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IV. LISTE DES FIGURES

5 LA LIGNE CULTURELLE DE DÉVELOPPEMENT

5.5 Les vecteurs de la médiation

Nous avons proposé une lecture de Vygotski, pour qui le langage est un élément clef de la pensée humaine (Vygotski, 1934/1997)102 mais pas la seule source de médiation (Vygotsky, 1934/1978, p. 55). Au niveau de l’internalisation des processus psychologiques supérieurs, nous distinguons la médiation par les signes et la médiation par les outils (Vygotsky, 1934/1978). Dans ce cadre, les signes ne peuvent être médiateurs qu’à travers la dialectique entre signification et sens. Nous incluons sous « signes », tout langage reposant sur la représentation d’un réel autre que le signifiant utilisé : « Le signe linguistique, en effet, ne peut valoir pour quelque chose que s’il n’est pas la chose » (Ricoeur, 1986, p. 58).

Cette dialectique inhérente aux médiations vygotskiennes peut se lire comme une tension entre signification et sens, le sens étant développé sur une base contextuelle externe ou interne au sujet. Rappelons que pour Vygotski, l’interaction, dans le sens de la médiation portée par un autre être humain, se situe « principalement comme un porteur de signes, symboles et significations. Vygotski n’a fait aucune tentative pour élaborer sur les activités des formateurs humains au-delà de leur fonction en tant que véhicules pour des outils symboliques » (Kozulin & Presseisen, 1995, p. 69). Pour nous, il est important dès lors de ne pas situer les médiations au niveau de l’interaction sociale, mais bien au niveau des activités et des artéfacts. « D’après Vygotski, les fonctions psychologiques sont engendrées par différents types d’activités psychologiques qui deviennent leurs formes cristallisées » (ibid., p.73). Les activités ont donc des formes particulières qui génèrent des activités psychologiques différentes ; mais, Vygotski met aussi en avant les concepts scientifiques. « Ces concepts scientifiques sont […] systématiques, logiques et

101 Nous pouvons ici faire un parallèle avec la démonstration que fait Piaget (1967a) d’un point de vue essentiellement cognitif.

102 Nous touchons ici à un point sur lequel Vygotski et Piaget sont inconciliables.

décontextualisés » (ibid.) et font l’objet d’une transmission, le plus souvent au sein d’un système de formation.

Si nous voulons être cohérents avec la notion de médiation en tant qu’élément essentiel de l’intériorisation, nous devons considérer que les médiations se retrouvent tant dans l’activité, mentale ou physique, que dans une transmission volontaire desdites médiations.

Il en ressort que la simple interaction n’est pas en soi une médiation, mais qu’elle est porteuse de signes. Dès lors, il convient de se demander si les signes et, d’une manière générale, les outils inclus dans les activités sont forcément des médiations. Nous examinerons donc les signes et les outils au niveau de l’intériorisation des processus psychologiques (Vygotsky, 1934/1978).

Les signes ne peuvent dans ce cadre être médiateurs qu’à travers la dialectique entre signification et sens. Nous incluons sous « signes » tout langage reposant sur la représentation d’un réel autre que le signifiant utilisé (Ricoeur, 1986). Il est bien clair que, quand des médiations complexes sont en jeu, des ensembles langagiers plus complexes, tels que les concepts formalisés, peuvent se substituer aux signes. En effet, les concepts formalisés se comportent comme un ensemble de signes. Il en va de même avec les outils complexes. Ce qui reste essentiel, c’est le détachement de la réalité, le passage à une abstraction réfléchie où une distance existe entre le signifié et le signifiant de telle manière qu’une pluralité de sens est possible à travers une recomposition de la médiation.

Les outils intègrent la même dialectique dans la mesure où le sujet voit en eux leur signification première tout en devant créer un sens pour cet outil en lien avec la tâche à résoudre :

Marx écrit dans le Capital, ‘Ce qui est apparu de la part du travailleur, sous la forme d’une activité (Unruhe), apparaît maintenant de la part du produit dans la forme de propriétés au repos (ruhende Eigenschaft), dans la forme d’une existence.’ ‘Durant le processus du travail’, pouvons nous lire plus loin, ‘ le travail change continuellement de la forme d’une activité à la forme d’une existence, d’une forme de mouvement à une forme de matière.’ (Leont'ev, 1978)

Il en ressort que si un artéfact est le résultat d’une activité, il est porteur d’un condensé de cette activité, de ses propriétés. Les verbalisations qui l’entourent ne sont dès lors que des actions visant à isoler l’aspect théorique des artéfacts (ibid.).

Dans le même esprit, l’outil représente d’autant plus autre chose que ce qu’il est matériellement. Un marteau, est en signification première, « une masse de métal emmanchée » mais c’est son utilisation pour « frapper, forger » etc. qui lui donne vraiment un sens.

