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Partie I. Les tremblements de terre de Marmara 1999

Section 2. La mobilisation de la « société civile »

2. Le cas de l’Association de Recherche et de Sauvetage AKUT

Si plusieurs dizaines de milliers de volontaires (indépendants) et quelques centaines d’ONG sont venus au secours des victimes du tremblement de terre, une seule organisation s’est distinguée comme leur représentant. Il s’agit de l’Association de Recherche et de Sauvetage dont le sigle est « AKUT », dérivé de Arama ve Kurtarma Derneği en turc. Cette organisation a été fondée en 1995 par un groupe d’alpinistes turcs à la suite d’un accident de montagne où les recherches ont été faites de façon inadaptée et complètement désorganisée. Tirant des leçons importantes de cet accident, les fondateurs avaient décidé de mettre en place une structure indépendante capable d’intervenir dans des cas semblables. Après avoir obtenu le statut d’association en 1996, le groupe s’est élargi avec la participation d’autres alpinistes et adeptes des activités de plein air. Pourtant, n’acceptant que des volontaires qualifiés ou spécialisés, le nombre de ses membres actifs est resté limité à une centaine jusqu’au 17 août 1999.

De 1996 à 1999, AKUT a dû élargir ses compétences faute d’équipes de sauvetage en Turquie. Certes, le Service de Sécurité Civile disposait d’environ 150 techniciens mais ce nombre était bien insuffisant pour l’ensemble du territoire, surtout pour les cas de catastrophe naturelle. Par ailleurs, la Sécurité Civile n’avait aucune compétence en montagne. Donc AKUT a dû réaliser plusieurs opérations de sauvetage variées : inondations, avalanches, séismes, recherches de personnes disparues en milieu naturel et même feus de forêt… Elle a également entretenu des relations officielles avec la Sécurité Civile turque, avec deux équipes de sauvetage écossaise et israélienne, de même qu’avec l’armée turque et quelques ministères. En 1998, le conseil des ministres lui a accordé le statut d’association reconnue d’utilité publique.

Malgré une trentaine d’opérations à laquelle elle a participé ou qu’elle a effectuées, AKUT était une association quasiment inconnue jusqu’au séisme de Marmara. D’ailleurs, son budget annuel était insignifiant et elle s’appuyait uniquement sur les matériaux et les

équipements individuels de ses membres pour continuer son activité. Néanmoins, les membres d’AKUT ont pu rapidement se regrouper le matin du 17 août, pour commencer les travaux de sauvetage à Avcılar, le quartier d’Istanbul sévèrement touché. Leur expérience en alpinisme leur donnait une autonomie et flexibilité importantes. Le soir du 17 août, la préfecture d’Istanbul a dirigé AKUT vers Kocaeli car on venait d’apprendre que le golfe d’Izmit présentait une situation bien plus grave que celle d’Avcılar. À Izmit, elle a été renvoyée à l’épicentre du séisme, à Gölcük. En conséquence, la première équipe d’AKUT est arrivée à la base navale de Gölcük le 18 août vers 8h du matin. Le soir du 18 août, elle a pu commencer les recherches et sauvetage160, qu’elle a poursuivis sans cesse jusqu’au 27 août. Entre-temps, formées d’une dizaine de membres chacune, d’autres équipes d’AKUT se sont dispersées dans la région et elles ont effectué des travaux de sauvetage à Yalova, Çınarcık, Izmit et Adapazarı. D’après le président de l’association, Nasuh Mahruki, elles ont pu sauver 200 victimes au total161, chiffre que nous pouvons encore retrouver sur le site Internet de l’association.162

Mais comme Mahruki l’affirme aussi, ce n’était pas l’œuvre des seuls membres d’AKUT, dont ni le nombre ni les moyens limités ne permettaient un tel exploit. En réalité l’association (en liaison avec son bureau à Istanbul) a été très efficace pour recruter un nombre considérable de volontaires, assurer leur transport jusqu’à la zone du séisme, les organiser, et s’appuyer sur eux lors des opérations de sauvetage conduites sur le terrain (sous la direction des membres d’AKUT) ainsi que lors de la distribution des aides. Si l’on prend en compte la rotation rapide, on peut estimer que le nombre de volontaires ainsi organisés est aux alentours de 2 000.163

