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IV. LISTE DES FIGURES

4 LA LIGNE NATURELLE DE DÉVELOPPEMENT

4.8 Le sens et la conscience

4.8.5 Le sens et la signification

Cette création de sens est ainsi liée aux significations à disposition et les modifie par la même occasion. Il convient dès lors de définir l’usage que nous retiendrons des termes signification et sens.

Nous utilisons « sens » dans une analogie première avec le ‘sens du mot’ et l’appliquons au-delà de sa relation au mot tel qu’exemplifié par Vygotski qui se fonde sur Paulhan :

A word’s sense is an aggregate of all the psychological facts that arise in our consciousness as a result of the word. Sense is a dynamic, fluid, and complex formation […] Meaning is a comparatively fixed and stable point, one that remains constant with all the changes of the word’s sense. (Vygotsky, 1934/1987, pp. 275-276)

Cette distinction, à notre avis capitale, entre sens et signification, se retrouve aussi dans la version francophone83 :

Le sens, comme il [Paulhan] l’a montré, représente l’ensemble de tous les faits psychologiques que ce mot fait apparaître dans notre conscience. Le sens d’un mot est ainsi une formation toujours dynamique, fluctuante, complexe, qui comporte plusieurs zones de stabilité différente. La signification n’est qu’une des zones du sens que le mot acquiert dans un certain contexte verbal, mais c’est la zone la plus stable, la plus unifiée et la plus précise. Comme on sait, le mot change aisément de sens selon le contexte. La signification au contraire est un point immobile et immuable, qui reste stable en dépit de toutes les modifications qui affectent selon le contexte le sens du mot.

Nous avons pu établir que le changement de sens est le facteur fondamental dans l’analyse sémantique du langage. La signification réelle du mot n’est pas constante. Dans telle opération le mot a telle signification, dans telle autre il prend une signification différente. Ce dynamisme de la signification nous amène justement au problème […] [du] rapport entre signification et sens. Le mot pris isolément et dans le dictionnaire n’a qu’une seule signification. Mais cette signification n’est rien de plus qu’une potentialité qui se réalise dans le langage vivant, où elle n’est qu’une pierre dans l’édifice du sens. (Vygotski, 1934/1997, pp. 480-481)

Pour Vygotski, le sens est ainsi plus large que la signification, car l’élaboration d’un sens est le résultat, le produit de la transformation de la signification au niveau intrapsychique :

Ce n’est pas comme si l’homme recourait au signe ; le signe donnait naissance à la signification ; la signification germait dans la conscience. La signification est déterminée par des activités inter-fonctionnelles, par la conscience, par l’activité de la conscience. La structure de la signification est déterminée par la structure de la conscience. La conscience a une structure systémique. Les systèmes sont stables et caractérisent la conscience. Ce qui est important est ce qui s’est développé en dernier. (Vygotsky, 1934/1997, p. 138)

Il va même plus loin dans la direction de ce que nous élaborions plus haut :

82 Il est amusant de constater à quel point le terme « créer » fait peur : souvent on retrouve

« élaborer » ou « construire ». Nous osons le terme « créer » car il ne sous-entend nullement, dans les approches cognitives de la créativité, que le résultat soit une « génération spontanée ex-nihilo » que l’individu aurait créée, tel un dieu déchu, sous la seule influence de son inspiration romantique. Les approches contemporaines de la créativité insistent au contraire sur les apports culturels, voire sur son caractère social et partagé (Sawyer, 2000, 2003; Sawyer et al., 2003), sans nier que l’acte créatif psychologique ressorte in fine à l’individu.

83 La traductrice, Françoise Sève, ressent d’ailleurs la nécessité de préciser que la distinction est de Vygotski (p.481).

La conscience a une structure sémantique, car le sens, la structure de la conscience, est la relation au monde extérieur. De nouvelles connections sémantiques émergent dans la conscience. L’activité de création de sens engendrée par les significations est ce qui amène à une certaine structure sémantique de la conscience elle-même. (Vygotsky, 1934/1997, p. 137)

Vu ainsi, la conscience donne structure au système, elle donne forme à la pensée.

La pensée du sujet s’inscrit donc dans sa conscience et c’est la conscience qui est partie prenante de la création d’un sens :

Le mot ne prend son sens que dans la phrase mais la phrase elle-même n’acquiert son sens que dans le contexte du paragraphe, le paragraphe dans le contexte du livre, et le livre le contexte de toute l’œuvre de l’auteur. Le sens véritable de chaque mot est déterminé, en fin de compte, par toute la richesse des éléments existant dans la conscience qui se rapportent à ce qu’exprime ce mot.