L’outil devient donc lui aussi porteur d’une médiation, particulièrement au niveau des régulations qui sont liées à son utilisation, incluant le but de la tâche que l’outil rend possible et les régulations qui sont liées à son utilisation.

Si nous prenons le cas d’outils techniques, ils portent en eux, du fait qu’ils ressortent du culturel, une manière de réguler particulière grâce à laquelle leur utilisation est optimale. Ces régulations comportent à la fois un but pour lequel l’outil est approprié et un monitoring lié à l’atteinte du but. Un marteau implique ainsi l’utilisation d’un clou, et une certaine manière de donner des coups de marteau. Si l’apprenant utilise le marteau en copiant les gestes précis, il ne fera qu’appliquer ; s’il donne un « sens » à la dialectique existante entre l’outil et l’utilisation potentielle de celui-ci, il internalisera le « fait d’enfoncer des clous ». Cette démarche est démontrée par les études sur l’imitation, dans lesquelles il apparaît que l’intention « d’enfoncer les clous » prend le dessus sur une manière précise de le faire. Cette régulation minutieuse ne peut s’opérer, par le sujet imitant, qu’une fois l’objectif intériorisé.

Si cette intériorisation a été accompagnée de signes liés à l’activité, elle sera d’autant plus efficace car la formulation à travers des signes implique une abstraction

permettant la généralisation. Les signes permettent également la réflexivité. Il n’est toutefois pas exclu qu’un tel réfléchissement puisse exister sans des signes intériorisés, mais nous pensons que cette intériorisation est caractérisée alors par la médiation de l’outil.

Nous pouvons sur cette base considérer qu’il y a médiation possible à travers l’outil technique et à travers le signe.

Pour revenir à notre exemple du marteau, il ne saurait à lui seul inclure tous les éléments devant être internalisés. Un même marteau peut servir des finalités différentes, peu nombreuses certes si on pense à une production très spécialisée, et qui sont conditionnées par la forme culturelle dans laquelle s’inscrit l’activité. La manière de clouer d’un charpentier et d’un menuisier n’est pas la même. L’outil est façonné en fonction d’une activité, ou plus exactement d’un raisonnement lié à sa contribution à la finalisation de l’activité. Un outil qui agit sur la réalité extérieure n’est pas intériorisé comme tel, mais les actions potentielles sont médiatisées par cet outil. Pour être précis, c’est la logique de l’action qui est médiatisée par l’outil. L’outil intègre en effet un concept central quant à son utilisation optimale en fonction d’une finalité.

Nous concluons à l’existence d’une « forme » d’utilisation du marteau portée par le marteau lui-même : « l’outil », dépasse la transformation de l’environnement et est perceptible dans la manière de réguler (composée du monitoring, de l’évaluation et de la finalité), ainsi que dans les « signes » accompagnant son existence d’un point de vue socio-discursif.

Ce que nous signalons ici pour les activités ayant un impact sur l’environnement externe au sujet, est valable tout autant pour les activités mentales intrapsychiques. Ce n’est que par facilité d’explication que nous avons pris des exemples liés à des productions tangibles.

Nous poserons que l’outil technique n’a pas qu’un effet grâce aux produits réalisés sur la société mais également en tant que procédé sur l’être humain qui l’utilise. Si, effectivement, l’outil technique a comme but de transformer l’objet, et que le signe est orienté vers l’intérieur de l’être humain, il n’en reste pas moins que l’outil exerce une influence sur les opérations que l’être humain est amené à effectuer :

Ce que la hache fait c’est généraliser dans la mesure où, comme tout autre outil ou instrument, elle définit l’étendue et la propagation des actions réalisables avec elle. C’est la généralisation la plus élémentaire que l’on peut qualifier de projective. La généralisation élémentaire n’est pas la généralisation des similaires, comme la généralisation empirique, mais bien la généralisation du possible, ouvrant, en tant que résultat d’une action instrumentalisée, vers une image projective. La première généralisation d’un enfant n’est pas tirée des propriétés évidentes d’une situation ni du passé de l’objet ou de l’action, mais d’un futur qui est corrélé avec l’objectif. (Kravtsov, 2006, p.

30)

L’outil implique non seulement une étendue de finalités possibles mais certaines régulations qui lui sont adaptées. Nous pouvons dire que l’outil accumule en lui le savoir culturellement établit pour une utilisation appropriée de celui-ci et l’atteinte de finalités et usages auxquels il est adapté. Il porte donc en lui les régulations nécessaires à son utilisation. Or, celles-ci ne peuvent être qu’intégrées.

Nous pensons ainsi que ce sont les outils, en tant que transformateurs potentiels de l’environnement, autant que les signes et les artéfacts, porteurs en général tant d’une activité potentielle que d’une signification qui peut y être associée ou non, qui sont les vecteurs de médiations.

