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Partie I. Les tremblements de terre de Marmara 1999

Section 1. Le tremblement de terre de 1999 et la mise en accusation des autorités

3. La réaction tardive et inadéquate des services publics

Le Premier ministre a tenté d’expliquer la défaillance des services de secours et de sauvetage par le fait que les infrastructures étaient endommagées. Dans une déclaration à la

70 COŞKUN, Bekir, « Yine Neredesin Devlet ? », Hurriyet, 18 août 1999, p.2. 71 « Devletin Aczi Büyük », Cumhuriyet, 20 août 1999, p.8.

72 « Gece Felaket, Gündüz Acziyet », Zaman, 18 août 1999. La recherche dans les archives des quotidiens

suivants a été effectuée sur Internet : Milliyet, Radikal, Yeni Şafak et Zaman. De ce fait, nous ne signalerons pas de numéro de page pour les citations faites à partir de ces derniers.

73 SUTAY Hasan, KARAKAŞ Selahattin, « Deprem Ertesi », Zaman, 18 août 1999. 74 GÜRSOY Idris, « Olayların Içinden », Zaman, 19 août 1999.

presse faite le 21 août, il soulignait que « l’ampleur d’une telle catastrophe aurait dépassé la capacité de tous les gouvernements… » et qu’ils [le gouvernement] « avaient considéré comme une mission de mobiliser toutes les institutions publiques ainsi que toutes les forces de la nation, et de travailler en coopération avec ceux qui sont venus en aide de l’intérieur et aussi de l’extérieur. »75 Selon lui, deux grands obstacles s’étaient présentés : « Ce sont les obstacles que nous avons rencontrés dans les domaines de communication et du transport»76. Cette déclaration était, dans un sens, contradictoire car elle consistait à dissimuler une défaillance par une autre. Autrement dit, le Premier ministre affirmait que les secours, déjà mal organisés, arrivaient tardivement dans la région parce que toute infrastructure vitale était en réalité vulnérable contre le risque sismique, au contraire de ce qu’elle devrait être.

Dans Sabah, Livaneli disait : « Malheureusement, l’État a laissé le citoyen tout seul face à la catastrophe. Ce qu’on a vécu cette nuit et ce qui nous a été transmis grâce au témoignage des caméras de télévision le prouve. Par exemple à Avcılar77, les victimes coincées dans les décombres n’ont reçu aucune aide pendant cinq heures. Les gens du quartier qui cherchaient à sauver leurs proches, leurs voisins n’ont vu aucun fonctionnaire d’État. Ni un soldat, ni un policier, ni un responsable de la mairie… Ils ont été laissés tout seuls, dans l’impuissance. »78 L’éditorialiste du Monde était aussi critique que les journalistes turcs : « Où était cet État tentaculaire, si volontiers paternaliste et autoritaire, cet État à la main lourde, rarement soucieux des libertés publiques, quand il a fallu agir d'urgence ? Le jugement de la plupart des équipes étrangères dépêchées sur place est sans appel et corrobore celui de la presse locale : les pouvoirs publics étaient absents, incapables de coordonner les secours. »79

Pour les citoyens victimes du séisme du 17 août mais aussi pour les autres qui suivaient les événements par le biais des médias, l’absence des services de secours était intolérable. L’État turc qui était capable de déployer plusieurs dizaines de milliers de policiers pour assurer la sécurité d’un banal match de football disposait à peine d’une centaine de spécialistes du sauvetage pour l’ensemble du territoire national. « Personnellement, je suis étatiste… Pour que l’État, en cas de catastrophe, retire les

75 Discours du Premier ministre Bülent Ecevit tenu le 21 août 1999, retransmis par toutes les chaînes de radio

et de télévision turques. Pour le texte intégral, voir http://www.belgenet.com/belge/deprem01.html

(retransmis par l’Agence Anatolienne).

76 Ibid.

77 Le quartier d’Istanbul le plus touché par la séisme.

78 LIVANELI, Zülfü, « Deprem ve Dayanışma Mucizesi », 18 août 1999, p.5. 79 « Le Malheur turc » (éditorial), Le Monde, 25 août 1999.

citoyens des décombres, pour qu’il les transporte à l’hôpital, pour que les blessés puissent survivre. Pour que l’État offre tous les services à son citoyen : éducation, santé, secours… Notre état est un peu répressif, parfois même despotique. Il est efficace lorsqu’il fait matraquer les citoyens ou emprisonner ceux qui expriment leur opinion mais il est inerte, incapable, inefficace pour rendre du service. »80

La une de Yeni Şafak, « La chute de l’État », était dans la continuité de ces arguments.Dans l’article qui suit, on lit : « L’État qui est omniprésent avec sa bureaucratie partout où on n’a pas besoin de lui ne peut pas venir en aide aux victimes du tremblement de terre. Pour le citoyen, être laissé pour compte est aussi blessant que ses pertes. L’État, avec sa mentalité, se trouve coincé entre les notions d’interdiction et de punition, et il n’est pas capable d’organiser les secours quand on en a besoin. Même dans les endroits où tout existe pour les secours, on ne peut pas mobiliser les moyens à cause de problèmes dans l’organisation. L’État arrive le dernier dans la zone où la presse est arrivée tout de suite après l’événement. »81

Nous voyons apparaître dans ces analyses un discours critique vis-à-vis de l’État, dans lequel on dénonce et conteste son « caractère répressif ». Les islamistes y voient une structure bureaucratique présente partout mais qui ne cherche qu’à dominer le citoyen. Pour ceux qui sont à gauche, le problème n’est pas l’omniprésence de l’appareil étatique mais plutôt la destruction de son « caractère social ».82 Dans les deux représentations, on insiste sur le même point : cet État est plus intéressé par la préservation du statu quo que par le bien-être des citoyens.

