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Le tremblement de terre comme l’acte de naissance de la société civile turque

Partie I. Les tremblements de terre de Marmara 1999

Section 2. La mobilisation de la « société civile »

4. Le tremblement de terre comme l’acte de naissance de la société civile turque

À la suite du séisme du 17 août, un terme est régulièrement revenu chez ceux qui ont considéré la catastrophe comme une occasion de rupture avec la « Turquie pré-1999 » : Milat. En turc, ce terme désigne la date de naissance de Jésus Christ mais aussi le premier jour du calendrier grégorien adopté par la Turquie républicaine comme calendrier officiel en 1925.188 Dans l’utilisation courante, milat fait plutôt allusion au 1er janvier de l’an 1 (et non pas au 25 décembre de l’an « -1 », jour de naissance de Jésus Christ). En Turc, on dit « milattan önce / milattan sonra », avant /après Milat au lieu de dire avant / après J.C. Sur le plan littéraire, le mot signifie la fin d’une époque et le début d’une autre. À partir de la première semaine après le tremblement de terre, le discours de Milat est tenu en parallèle au discours critique vis-à-vis de l’État et au discours de « la renaissance de la société civile ». Le slogan « rien ne sera plus comme avant » a souvent accompagné le jugement selon lequel le 17 août serait le début d’une ère de réformes sur plusieurs plans... Bursalı disait : « Le tremblement de terre est le point de départ pour la mise en place d’une nouvelle mentalité, d’un nouvel esprit, d’une nouvelle vision administrative moderne, scientifique et technique pour toute la Turquie. Il est un milat administratif. ».189 De même, Atalay parlait « d’un séisme dans les mentalités » dans son article.190 « Le tremblement de terre » disait Engin « sera un milat pour qu’une série de jugements acceptés comme tels par la société soient reconsidérés, discutés. […] Les valeurs qui permettent l’existence d’un État à la fois protecteur et destructeur sont ébranlées, une relation sismique entre ce dernier

186 ATIKKAN, Zeynep, « Sessiz Çoğunluk », Hürriyet, 5 septembre 1999, p.8.

187 AKYOL, Cahit et ÖZKAYA Sedef, « Clinton’a Sivil Toplum Brifingi », Hürriyet, 19 novembre 1999,

p.21.

188 Ce mot est dérivé de la langue arabe (milade), ce qui signifie le jour et l’année de naissance de Jésus-

Christ. TANLA, Bülent, « Deprem Milat Olacaksa », Cumhuriyet, 23 septembre 1999, p.6. Le calendrier grégorien est en vigueur en Turquie depuis le 1er janvier 1926.

189 BURSALI, Orhan, « Yönetim Miladı », Cumhuriyet, 24 août 1999, p.6. 190 ATALAY, Ayşe, « Zihniyette Deprem », Cumhuriyet, 25 août 1999, p.4.

et le citoyen a vu le jour. […] Le 17 août ne signifie pas seulement un désastre naturel. Il est un milat, un tournant pour la conscience de citoyenneté. »191 Ünal affirmait : « Le 17 août doit être un milat. Si nous en tirons des leçons – je crois que nous en tirerons –, rien ne sera plus comme avant le 17 août. […] Il ne faut pas rater cette occasion. [Donc] il nous fallait être secoué pour que l’État soit restructuré, pour qu’il fasse la paix avec son peuple. »192

Pour Yücelman, « le tremblement de terre du 17 août mettait beaucoup de choses en évidence » car « ce n’était pas Marmara qui s’était écroulé, mais le système lui- même. »193 Tüzüner soutenait que le séisme et ce qui a été vécu après « nous poussent à réviser nos valeurs et à repenser ce que nous avons fait jusqu’à aujourd’hui. […] Rien n’est plus comme il l’était auparavant, depuis le matin du 17 août, 3h04. »194 Certains auteurs comme Türenç défendaient l’idée que la société turque avait tiré des leçons de cet incident : « Désormais, rien ne peut être comme dans le passé. La société le montre bien par sa réaction. La société turque n’est plus fataliste comme avant. »195. Dans Radikal, Mehmet Yılmaz écrivait : « Nous ne devons pas oublier ceux qui ont perdu leur vie, leur maison, leurs proches lors du tremblement de terre. Nous devons garder leur drame dans nos esprits pour la création d’une nouvelle Turquie. »196 Quant à Zülfü Livaneli il comparait le séisme à la chute du mur de Berlin.197

