la sacralité de l’État aux yeux du Conseil supérieur de Radio et de Télévision, et non pas parce qu’elle avait dénaturé la réalité. D’ailleurs, si cela avait été le cas, les autres chaînes de télévision auraient dû être pénalisées aussi.259

La réaction des journalistes turcs a été rapide. Dans la déclaration qu’il a faite le 26 août, le président de l’association des journalistes de Turquie (TGC) affirmait que « la sanction était démesurée et politique », en soutenant « qu’un média serait de toute façon sanctionné par l’Association si nécessaire ». Donc la décision du RTÜK « portait un tout autre sens ».260 D’après le président du Conseil de la Presse le fait que RTÜK ait suspendu l’activité de Kanal 6 pour une semaine sur la demande et la provocation du gouvernement prouvait avant tout que RTÜK était une instance qui délibérait sous la pression politique.261 La décision était également contestée par l’Association européenne des Journalistes : « L’attaque contre les médias par les gouvernements politiques du monde qui se trouvent dépassés par des événements semblables est une mesure bien connue. »262 Le comité exécutif de Kanal 6 n’a pas dissimulé son point de vue non plus : « Dans l’histoire des médias turcs, c’est la première fois qu’on donne à une chaîne nationale une pénalité de sept jours. […] Cette décision a été prise pour qu’elle constitue un exemple aux yeux de tous les médias. […] Elle sera considérée comme une tache noire, causée par la censure réapparue. »263

257 Pour le texte complet, voir l’article d’Ismet Solak paru dans la rubrique Ankara Kulisi dans Hürriyet, le 28

août 1999, p. 22.

258 TEMELKURAN, Ece, « Rem-de : What is the matrix ? », Birikim, No 125-126 (Septembre-Octobre

1999), p.85.

259 Ibid., p.86.

260 « Kanal 6’ya sansür siyasi », Hürriyet, 26 août 1999, p.8. 261 Ibid.

262 Ibid. 263 Ibid.

Quant au Premier ministre, il a défendu le fait que la décision de suspendre l’activité de cette chaîne n’était pas une décision du gouvernement, mais de RTÜK : « Bien sûr, certaines chaînes et journaux ont des effets très démoralisants » disait-il. « A l’heure actuelle, jouer le rôle de porte-parole du peuple, transmettre son chagrin, ses plaintes est un devoir de la presse. Mais on dépasse de plus en plus la dose. En ce moment, notre peuple a besoin de conserver le moral. Donc il faut, le plus possible, éviter d’écrire des articles démoralisants ».264 Même si le Premier ministre disait le contraire, Solak affirmait dans sa rubrique que la chaîne Kanal 6 était bel et bien fermée suite à la plainte déposée par le Premier ministre lui-même. D’après « certaines sources proches de RTÜK », « il s’était mis en colère » car « la stratégie principale suivie lors des émissions sur le tremblement de terre était de montrer Monsieur Ecevit et le parlement comme des incapables ».265 En plus, « on accusait souvent les cadres politiques de corruption », « on exploitait les victimes du séisme en parlant de l’absence de l’État dans la zone de catastrophe », « on permettait aux individus d’insulter les autorités devant les caméras », « on montait même le peuple contre l’armée en prétendant que les militaires avaient privilégié « les leurs » lors des sauvetages ».266

En conséquence, malgré toutes les protestations de la part des journalistes, le gouvernement a continué à appliquer cette politique de pression sur les médias. Il apparaît que l’exemple de Kanal 6 a été suffisant, ce qui explique en grande partie « le demi-tour » observé dans les discours médiatiques après le séisme du 12 novembre. D’ailleurs, une politique de contrôle similaire concernant les scientifiques n’a pas tardé à voir le jour. « ‘L’État père’ reprenait ses forces très vite.

7. Le travail des volontaires et des ONG dans la zone de séisme et les

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