(Vygotski, 1934/1997, p. 481)

Pris isolément, ce point de vue nous amènerait à considérer que la recherche de sens domine au niveau de la conscience, et non la signification84 qui en est la facette cristallisée:

Dans le langage oral, en règle générale, on va de l’élément le plus stable du sens, de sa zone la plus constante, c’est-à-dire de la signification du mot à ses zones plus fluctuantes, à son sens dans son ensemble. Dans le langage intérieur, au contraire, cette prédominance du sens sur la signification - qui se manifeste en certaines occasions dans le langage oral comme une tendance plus ou faiblement exprimée – est poussée jusqu’à sa limite mathématique et apparaît sous une forme absolue. Ici la prépondérance du sens sur la signification, de la phrase sur le mot, de tout le contexte sur la phrase est non pas l’exception mais la règle constante. (Vygotski, 1934/1997, pp. 482-483)

Nous voyons qu’il s’agit ici d’une conception mettant en avant la création de sens à partir des significations fournies socialement, ou établies antérieurement par l’individu.

C’est un mécanisme fondamental : si les significations sont le lien avec le monde objectif et social, alors le sens personnel est le lien avec la réalité de la vie du sujet, avec ses intentions. Ce sens est en constante évolution, soumis aux activités et interactions, ainsi qu’aux rééquilibrations internes. Ce sens personnel est ce qui crée le biais individuel, la subjectivité, de la conscience humaine (Leont'ev, 1978). Dans la conscience individuelle, c’est un peu comme si au début les significations semblent être fusionnées avec le sens personnel, mais leur non-conformité ressort rapidement. La distinction entre sens et signification devient donc un enjeu majeur (ibid.).

Mais il convient de ne pas simplifier la relation entre sens et signification. Nous prenons l’exemple des textes afin d’approfondir la distinction entre signification et sens, tout en soulignant qu’il ne s’agit pas d’affirmer que le langage est seul constitutif de la création de sens :

Le sens des mots est modifié par l’intention. Ainsi, l’explication ultime repose sur la motivation. La signification d’un mot n’est donc pas donnée une fois pour toute. La signification d’un mot est toujours une généralisation ; en arrière du mot il y a toujours un processus de généralisation. Le développement d’une signification revient donc au développement d’une généralisation. Mais la structure de la généralisation change durant le développement, le processus se fait différemment.

Le mot qui germe dans la conscience change toutes ces relations et processus. La signification du mot se développe en fonction de changements dans la conscience.

La signification est inhérente au signe.

Le sens est ce qui entre dans la signification (le résultat de la signification) mais n’est pas consolidé derrière le signe. (Vygotsky, 1934/1997, p. 136)

Un sens est élaboré par le sujet en fonction non seulement du contexte externe, par exemple la phrase et le livre, mais tout autant par rapport au contexte intrapsychique du sujet : « Le sens d’un mot n’est jamais intégral. En fin de compte il s’appuie sur une conception du monde et sur la structure interne de la personnalité dans son ensemble85 […]

84 Même si –comme nous le développerons plus loin – l’intériorisation de significations reste indispensable.

85 Vygotski cite ici Paulhan.

Et, si le mot peut exister sans le sens, le sens peut également exister sans le mot […]

(Vygotski, 1934/1997, p. 481) ».

Le sens ne dépend donc pas uniquement de la signification, mais la création de sens peut engendrer des significations nouvelles, même si celles-ci peuvent dépendre également d’un ensemble de créations de sens : « En passant par une œuvre littéraire le mot s’imprègne de toute la diversité des unités de sens qui y sont contenues et prend un sens équivalant, en quelque sorte, à l’œuvre dans son ensemble » (Vygotski, 1934/1997, p.

484).

Le sens contribue à des significations nouvelles. Ce qui ressort de cette attribution de nouvelles significations sur un même signe, reste bien de l’ordre de la création personnelle : « Au fond l’insertion de sens divers dans un mot unique représente à chaque fois la formation d’une signification individuelle, intraduisible, c’est-à-dire d’un idiotisme » (Vygotski, 1934/1997, p. 487). C’est progressivement un ensemble de prédicats, tissés en ensemble de sens, qui règne dans la conscience plutôt qu’un jeu de significations associées : « On observe un phénomène analogue – une fois encore poussé à l’extrême – dans le langage intérieur. Ici le mot semble absorber le sens des mots précédents et suivants, élargissant presque sans limites le cadre de sa signification (Vygotski, 1934/1997, p. 485). »