En conséquence, la catastrophe était une rupture avec « l’ordre ancien » : la mentalité, la vision, le mode de vie, et même le système politique… Et en même temps une occasion pour recommencer : « Le séisme de Marmara a offert une chance à la Turquie qui avait perdu le contrôle du système [corrompu] qu’elle avait créé. […] Nous sommes face à un travail de ‘reconstruction’ colossal. Il faut construire quelque chose de nouveau, et non pas remettre l’ancien sur pied. Cela signifie une rupture avec la période de pré-séisme à tous les niveaux et un effort pour nous développer. Nous sommes obligés de ‘dépasser’ notre sous-développement (matériel et spirituel) qu’il ne faut plus camoufler. Cela nécessite un effort ‘total’. »198 On prévoyait donc un changement sociopolitique qu’il fallait absolument réaliser à l’occasion du choc : « Les malheurs que nous avons vécus

191 ENGIN, Aydın, « Devletimizin Içgüdüleri », Cumhuriyet, 27 août 1999, p.6. 192 ÜNAL, Hasan, « Niye Çürüdük ? », Zaman, 27 août 1999.

193 YÜCELMAN, Abdülkadir, « Herşey Yeni Baştan », Cumhuriyet, 1 septembre 1999, p.18. 194 TÜZÜNER, Nükhet, « Artık Hiçbirşey Eskisi Gibi Değil », Cumhuriyet, 31 août 1999, p.2. 195 TÜRENÇ, Tufan, « Batılılar Bu Kez de Gürleyip Yağmazlarsa », Hürriyet, 30 août 1999, p.20. 196 YILMAZ Mehmet Y., « Söz Veriyoruz, Unutturmayacağız ! », Radikal, 24 août 1999.

197 LIVANELI, Zülfü, « Türkiye Değişirken », Sabah, 5 septembre 1999, p.5. 198 BELGE Murat, « Yeniden Inşa », Radikal, 29 août 1999.

nous ont fait comprendre que nous devons avancer vers un État qui privilégie les intérêts du peuple et non ceux des pilleurs, vers l’État de la liberté et de la démocratie. Si nous n’arrivons pas à réaliser ce changement, nous aurons encore beaucoup de souffrances. »199

Qu’entendait-on par changement ? « Le questionnement de toutes les institutions et la restructuration du pays » était-il indiqué à la une de Sabah.200 Le changement, c’était « l’affaiblissement de l’hégémonie étatique »201, « la fin de l’individu opportuniste »,202 « l’amélioration des services publics et de la bureaucratie »203, « la révision de la structure de l’État »204, « la révolution des classes moyennes »205, « remplacer le système corrompu »206, « [désormais] considérer la science comme guide et faire respecter les lois ».207 Surtout, l’idée d’une restructuration de l’État a été exprimée : non seulement une restructuration des institutions, de la bureaucratie, bref de l’appareil étatique mais le remplacement d’une « ancienne conception de l’État » par une « conception moderne » : « Tous les gens qui vivent dans ce pays demandent un État de ‘qualité’ et ‘transparent’. Ils ne demandent pas un État dépassé, gouverné par une ‘troupe de dinosaures’ qui regardent leur peuple de haut et qui suscitent de l’espoir par des discours ‘d’État sacré’ et de patriotisme ; mais un État qui partage l’information sans crainte dans un environnement libre et démocratique. ».208

Il convient de citer ici l’analyse d’un journaliste de Yeni Şafak : « Pour certains, ‘les organes de l’État’ ont fait tout ce qui était possible après la destruction et ils ont eu du succès dans l’organisation malgré quelques petits problèmes. Pour d’autres, l’État a été complètement dépassé, il y a du retard partout, il a tout ralenti par son programme de travail dépourvu de coordination, et a très mal passé ces épreuves. Bien sur, ‘la réalité’ se situe quelque part entre ces deux points de vue, comme d’habitude : l’État n’a ni travaillé parfaitement, ni n’a été complètement dépassé. »209 D’après l’auteur, les deux façons de voir les choses étaient également responsables des impasses systémiques depuis quinze ans en Turquie. La première consistait à militer pour « un concept d’État qui n’a rien à voir

199 ÇALIŞLAR, Oral, « Demirel’in Devleti, Kimin Devleti ? », Cumhuriyet, 26 août 1999, p.6. 200 « Taşlar Oynadı », Sabah, 7 septembre 1999, p.1.