Pour l’enfant, le mot est en quelque sorte un outil d’abord dirigé vers l’extérieur afin d’obtenir une transformation de l’environnement :

[…], un mot en tant qu’outil dirigé par l’enfant vers l’adulte dote la situation d’un futur possible et organise les actions de l’adulte, en fonction de quoi l’enfant atteindra son propre objectif – l’objet tant désiré, se faire habiller et emmener en promenade, et ainsi de suite. (Kravtsov, 2006, p. 30)

Mot et outil présentent bel et bien des similarités fortes et, du point de vue du sujet, ils sont dirigés tous deux à la fois vers l’intérieur et l’extérieur :

Mot et outil ne partagent pas seulement la fonction de généralisation qui leur est intrinsèque. Ils partagent une structure similaire. Chaque outil a une partie fonctionnelle103 qui agit sur les objets à transformer, et aussi un manche en direction du sujet. Les caractéristiques de la partie fonctionnelle doivent correspondre aux propriétés de l’objet travaillé, et le manche doit faciliter un type particulier et un caractère particulier du mouvement. C’est pour cette raison que la hache d’un charpentier a un manche spécial avec une forme particulièrement élaborée, tandis qu’une hache pour fendre le bois dispose en général d’un manche droit. Différents mouvements requièrent différents manches. La partie fonctionnelle d’un outil est sa partie la plus importante. C’est ainsi que, dans le discours le mot « hache » désigne la hache dans son entier tout autant que sa lourde lame en métal vu que c’est là son essence. […] Le mot-outil est construit de manière similaire. Il a une signification objective qui est dirigée vers l’extérieur, vers l’auditeur, mais il y a aussi un sens subjectif, personnel, du mot prononcé qui est dirigé vers l’intérieur, vers le locuteur. Dans tous les cas, la signification et le sens sont différentes facettes d’un tout – la partie interne ou idéale du mot-outil. On pourrait dire que sens et signification du mot-outil sont reliés l’un à l’autre de la même manière que le manche l’est à la partie fonctionnelle d’un outil. (Kravtsov, 2006, pp. 30-31)

L’outil et le signe présentent donc des similarités, car ils sont tous les deux vecteurs de médiations et, en tant que passeurs, exercent forcément une fonction interpsychique, ou environnementale, et une fonction intrapsychique. Notons que la fonction environnementale est elle-même interpsychique car elle porte, à travers la conception de l’outil, une relation interpsychique à l’activité socioculturelle constitutive de l’outil et de la manière de s’en servir. Même au-delà de l’activité implicite à l’outil, l’outil garde son statut d’artéfact interprétable en lui-même. Il s’agit de bien comprendre que l’outil – de par son statut d’artéfact – propose de manière latente les médiations de son interprétation et ceci même s’il n’est pas manipulé, donc au-delà de la contrainte instrumentale lors de son utilisation.

Néanmoins, outils et signes présentent également des différences :

[…] en plus de l’orientation des outils principalement vers le monde extérieur et l’orientation des signes (en tant qu’outils psychologiques) vers le sujet – point que Vygotski lui-même a noté – il y a encore une différence essentielle. Ce qui est le plus essentiel dans un outil […] c’est sa (working part). Cette partie est le centre de notre conscience pendant que nous utilisons des outils. Un bon manche, qui tient bien en main, est quelque chose à laquelle nous sommes à peine attentifs pendant que nous travaillons. Il permet à l’outil de fonctionner comme une extension de notre bras. Ce n’est pas le cas avec l’outil psychologique – le mot. Soit la signification objective soit le sens personnel donné au mot peut occuper une place dominante dans la conscience du locuteur. […] Le sens subjectif d’un mot peut dominer la conscience, alors que les significations lexicales et le son d’un mot peuvent jouer des rôles auxiliaires. […] De la même manière, lors de la compréhension de la poésie il y a une inversion constante et de la signification et du sens, avec l’aspect sémantique qui prend le plus souvent le dessus. (Kravtsov, 2006, pp. 30-31)

Signe et outil ne sont ainsi tous les deux que des véhicules pour les médiations, avec toutefois une importance plus grande du signe en tant qu’outil psychologique, car il se doit de signifier.

Signe et outils ne peuvent être intériorisés en tant que tels, mais bien la finalité qui les sous-tend, les manières d’arriver à leur donner un sens ou de les faire fonctionner.

L’imitation d’ailleurs participe de cette considération large, l’imitateur prenant appui sur l’inférence du but de l’activité imitée, qui sera la médiation à intérioriser, ou sur les principes structurant l’activité. Le sujet intériorise des médiations, soit parce qu’elles lui sont enseignées explicitement, soit lors de l’utilisation d’un outil, soit lors de l’interaction avec un artéfact, soit dans l’inférence qu’il fait lui-même lors de ses observations.

103 Partie fonctionnelle : working part