• Aucun résultat trouvé

IV. LISTE DES FIGURES

4 LA LIGNE NATURELLE DE DÉVELOPPEMENT

4.7 Des logiques et des émotions 61

4.7.1 Les concepts et logiques

La logique formelle, à l’œuvre dans la pensée conceptuelle et son application logique de la généralisation au particulier, pourrait paraître la logique dominante lors de la déduction. Le raisonnement lui-même doit rester vrai pour tout individu et est indépendant d’une situation donnée. Cette logique formelle se caractérise, entre autres, par le fait : qu’elle se déroule dans un domaine fermé, abstrait du réel mais obéissant à un domaine de référence dont les éléments sont préalablement organisés entre eux ; que les prémisses n’ont pas à être établies car elles appartiennent à ce cadre de référence ; que le raisonnement est strictement d’ordre logique, formalisable ; et enfin que la seule règle de déduction est le modus ponens (Grize, 1997). Ceci peut être mis en lien avec l’importance des concepts scientifiques au cœur de la pensée de Vygotski (1934/1997; Vygotsky, 1934/1978).

La logique naturelle est un raisonnement qui ne suit pas les exigences de la logique formelle (Grize, 1997). Ce raisonnement apparaît moins exigeant, plus imprécis, mais il est surtout limité et individuel car il est situationnel. Il a tendance à vouloir entraîner une conséquence à partir d’une situation complexe, donc à généraliser l’enseignement tiré de la situation. La pensée fait des sauts d’objet en objet, afin de justifier a posteriori une conclusion, et, dans ce processus de schématisation, des notions sont amenées sans qu’elles entretiennent de lien logique entre elles. La logique est certes présente, mais pas nécessairement réversible : ce qui est vrai dans une direction n’implique pas nécessairement sa réciproque. On est proche de ce que Piaget appelle le syncrétisme, et de la transduction, procédé allant du singulier au singulier. Nous y voyons un lien avec les concepts quotidiens évoqués par Vygotski (1934/1997).

La distinction vygotskienne entre concepts quotidiens et concepts scientifiques69 peut être résumée de la manière suivante (van der Veer & Valsiner, 1991) :

- Concepts spontanés, ou concepts quotidiens : appropriés par le sujet en dehors d’un enseignement explicite, même s’ils proviennent souvent d’autres personnes ; se réfèrent à des objets concrets et sont donc des généralisations.

- Concepts scientifiques : concepts dont l’enseignement est explicite et systématique et qui amènent le sujet vers un usage délibéré de ses opérations mentales ; ils peuvent se généraliser au domaine de la pensée quotidienne ; ils

69 Il peut être intéressant de jeter un coup d’œil aux notions de concept et pseudo-concept avancés par Croce (1908/1917).

jouent un rôle au niveau du développement ; ils se réfèrent à des concepts quotidiens et sont donc des généralisations de généralisations ; ils forment donc une reconceptualisation d’un savoir existant.

Ces concepts sont utilisés par le sujet selon une logique qui lui est propre : « […]

les concepts et les opérations avec les concepts sont soumis à des lois objectives, logiques, et que la psychologie a affaire avec des déviations de ces lois qui se retrouvent […] dans des conditions de pathologie ou de fortes émotions […] » (Leont'ev, 1978)70.

Nous ajouterons à cela quelques distinctions qui nous semblent fondamentales.