Dans les jours suivants, en ce qui concerne la défaillance des secours, les médias ont attaqué deux institutions vite devenues la cible des critiques : la Sécurité Civile et le Croissant-Rouge turcs. La première, considérée plutôt comme un sous-produit de la guerre froide, n’avait aucune chance d’être efficace dans un tel contexte. Depuis le début des années 80, elle était jugée superflue et son budget, ainsi que ses effectifs, avaient été diminués de façon considérable83. Même si une tentative de modernisation était en cours depuis quelques années, elle n’était pas vraiment soutenue par les autorités et le pouvoir.

80 AKGÜÇ, Öztin, « Gecekondu Devlet », Cumhuriyet, 20 août 1999, p.12. 81 « Devletin Çöküşü », Yeni Şafak, 19 août 1999.

82 BALBAY, Mustafa, « Nerede Sosyal Devlet ? », Cumhuriyet, 19 août 1999, p.19 ; voir aussi GÜLERSOY,

Çelik, « Deprem Fiziksel ama Daha Çok Sosyal », Cumhuriyet, 11 septembre 1999, p.2. À cet égard, Ahmet Insel parlera plus tard de « l’effondrement de l’État de sécurité nationale » (« Milli Güvenlik Devletinin Iflası », dans Birikim, n°125-126 [septembre-octobre 1999], pp. 23-25).

83 Une diminution « radicale » juste avant le séisme : 50 millions de dollars en 1998 contre 4 millions en

Bien que la loi 7126 relative à la sécurité civile la charge d’effectuer le sauvetage et les premiers secours suite aux catastrophes naturelles, elle ne disposait que de 120 spécialistes du sauvetage en 1999.84 Un projet de loi qui prévoyait la création de 7 équipes de sauvetage (de 110 personnes chacune) pour couvrir l’ensemble du territoire national attendait depuis 1997 à l’Assemblée Nationale.85 En conséquence, les trois équipes de la Sécurité Civile turque « se sont perdues » dans la zone de catastrophe et l’institution a payé le coût de cette « absence » par une perte de prestige considérable.

La situation du Croissant-Rouge était beaucoup plus compliquée. Depuis plus d’un siècle, celui-ci détenait « le monopole » de la charité et de l’aide humanitaire en tant que l’ONG la plus ancienne du pays. Grâce aux biens immobiliers (au nombre de 3 300) qu’il possédait et aux donations, les revenus annuels du Croissant-Rouge pouvaient atteindre 150 millions de dollars par an.86 Il n’était donc pas question d’insuffisance financière. Or, le Croissant-Rouge a non seulement réagi tardivement, mais il a aussi réagi d’une façon archaïque en distribuant simplement des tentes, dont la plupart étaient défectueuses. Un « raid télévisé » fait par un journaliste turc dans les principaux entrepôts de l’organisation a fait grandir le scandale. La seule préparation contre les catastrophes naturelles du Croissant-Rouge turc consistait en un stock d’équipements (déjà insuffisant en termes de quantité) dont une bonne partie datait de la Deuxième Guerre mondiale. La réalité la plus choquante pour l’opinion publique turque a été le fait que le Croissant-Rouge soit aussi gravement touché par la corruption. Le Président de l’époque, Süleyman Demirel, a été accusé de transformer le Croissant-Rouge en une sorte de « club privé » dans lequel il avait regroupé ses militants.87 Ceux-ci n’hésitaient pas à détourner des fonds, sous prétexte de « frais de mission », pour vivre dans le luxe. Quelques jours après le séisme, la presse a découvert que Kemal Demir, le président de l’association depuis 20 ans et un ami proche de Demirel, préférait vivre dans une suite d’hôtel plutôt que dans un appartement. Naturellement, c’était le Croissant-Rouge qui prenait en charge le coût de 465 dollars par nuit.88

Le 19 août, un chroniqueur de Zaman faisait savoir que le manque de préparation des deux institutions était connu depuis longtemps par les autorités. Après le tremblement de terre d’Erzincan (1992), le préfet du département l’avait affirmé : « […] Le Croissant-

84 Article 1 de la Loi relative à la sécurité civile (1958). http://www.hukuki.net/kanun/7126.13.text.asp 85 « Devlet Hazırlıksız Yakalandı », Hürriyet, 19 août 1999, p.2.

86 DOĞRU, Necati, « Darısı Diğer Dinozorlara ! », Sabah, 27 août 1999, p.9. 87 Ibid.

Rouge, la Sécurité Civile et les autres ne disposent ni d’équipements, ni d’effectifs. Les stocks du Croissant-Rouge sont insuffisants. Si une catastrophe semblable survient de nouveau, nous aurons les mêmes problèmes. Le secours viendra encore une fois des organisations étrangères. Quant à nos organisations volontaires, elles ne sont pas suffisantes encore. »89

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