201 LIVANELI, Zülfü, « Devleti Yaratan Insandır », Sabah, 10 septembre 1999, p.5.

202 DOĞRU, Necati, « Veli Göçer Içeride Donanma Müteahhiti Dışarıda », Sabah, 1 octobre 1999, p.9. 203 GÖĞÜŞ, Zeynep, « Devrimci », Sabah, 26 août 1999, p.22.

204 ÖZKÖK, Ertuğrul, « Depremden Önce – Depremden Sonra », Hürriyet, 24 août 1999, p.9. 205 TURGUT, Serdar, « Orta Sınıf Devrimi », Hürriyet, 26 août 1999, p.6.

206 DÜNDAR, Uğur, « Başbakan Ecevit’e Açık Mektup », Hürriyet, 29 août 1999, p.15. 207 ERGIN, Sedat, « Deprem ve Af », Hürriyet, 29 août 1999, p.20.

208 OCAKTAN, Mehmet, « Palavra Değil, Değişim », Yeni Şafak, 29 août 1999. 209 ARSLAN, Hakan, « Deprem, Devlet, Siyaset », Yeni Şafak, 28 août 1999.

avec ‘l’État moderne’ qui est marqué par l’inertie depuis longtemps, dont les institutions enroulent la société comme les tentacules d’un poulpe. » De l’autre côté, il y avait ceux qui cherchaient les solutions aux problèmes dans les « prescriptions idéologiques » et non dans « les demandes et les dynamiques sociales » et ceux qui s’appelaient eux-mêmes des « anti-Étatistes ». En conséquence, « une restructuration de l’État est désormais inévitable » disait-il. « La raison principale pour laquelle nous soulignons cette obligation ne tient aux pas difficultés vécues par l’État pour accéder à la zone de catastrophe et ensuite pour s’organiser, mais à notre situation actuelle en termes ‘d’urbanisation’, ‘d’industrialisation’, de ‘devenir des individus’, de ‘vivre ensemble’. […] 1) Il s’agit d’une société régie par toutes sortes d’inconsciences, de corruptions, d’immoralités, de cupidités individuelles ou institutionnelles, organisées ou anarchiques ; par rapport à la notion ‘d’État moderne’, où se situent ce gouvernement et cette bureaucratie qui prétendent la gouverner ? […] 2) Cet objectif [la restructuration] ne peut pas être atteint par un ‘anti- étatisme’ qui se considère comme ‘le concurrent d’un étatisme dur et immuable’. En Turquie, les projets de réformes sont formulés depuis 15 ans, étudiés, discutés, et les dynamiques de la société accélèrent ces débats. […] Nous nous trouvons toujours face à deux fronts, éloignés des demandes communes et des pratiques de la société. D’un côté il y a les ‘étatistes durs’, de l’autre ‘les anti-étatistes’. […] La question principale n’est pas de savoir si la situation est vraiment comme cela […] ; la question est que la situation soit représentée de cette manière, sans que les parties se rendent comptent qu’elles utilisent un langage commun ! »210 Bayramoğlu a un point de vue similaire aussi : « […] Le pouvoir politique considère ce que nous vivons aujourd’hui comme une perte de prestige, un manque de confiance [de la part des citoyens] temporaire. Mais ce qui ce passe aujourd’hui est en même temps « un soulèvement »… […] C’est une situation grave. Mais dans un sens, positive. » D’après lui, il s’agissait d’une pression de la part de la société pour un changement, une pression n’ayant aucune base idéologique, dépolarisée [par rapport aux partis politiques], visant une structure politique focalisée sur l’individu et les services.211

Mais il faut savoir que pour les islamistes, l’idée de milat était bien entendue comme fortement associée à l’idée du recul de la laïcité. Bien sûr, les islamistes tout comme les autres éléments de la gamme politique turque étaient pour l’élimination de la corruption dans la vie politique, pour la transparence, pour un État plus moderne. Mais lorsqu’ils parlent du changement, ils expriment toujours – ouvertement ou tacitement –