Pour nous, les concepts sont des noyaux de pensée, car ils permettent à l’individu d’expliquer le monde qui l’entoure ou de s’expliquer lui à lui-même. Les concepts quotidiens sont liés à une logique naturelle et ils peuvent consister en tout élément utilisé par le sujet afin de trouver une explication qui rend la généralisation possible. Le concept quotidien est souvent en relation avec des objets concrets, avec une action, mais, à force d’étudier des textes réflexifs, nous devons considérer que certains concepts quotidiens sont également invoqués dans des démarches méta-réflexives (Buysse, 2011a), donc situés à un niveau de généralisation des généralisations. Parfois, ce concept quotidien71 consiste en une valeur émotionnelle, ou alors est uniquement choisi parce qu’il permet d’aboutir à la conclusion souhaitée (voir Vanhulle, 2009c). Dans ces textes, le concept autour duquel le discours semble s’articuler dans son effort d’explication, de justification, peut certes nous apparaître comme relié à un bagage scientifique, mais il n’est pas reconnu comme tel par le sujet. Il en ressort que le concept quotidien est avant tout caractérisé par son intériorisation par le sujet, sans que le cadre conceptuel apparaisse au niveau attentionnel. Il se pourrait donc que la conscience implicite utilise des concepts scientifiques en dehors de l’attention du sujet.

Le concept scientifique repose, quant à lui, sur une inscription dans une discipline, dans une pensée socialement partagée, et s’accompagne d’une logique, en général, formelle. Il est dès lors une médiation fondamentale pour l’appropriation d’un savoir. Il semble que l’appropriation du concept scientifique doive engendrer, à un niveau implicite ou explicite, une restructuration, donc une transformation de la conscience.

De plus, chaque concept a une relation préférentielle avec une des formes de logique.

Nous constatons que même si l’induction aurait tendance à mieux s’accommoder de la logique naturelle, la déduction peut également procéder selon ces règles. En effet, on peut la voir à l’œuvre dans les raisonnements destinés à expliquer, les raisonnements déductifs et les raisonnements qui servent à exclure une conséquence attendue (Grize, 1997). Pour sa part, la logique formelle a certes un rôle majeur à jouer dans le processus déductif, mais seulement si celui-ci s’appuie sur des concepts scientifiques : « La science est le type le plus parfait de savoir car elle se fonde sur des définitions causales » (Dewey, 1910/1997, p. 134).

On peut dire que la force des concepts scientifiques se manifeste dans la sphère qui est entièrement définie par les propriétés supérieures des concepts : le caractère conscient et le caractère volontaire ; c’est justement là que les concepts quotidiens de l’enfant révèlent leur faiblesse, tandis qu’ils sont forts dans la sphère de l’application concrète, spontanée, dont le sens est déterminé par la situation, dans la sphère de l’expérience et de l’empirisme. Les concepts scientifiques commencent à se développer dans la sphère du conscient et du volontaire et poursuivent leur développement en germant vers le bas dans la sphère de l’expérience personnelle et du concret. Les concepts spontanés commencent à se développer dans la sphère du concret de l’empirique et évoluent vers les propriétés

70 Nous nous sommes référé à une version du texte de Leont’ev, disponible en ligne, mais qui ne comporte pas de pagination. Nous tenons bien sûr les citations en anglais à disposition.

71 Faut-il encore parler de concept ou préférer le terme de noyau-de-pensée ? Nous nous en tiendrons le plus souvent au terme de concept afin de garder les résonnances avec l’œuvre de Vygotski.

supérieures de concepts : le caractère conscient et volontaire. La véritable nature du lien qui unit dans leur développement ces deux lignes de sens opposé se manifeste dans toute son évidence : c’est celui qui unit la zone prochaine de développement et le niveau présent de développement.

(Vygotski, 1934/1997, p. 373)

Nous pouvons affirmer que la logique formelle accompagne les concepts scientifiques et que c’est ainsi qu’ils peuvent garder leur cohérence, même en fonctionnant en tant que médiation de savoirs divers. Les concepts scientifiques préforment dès lors les règles du raisonnement logique, appliqué dans le mouvement inductif et déductif, et on comprend aisément en quoi cette médiation est structurante (Buysse, 2009) (voir 5.4).