Le rapport du sens à la signification est dès lors un cycle au sein duquel le sens détient un rôle moteur. Il y a une signification à laquelle la conscience donne un sens et, par cette opération même, se constitue le produit consubstantiel de cette opération qui est une nouvelle signification, propre au sujet et elle-même constitutive de nouvelles heuristiques et surtout de possibilités de significations :

Les phrases du texte signifient hic et nunc. Alors le texte « actualisé » trouve une ambiance et une audience ; il reprend son mouvement, intercepté et suspendu, de référence vers un monde et des sujets. Ce monde, c’est celui du lecteur ; ce sujet, c’est le lecteur lui-même. Dans l’interprétation, dirons-nous, le lecteur devient comme une parole. Je ne dis pas : devient parole. Car la lecture s’achève concrètement dans un acte qui est au texte ce que la parole est à la langue, à savoir événement et instance de discours. Le texte avait seulement un sens, c’est-à-dire des relations internes, une structure ; il a maintenant une signification, c’est-à-dire une effectuation dans le discours propre du sujet lisant ; par son sens, le texte avait seulement une dimension sémiologique, il a maintenant par sa signification, une dimension sémantique. (Ricoeur, 1986, p. 153)

Sens et signification sont donc inséparables, d’autant plus que la signification est la médiation qui permet la communication entre consciences individuelles :

La communication immédiate entre les consciences, et c’est là tout le problème, est impossible non seulement physiquement mais aussi psychologiquement. On ne peut y parvenir que par une voie indirecte, médiate, c’est-à-dire grâce à la médiatisation interne de la pensée d’abord par les significations puis par les paroles. C’est pourquoi la pensée n’équivaut jamais à la signification littérale des mots. La signification sert de médiation entre la pensée et l’expression verbale, c’est-à-dire que la voie qui va de la pensée à la parole est inc’est-à-directe, intérieurement médiate. (Vygotski, 1934/1997, p. 493)

Néanmoins, le sens donné à une signification n’est pas nécessairement identique d’un individu à l’autre et les limites du langage ne permettent pas de suivre le développement de la pensée :

[…] Toute pensée tend à unir une chose à une autre, […] elle a un mouvement, un cours, un déroulement, […] elle établit un rapport entre des choses, en un mot […] elle remplit une certaine fonction, effectue un certain travail, résout un certain problème. Ce cours et ce mouvement de la pensée ne coïncident pas directement avec le déroulement du langage. Les unités de base de la pensée et celles du langage ne coïncident pas. L’un et l’autre processus présentent une unité mais non une identité. (Vygotski, 1934/1997, pp. 489-490)

Nous devons nous demander dès lors si, au vu d’une part de la quête d’intentionnalité par les sujets, l’environnement intrapsychique particulier à chacun d’entre eux et les limites posées par le langage, chaque élément de la réalité n’est pas une métaphore, amenant à attribuer des sens nouveaux :

Pour comprendre l’opération génératrice d’une telle extension [, le transfert du nom usuel d’une chose à une autre chose en vertu de leur ressemblance,] il faut sortir du cadre du mot et s’élever au plan de la phrase, et parler d’énoncé métaphorique plutôt que de métaphore-mot. Il apparaît alors que la métaphore est un travail sur le langage qui consiste à attribuer à des sujets logiques des prédicats incompressibles avec les premiers. […] La métaphore est une prédication bizarre, une attribution qui détruit […] la pertinence sémantique de la phrase, telle qu’elle est instituée par les significations usuelles, c’est-à-dire lexicalisées, des termes en présence. […] Elle est « l’effet de sens » requis pour sauver la pertinence sémantique de la phrase. Il y a alors métaphore, parce que nous percevons, à travers la nouvelle pertinence sémantique, […] la résistance des mots dans leur emploi usuel et donc aussi leur incompatibilité au niveau d’une interprétation littérale de la phrase.

(Ricoeur, 1986, pp. 19-20)

Dans le rapport signe/sens, chaque signe a une signification, mais il prend sens dans sa lecture avec d’autres signes (internes ou externes) et, suite à cette création de sens, le signe prend une autre signification. De même, chaque outil a une fonction médiatrice dans l’action de l’être humain quand il vise à transformer son environnement. Il opère une médiation de l’action envers l’environnement mais aussi une médiation qui sera intériorisée.

