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Partie I. Les tremblements de terre de Marmara 1999

Section 3. Réactions et positionnements de divers acteurs

2. La position des islamistes

Tout comme leurs collègues « laïcs », les journalistes « croyants » ont fait l’éloge des citoyens mobilisés pour apporter du secours aux victimes et se sont félicités de voir la solidarité s’accroître entre « toutes les composantes » de la société turque à l’occasion de la catastrophe. Par contre, pour désigner les représentants de la société civile (même s’ils ont fait l’éloge d’AKUT, l’enseigne symbole du contexte post-séisme), ils ont mis en avant les ONG dites « islamistes ».

La délimitation de la marge de manœuvre des fondations et des associations suspectées de « servir les buts intégristes » (par des mesures comme l’interdiction des campagnes de collectes de dons, la centralisation de la distribution d’aide, le contrôle et la monopolisation par l’administration des cités-tentes puis des cités-préfabriquées) a été vu comme « une nouvelle tentative de répression des croyants » de la part des élites laïques :

300 Pour les résultats de sondages, voir ADAMAN Fikret et ÇARKOĞLU Ali, Türkiye’de Yerel ve Merkezi

Yönetimlerde Hizmetlerden Tatmin, Patronaj Ilişkileri ve Reform, TESEV, Istanbul, 2000, p.38. En

2000, l’armée laissait la première place à une autre institution pour la première fois depuis 1990. Voir ESMER, Yılmaz, Devrim, Evrim, Statüko, TESEV, Istanbul, 1999, pour les sondages de 1990 et 1997, qui font partie de World Values Survey de Ronald Inglehart. Voir p.42, « La confiance au total accordée aux institutions ».

« On a confisqué les comptes bancaires, sans même déclarer un motif, des organisations comme IHH et Mazlum-Der qui étaient parmi les premières arrivées dans la zone de catastrophe avec leurs propres ressources et qui avaient aidé à transmettre l’aide des nos concitoyens de Turquie et de l’étranger. L’État essaye de compenser son incapacité au moment du séisme par la manifestation de sa force dans un autre domaine qui lui est bien connu. Les centres de gestion de crise peuvent être maladroits en cas de tremblement de terre mais ils ont encore des réflexes assez solides concernant la lutte contre l’intégrisme. […] L’État doit se replier sur son domaine, la société civile ne doit plus voir des obstacles devant elle. »302

Citons après Koru, d’autres auteurs ayant des arguments similaires pour ne pas dire identiques, comme Alkan et Bulaç : « Jusqu’à aujourd’hui, l’approche de notre État concernant les ONG a été toujours marquée par la suspicion ; il les a vues parfois comme des foyers d’irrédentisme, parfois comme des centres d’intégrisme et il a énormément découragé les ONG surtout avec les mesures qu’il a prises depuis quelques années. […] Les ONG ne peuvent pas concurrencer l’État dans les pays où la tradition étatiste est très forte, mais elles peuvent le débarrasser d’une partie de son fardeau ; mais être vu comme « ennemi du régime » alors qu’il n’y a aucune raison, cela marque fortement les gens et atteint le respect à l’État. »303 ; « Au moment où des dizaines de milliers de personnes sont mortes et des centaines de milliers sont sans abri, les dirigeants d’une fondation qui veulent apporter du secours sont questionnés [par la police]. Pourtant les fondateurs de la fondation sont citoyens de la République turque, son adresse et ses employés sont connus, ses domaines de travail sont définis […]. On leur bloque leurs comptes bancaires. Les organisations comme Mazlum-Der, IHH, […] sont interdites dès le premier jour. Dans la zone de catastrophe, certains responsables sont là avec des caméras, en train de filmer qui est venu, d’où, ce qu’ils ont apporté, à qui ils le distribuent, s’ils parlent ou non pendant la distribution. Les agents sont partis à la chasse à l’intégrisme. […] Dans un tel environnement de désastre et de scandale, l’État est préoccupé de vérifier si les gens qui apportent de l’aide sont intégristes ou non, donc continue son MacCarthisme avec succès. »304 Cette analogie avec le contexte américain des années 50 nous aide à mieux

302 KORU, Fehmi, « Bizim Devlet », Yeni Şafak, 25 août 1999.

303 ALKAN, Turan, « Yeni Bir Civanmertlik Yorumu », Zaman, 30 août 1999.

304 BULAÇ, Ali, « Felaketin Öbür Yüzü », Zaman, 11 septembre 1999. Bulaç a tenu des propos similaires à

la suite du séisme du 12 novembre (Düzce). Par exemple, voir « Ders Çıkarmak, Tedbir Almak » dans Zaman, le 16 novembre 1999. Egalement, ce quotidien a dénoncé « l’absence de la société civile » à Düzce, comme s’il ne prenait pas en considération les centaines de volontaires arrivés dans la ville. Evidemment, la

comprendre la mentalité des islamistes turcs qui dénoncent systématiquement « le système répressif ».