Nous pensons que toute régulation est fondamentalement liée dans son fonctionnement aux deux logiques et aux deux concepts : « Le concept quotidien, en se plaçant entre le concept scientifique et son objet, acquiert toute une série de rapports nouveaux avec les autres concepts et se modifie lui-même dans son propre rapport à l’objet » (Vygotski, 1934/1997, p. 380). Elle exige le passage du naturel au formel afin de transformer des notions en concepts, afin de passer de la pensée commune à la pensée scientifique pour reprendre Grize (1997).

« Les concepts scientifiques transforment les concepts spontanés et les élèvent à un niveau supérieur en leur constituant une zone prochaine de développement » (Vygotski, 1934/1997, p. 374). L’un sans l’autre serait soit un appauvrissement définitif de la réalité, un déni de l’humanité, soit un travail sur le réel, sans perspective de développement. C’est ainsi que les concepts quotidiens et les concepts scientifiques ne s’excluent pas mais se co-construisent : chaque concept, du point de vue du sujet, devient profondément subjectif et présente, à des degrés divers, une unité du concret et de l’abstrait.

La longitude du concept caractérisera ainsi avant tout la nature de l’acte même de la pensée, de la saisie même des objets dans le concept sous l’angle de l’unité du concret de l’abstrait qui y est incluse. La latitude du concept caractérisera avant tout les rapports du concept avec l’objet, le point d’application du concept à un domaine déterminé de la réalité. (Vygotski, 1934/1997, p. 386)

Dans un concept quotidien, l’organisation obéit à une logique naturelle qui vise à donner un sens, mais sans que le sujet tente de faire correspondre l’interprétation du réel, ou de son monde intérieur, à un concept qui lui est externe et, de plus, inséré dans une logique formelle; le concept scientifique joue le rôle d’organisateur formel de la pensée et il sous-tend donc une interprétation particulière du réel, cette explication dépendant de la discipline scientifique, ou tradition, de laquelle le concept relève.

C’est la tension entre les deux qui permet le développement car le concept scientifique est progressivement intériorisé et il peut, une fois intériorisé, en transcendant le concept quotidien, s’y fondre. Le sujet ne ressent dès lors plus le concept scientifique comme tel, mais a recours « spontanément » à ce concept transformé. Nous reviendrons sur cette complémentarité entre le concept quotidien, issu de la nécessité de donner sens à l’expérience – au sens large de rencontre active avec le monde extérieur –, et le concept scientifique, exigeant une logique déductive et générateur lui-même d’une expérience renouvelée.

Il convient donc de tenter, dans une perspective développementale, à la fois d’inciter l’apprenant à analyser les faits, à en tirer des lois de manière inductive mais aussi, après lui avoir permis une appropriation des savoirs scientifiques, de provoquer un dépassement de la logique naturelle qui l’aura aidé à inventer spontanément des solutions, grâce au retour déductif obéissant à une logique formelle, ancrée conceptuellement. Mais, il n’en reste pas moins que nous devons reconnaître que chacun crée le sens en se fondant sur les concepts qui lui semblent le plus à même de donner un sens, même si ceux-ci, en tant que noyaux de pensée, sont parfois loin d’être scientifiques et peuvent même créer des systèmes parallèles. Nous constatons avec Valsiner (Valsiner & Litvinovic, 1997) qu’il n’y pas de raisonnement erroné mais plutôt des formes différentes de raisonnement

favorisant plus ou moins une logique au détriment de l’autre, un mouvement inductif plutôt que déductif et ainsi de suite.

Nous pouvons ainsi nous représenter que, au sein de la conscience, chaque système, ou cycle à un niveau moindre de complexité, ayant atteint un état provisoire d’équilibre, a été équilibré grâce à des régulations incluant, au-delà d’un réfléchissement, une réflexivité contrôlante et structurante fondées sur des logiques naturelles ou formelles qui articulent des informations autour de concepts, de différentes origines, agissant comme noyaux de pensée. Dans ce cadre, le noyau de pensée pourrait même être une émotion. Les émotions, ou à tout le moins notre rapport aux émotions, pourraient donc être considérées comme une des dimensions des médiations au même titre que les concepts.