Le recrutement des volontaires n’aurait pas été possible sans le soutien des médias. Dès le 19 août, des annonces d’AKUT ou des articles parlant de l’association sont parus dans les quotidiens.164 Internet a été un outil de communication important aussi : des vagues de courrier électronique orientaient les citoyens vers AKUT, qui acceptait tout : des volontaires, des équipements de sauvetage, des produits alimentaires, mais aussi de l’argent, en livres turques et en devises étrangères. Comme la plupart des donateurs ne

160 Faute de moyens lourds, l’équipe n’a pu faire que la reconnaissance des lieux pendant toute la journée,

jusqu’à l’obtention de certains équipements.

161 ARMAN, Ayşe, « Annesinin Bile Cenazesine Gidemedi », Hürriyet, 26 août 1999, p.23. 162 www.akut.org.tr

163 ARMAN, ibid., Mahruki parle d’un chiffre de 1 000-1 500.

164 Par exemple, l’annonce « AKUT Yardımlarınızı Bekliyor » paru dans Cumhuriyet le 19 août 1999, p.2 ;

l’article « AKUT Gönüllü Arıyor » paru dans Hürriyet le 20 août 1999, p.7 et l’annonce « Akut acil dağcı arıyor » dans Sabah, 20 août 1999, p.23.

voulaient pas passer par un organisme officiel, la campagne de presse « en faveur de la société civile » les a incités à faire leurs dons aux ONG dont AKUT était présentée comme le leader. Un an après le tremblement de terre du 17 août, la modeste association aurait disposé de 1 350 000 dollars en liquide et 17 véhicules, ainsi que d’une quantité très importante de matériel.165

Qu’a-t-on dit d’AKUT ou plutôt, comment l’a-t-on présentée dans la presse hormis la littérature d’héroïsme ? D’abord, elle a été considérée comme un signe de changement social. Dans un article intitulé « Remerciements à AKUT », Sirmen disait : « La Turquie du 18 août n’avait rien à voir avec la Turquie du 16 août. […] Lorsque le sol a été secoué, les failles se sont ouvertes, les immeubles se sont effondrés en privant beaucoup de personnes de leur vie, ils ont levé le rideau devant nos yeux. Entre-temps, nous avons vécu un évènement très glorieux. En tant que membres d’une génération très politisée, altruiste et qui privilégiait le bien public plutôt que le bien privé, nous dédaignions les jeunes d’aujourd’hui que nous considérions comme égoïstes, apolitiques. Pourtant, nous avions tort. Avec l’apparition d’AKUT, une petite organisation qui a des moyens limités mais qui a des membres bien formés et consciencieux, nous avons eu la chance de connaître nos jeunes. […] AKUT a sauvé 200 personnes par ses moyens et ses effectifs limités mais son efficacité a libéré l’énergie de nos jeunes et orienté cette énergie a été beaucoup plus important que sa fonction initiale. »166

Orhan Bursalı écrivait : « Le tremblement de terre d’Izmit a fait naître AKUT comme un nouveau modèle d’organisation civile. Toutes les organisations liées à l’État sont verticales, hiérarchiques. Il s’agit du fonctionnement d’un énorme mécanisme bureaucratique. Ce mécanisme vertical a besoin de beaucoup de temps pour agir là où il faut, au moment critique. Le tremblement de terre d’Izmit en a apporté la preuve. Trois, quatre jours après le séisme, le mécanisme ne fonctionnait toujours pas comme désiré. […] Alors qu’AKUT était une organisation horizontale, volontaire. […] Elle commençait à fonctionner dès qu’il faut, là où on avait besoin d’elle. […] Que cela soit AKUT ou d’autres ONG, elles ont joué le rôle d’intermédiaire pour transformer le désir de solidarité sociale en une énergie gigantesque. Le séisme d’Izmit a démontré que la vie humaine et la vie sociale étaient trop importantes pour être confiées aux politiques seuls. AKUT ! Les forces sociales civiles ! Je vous salue, soyez les bienvenues ! »167

165 ERŞAN, Mesude, « 10 dolardan 1 milyon 350 bin dolara », Hürriyet, 18 août 2000, p.14 166 SIRMEN, Ali, « AKUT’a Teşekkürler », 29 août 1999, p.4.