Nous pouvons déduire alors que la société civile, pour ces journalistes, consiste plus ou moins en ce qu’ils désignent par millet, c’est-à-dire à l’ensemble de citoyens qui se définissent avant tout comme « musulmans » et qui s’opposent à la laïcité républicaine (cf. Encadré sur « La conception islamiste de la société civile »). Dans cette optique, les ONG « vertes » sont donc « celles qui émanent véritablement du peuple ». Pour eux, il existe « une tension artificielle » entre « le peuple » et l’État, ce dernier étant l’outil de domination d’une élite laïque insistant sur une modernisation octroyée. Mais le 17 août peut constituer une occasion pour que « la paix sociale » puisse être faite en Turquie : comme les initiatives civiles ont acquis un grand prestige, donc davantage de légitimité et de marge d’action, elles peuvent constituer un pont entre l’État et « son peuple ». Donc les ONG, les organisations « chargées de défendre les individus contre les injustices que l’État commet au prétexte de se protéger et chargées de servir la société mieux que l’État dans certains domaines »305 sont en position de jouer un rôle important dans « la réconciliation » entre « les élites de la nation » et « le peuple » si l’État les reconnaît.

La conception islamiste de la société civile

Avant de parler de la société civile « musulmane », commençons par expliquer une erreur fréquente que nous constatons dans le contexte turc. Cela nous aidera à mieux comprendre les arguments des islamistes. Il s’agit de l’utilisation de deux termes, millet (peuple) et ulus (nation). Le premier est d’origine arabe. Le deuxième est un néologisme, un produit de la « révolution linguistique » républicaine qui visait la « purification » de la langue turque en remplaçant les mots d’origine étrangère.306 A savoir, si ulus est une

traduction exacte pour la nation, millet désigne le peuple, mais dans le sens d’une

communauté dont l’élément de cohésion est la religion. Dans le système classique

ottoman, on ne parlait pas des Turcs, des Grecs, des Arméniens, des Serbes, des Arabes, etc. mais on parlait des millets de musulmans, de chrétiens (orthodoxes), de juifs… pour « classer » les sujets du sultan.307 En effet, les Ottomans n’ont fait que suivre la coutume

musulmane qui consistait à nommer un leader religieux qui était en même temps compétent pour les affaires mondaines de sa communauté : le chef des rabbins pour les

société civile qui était absente était « celle qui avait subi la discrimination des autorités et qui avait été découragée » d’après Zaman. Voir « Sivil Yardım Yok Gibi », Zaman, 15 novembre 1999.

305 GÜRDOĞAN, Nazif, « Sivil Toplum Örgütleri », Yeni Şafak, 15 novembre 1999. Nous comprenons bien

qu’il s’agit de la « défense des croyants contre le système »…

306 POULTON, Hugh, Silindir Şapka, Bozkurt ve Hilal, Sarmal Yayınevi, Istanbul, 1999, pp.133-136. 307 INALCIK, Halil, The Ottoman Empire Classical Age 1300 – 1600, Phoenix Press, Londres, 2000,

juifs, le Patriarche pour les chrétiens, etc. Ceux-ci, en temps voulu, étaient chargés de rendre des comptes à la Sublime Porte en ce qui concerne leurs communautés.

Donc, millet n’est pas du tout la même chose que la nation mais son sens a glissé au cours du temps, plutôt d’ailleurs au cours de la modernisation turque, car il a été utilisé pour remplacer le terme de nation pour lequel une traduction adéquate n’existait pas : les Turcs, rappelons-le, n’ont pu « devenir une nation » qu’après la fondation de la République (1923) même si le nationalisme turc remontait à la fin du XIXe siècle. Et le mot ulus n’a jamais remplacé complètement millet en ce sens-là. Notons que la langue a toujours été un champ de bataille entre « les progressistes » et « les conservateurs », même si une grande partie des mots dérivés de l’arabe et du persan ont été remplacés par des mots « pur turc » qui sont retenus aujourd’hui. C’est dans cette optique qu’il faut analyser les discours des islamistes, et comprendre qu’ils n’entendent pas forcement la nation lorsqu’on parle du millet. Pour eux, la nation est un des piliers de cette modernisation « uniformisante, écrasante, jacobine » tandis qu’ils se considèrent eux-mêmes comme appartenant au peuple, « le vrai noyau de la société turque, en antagonisme avec son élite distancée et froide ».308

3. Le positionnement des experts, des scientifiques et la création du Centre

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