210 Ibid.

leur désir de vivre dans un système où « ils ne seraient pas victimes d’une laïcité imposée », ce qui est cohérent avec leurs arguments sur la société civile, le rôle de l’État, les impacts des séismes : « Ce séisme nous a montré que […] nous étions en train de vivre une crise d’identité profonde […], que les identités des élites et celles de la société ne se repoussaient pas mais, inversement, se nourrissaient les unes des autres […] ; que nous étions capables de surmonter les problèmes artificiels que nous avons vécus jusqu’à aujourd’hui lorsque nous nous réunissions autour de nos expériences culturelles et historiques […]. »212 Nous pouvons encore une fois constater que les islamistes se sentent rejetés par la modernisation turque à laquelle ils reprochent « d’éloigner le peuple de ses origines ». Le changement pour eux, ça sera aussi « la paix entre les élites et la société » : « C’est pourquoi, je pense que la Turquie d’avant le séisme sera différente de la Turquie de l’après, qu’elle doit l’être. Je voudrais souligner que la création de la grande Turquie moderne et puissante, consciente de ses responsabilités, sera impossible […] si on ignore l’ample accumulation multidimensionnelle [de savoir-pouvoir] acquise par notre société, c’est-à-dire tout ce qui fait de nous ce que nous sommes […]. »213

Si les grandes catastrophes, les crises majeures peuvent jouer le rôle de catalyseur pour le changement, le rôle que ces analyses attribuent au séisme du 17 août paraît exagéré. Contentons-nous de rappeler que le désir de changement et de réforme avait été exprimé avec presque les mêmes slogans trois ans avant le tremblement de terre, à l’occasion du scandale de Susurluk. D’ailleurs, certains journalistes comme Nuh Gönültaş l’affirmaient aussi, en avançant que « tout serait pareil en Turquie après le séisme » : « En effet, l’incident de Susurluk était un tremblement de terre aussi. S’il était possible de mesurer le choc engendré par ce ‘camion’ qui a mis en évidence les relations État – mafia – politiques en une seule fois, le chiffre obtenu serait égal à celui du dernier séisme. À l’époque, ils disaient déjà ‘rien ne sera plus comme auparavant après le camion’. En réalité, ils voyaient juste, vraiment rien n’a plus été comme auparavant, mais bien pire. »214 Un changement à plusieurs niveaux, comme il a été décrit (et réclamé) par les journalistes turcs ne pouvait probablement pas se réaliser dans le peu de temps qu’ils

212 KAPLAN, Yusun, « Ölüm-Kalım Savaşı », Yeni Şafak, 24 août 1999 (éditorial).

213 Ibid. Nous avons dû « forcer les limites » de la traduction pour reconstituer ces passages dans la langue

française de façon à ce qu’ils fassent sens. Le problème provient du fait que l’auteur ne s’exprime pas très bien en turc, même si on arrive à le comprendre.

214 GÖNÜLTAŞ, Nuh, « Depremden Sonra Her Şey Eskisi Gibi Olacak ! », Zaman, 26 août 1999. Bien

entendu, étant islamiste, lorsqu’il affirme que « tout serait pareil », il affirme en même temps que le regard du « système laïc» sur les « croyants ne changerait » pas non plus. Voir aussi son article « Depremden ‘Irtica’, Hukuk Talebinden ‘Mürteci’, Kurban Derisinden THK… » dans Zaman, le 11 septembre 1999.

prévoyaient. Egalement, même si des groupes volontaires et des ONG étaient apparus en tant que groupes « émergeant » de ce contexte post-catastrophe, il était encore tôt pour voir dans cette émergence une société civile susceptible de devenir le moteur d’un processus de changement, voire de transformation profonde. Pourtant, il semblait en septembre 1999 qu’« une fois qu’il a été obligé de mettre le casque d’AKUT sur la tête, l’État sera désormais obligé de prendre en compte cette ‘nouvelle force’ » comme l’affirmait l’éditorialiste d’Hürriyet.215

5. L’expression d’une manque de confiance envers le gouvernement et

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