Pour Özkök, chaque individu était un « volontaire d’AKUT » : « Les ‘anges de catastrophe’ de la Turquie sont en train de devenir un symbole. Le pays est en train de retrouver son ‘esprit communautaire’ qu’il avait oublié depuis longtemps. […] Le patriotisme ne veut pas uniquement dire effectuer le service militaire. La citoyenneté ne se limite pas à voter tous les cinq ans. ‘La main de l’État’ seule ne suffit pas à panser les plaies. […] Des convois partent de tous les quartiers de la Turquie. Leur destination n’est pas seulement la zone du séisme. Ils vont vers une véritable nation, ils vont vers une démocratie réelle. Les jeunes dont chacun est un volontaire d’AKUT montrent que la valeur fondamentale d’une société est la solidarité. Oui, une nouvelle Turquie est en train de naître de cette ruine colossale… »168 Bien entendu, « rien ne sera plus comme avant »169 dans la nouvelle Turquie où la société civile prendra la parole pour mener la transformation du pays : fin de la mentalité d’enrichissement personnel à tout prix, de la corruption, de l’inertie et de l’archaïsme, ainsi que de l’autoritarisme… Donc en premier lieu, AKUT fut désigné comme le symbole du « renouveau » dans cet « axe de tension » ancien ordre – nouvel ordre (où le discours de « l’acte de naissance » trouve ses origines, comme nous allons le voir). C’est dans ce contexte qu’un magazine d’actualité l’a même surnommée « l’espoir rouge ».170

En deuxième lieu, AKUT a été présentée comme l’équipe de sauvetage « du peuple ». En tant qu’équipe « civile », elle appartenait à la société tandis que la Sécurité Civile faisait partie de « l’autre côté » : celui de l’État. AKUT et la Sécurité Civile sont devenues les symboles d’un axe de tension entre la société – l’État ou le peuple - le gouvernement. À tel point que faire l’éloge d’AKUT et critiquer la Sécurité Civile en même temps est devenu une façon latente de s’opposer aux autorités publiques et au gouvernement. Les cadres de la Sécurité Civile, déjà devenus des boucs émissaires, ont été harcelés une nouvelle fois par le bombardement de critiques via lesquelles on les jugeait totalement incapables en comparaison avec les sauveteurs volontaires d’AKUT. L’article intitulé « Rude Concurrence », paru dans Sabah le 25 septembre 1999 constitue l’exemple certainement le plus poussé de ce discours. Sous les photos d’une équipe d’AKUT et de la Sécurité Civile mises côte à côte, on lisait les explications suivantes : [Pour le membre d’AKUT] « il est volontaire, il a un diplôme de l’enseignement supérieur, fait partie de la

168 ÖZKÖK, Ertuğrul, « Tek Kişilik Konvoylar », Hürriyet, 20 août 1999, p.9.

169 « Rien ne sera plus comme avant » n’est pas un nouveau discours, il était apparu avec le scandale de

Susurluk en novembre 1996.

170 « L’espoir rouge » faisait la une sur la couverture d’un numéro du magazine « Aktüel » (8 septembre

1999), dont un dossier était consacré à AKUT. En effet le titre fait allusion à la couleur des uniformes de cette association.

classe supérieure, il est médecin, ingénieur, homme d’affaire, un citoyen du monde, parle plusieurs langues couramment, il est en contact avec des organisations étrangères semblables, fait des échanges, il est capable de trouver des financements. » On avait ajouté qu’AKUT n’était pas composée uniquement d’hommes. Au contraire, le membre de la Sécurité Civile turque est « fonctionnaire d’État, diplômé de lycée, son salaire est insignifiant, il ne parle aucune langue étrangère, il travaille par obligation et il n’aime pas sa profession, il est limité par des règlements archaïques, alourdi par la bureaucratie, dépourvu de vision. » L’auteur inconnu de l’article complétait la description de son stéréotype du technicien de la sécurité civile par deux remarques : celui-ci n’avait pas de « femmes » dans son équipe et, en plus, il était moustachu.171

Par ailleurs, même la presse islamiste contribuait à l’accroissement de la notoriété d’AKUT. Habituellement, elle s’efforcerait d’ignorer un groupe qui ne se présentait pas comme « musulman ». Un journaliste de Zaman exprimait sa gratitude à AKUT en comparant ses membres aux « guerriers croyants du passé » : « Les braves combattants du passé ne sortaient pas leur épée contre les faibles, aidaient les pauvres, servaient Dieu et sacrifiaient leur vie pour des valeurs humaines si nécessaire. S’il faut transposer cette notion de bravoure au temps présent, l’exemple qui convient serait, à mon avis, l’organisation AKUT … ».172 Cette analogie même est une prise de position tacite car au contraire de l’article de Sabah que nous avons vu ci-dessus, on ne fait aucune allusion aux membres féminins d’AKUT. D’après l’auteur, les « braves jeunes » de cette association incarnaient les combattants du passé qui possédaient certaines « qualités », entre autres la foi religieuse. Dans le contexte turc, on se sert fréquemment d’une représentation fortement idéalisée de l’histoire, voire déviée afin de critiquer le présent. Surtout dans les cercles islamistes, évoquer le « glorieux passé ottoman » (en mettant l’accent sur l’islam) sert d’outil pour reformuler ses critiques sur la modernisation turque, la laïcité, et sur d’autres questions sociales. Parallèlement, une représentation d’AKUT conforme à ce discours de « passé glorieux » permet à l’auteur de demander aux autorités de « desserrer l’étau sur la société civile » : « Notre État doit désormais adopter une nouvelle approche qui consiste à soutenir les ONG au lieu de se faire du souci à propos de leurs actions et

171 « Sıkı rekabet », Sabah, 25 septembre 1999, p.18. Soulignons un point intéressant : l’article utilise le mot

« fille » pour AKUT (« elle est composée de filles aussi bien que de garçons ») mais le mot « femme » en parlant de la Sécurité Civile, en plus dans une phrase qui a un double sens en turc (« ils n’ont pas de

femmes ») et qui paraît insultant. Le ton du texte n’est pas différent des légendes de photos. Voir la copie de

cette coupure dans les annexes.

leurs buts. » Enfin, l’auteur suggérait au gouvernement de charger AKUT de la restructuration du Croissant-Rouge turc.173

Ainsi, les journalistes turcs ont construit différentes images d’AKUT d’après leurs tendances politiques. Les aspects soulignés ou dissimulés d’AKUT ont été choisis en fonction de la « couleur » de l’organe de presse. Comme nous le verrons ci-dessous, on a même essayé de voir dans AKUT la « future élite politique ».

Une seule personne a tenté de remettre en cause la légitimité d’AKUT : Osman Durmuş, le ministre de la Santé d’extrême droite. Or c’était une grosse erreur dans un contexte où les photos des membres de l’association ornaient tous les jours les pages des quotidiens majeurs… Le ministre avait déjà été l’objet de critiques pour avoir refusé l’aide étrangère (surtout l’aide grecque et arménienne), ainsi qu’un bâtiment-hôpital de la marine américaine qui a, pourtant, longtemps attendu dans la Mer de Marmara au moment où les hôpitaux régionaux débordaient de patients en état grave. D’après lui, les avertissements d’AKUT concernant la situation en matière d’hygiène dans la région provoquaient la panique au sein du peuple. Accusant AKUT de « faire du spectacle », il a déclaré « qu’il allait saisir le parquet ».174 Finalement, il a dû renoncer suite aux pressions qu’il a subies : il a même été invité à démissionner par le principal parti d’opposition ainsi que par un groupe d’ONG (parmi lesquelles se trouvait l’ordre des médecins) et des citoyens qui ont organisé une campagne d’envoi de fax au Premier ministre et au Président.175

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