Le signe a une fonction d’interaction et de mémoire humaine partagée. Néanmoins, il a autant une fonction de médiation dans l’action sur autrui, que celle d’avoir le statut de médiation visant l’intériorisation, et ainsi d’assumer la fonction de médiateur du sens intrapsychique. La signification du signe perdure tant que de nouvelles intériorisations et internalisations ne viennent pas modifier la signification du signe. L’égalité signe / sens ne peut donc pas être prise en compte si on veut observer la genèse.

Si le signe était égal au sens dès le début, il n’y aurait plus de re-création, pas d’heuristique interne, pas de créativité personnelle. Il faut qu’il soit incomplet. Il ne peut être porteur que de significations imparfaites qui seront mises en tension dialectique avec une forme et des signes-significations préexistants. C’est cette tension, cette incomplétude, qui engendre le sens. Fugace. Choc créateur d’une signification nouvelle.

Nous considérons que ceci est à l’œuvre non seulement dans la phrase, mais dans toute forme de communication, dans toute interaction avec le réel, avec les autres, avec l’environnement et, a fortiori, avec soi-même.

Le sens ne peut se dessiner qu’à travers la lecture de l’ensemble, c’est-à-dire de la conscience : « Mais dans la réalité de l’usage, les phrases métaphoriques requièrent le contexte d’un poème entier qui tisse entre elles les métaphores » (Ricoeur, 1986, p. 20).

Il s’agit pour le sujet de dépasser les limites de la signification établie :

Si l’instauration d’une nouvelle pertinence sémantique est ce par quoi l’énoncé « fait sens » comme un tout, la similitude consiste dans le rapprochement créé entre des termes qui, d’abord « éloignés », soudain apparaissent « proches ». La similitude consiste donc dans un changement de distance dans l’espace logique. Elle n’est rien d’autre que cette émergence d’une nouvelle parenté générique entre des idées hétérogènes. C’est ici que l’imagination productrice entre en jeu, comme schématisation de cette opération synthétique de rapprochement. L’imagination est cette compétence, cette capacité à produire de nouvelles espèces logiques par assimilation prédicative et à les produire en dépit de – et grâce à – la différence initiale entre les termes qui résistent à l’assimilation. (Ricoeur, 1986, p. 21)

Nous allons encore plus loin et pensons que nous avons là une description de l’élévation au niveau de la conscience, distanciée de la référence directe à la réalité. De plus, nous pensons que même dans le langage ordinaire et malgré la prétention à l’objectivité du langage scientifique il y a un indicible, comme dans la poétique :

C’est ainsi que le discours poétique porte au langage des aspects, des qualités, des valeurs de la réalité, qui n’ont pas d’accès au langage directement descriptif et qui ne peuvent être dits qu’à la faveur du jeu complexe de l’énonciation métaphorique et de la transgression réglée des significations usuelles de nos mots. (Ricoeur, 1986, p. 24)

Il est ainsi impossible, au vu des dernières avancées cognitives, notamment au niveau des émotions, de considérer qu’une narration de la réalité puisse être complète et objective. Même l’énoncé le plus objectivé est porteur d’une force métaphorique, ne

fût-ce-que par sa volonté de distance. Le message est en tous les cas complexe et multiple86, mais telle est aussi la lecture de la « réalité ». La réalité serait à notre conscience « une prédication bizarre, une attribution qui détruit […] la pertinence sémantique de la phrase » (Ricoeur, 1986, pp. 19-20), qui détruit la pertinence qu’avait notre conscience avant justement l’exposition à cette réalité nouvelle. Le réel est dès lors une métaphore permanente offerte à la capacité créatrice de notre conscience.

On pourrait ainsi concevoir que les significations intériorisées, forcément en elles-mêmes imparfaites et enrichies par leur contexte, font l’objet d’une première attribution de sens fondée sur leur contexte externe à l’individu. Cette herméneutique, où le texte lui-même est censé offrir les clefs de l’interprétation, ne tient que partiellement car déjà, à ce moment même, l’œuvre du lecteur prend toute sa place. Par la suite, les nouvelles significations, résultant de ce premier sens, donné poursuivent leur chemin au niveau intrapsychique et, lors de cette poursuite de l’intériorisation, se voient déshabillées de leur sens externe pour revêtir un sens compatible avec le nouveau contexte propre au sujet. La conscience dote ainsi, dans ses mises en liens à travers des jeux de régulations parallèles et des opérations de réflexivité impliquant de nombreux systèmes tant cognitifs qu’émotionnels, les significations intériorisées de nouvelles significations subjectivées cristallisant provisoirement le sens. La signification subjectivée est ainsi l’aboutissement du processus d’équilibration qui est en lui-même une recherche de sens.

86 Voir les théories de la communication, notamment Sperber et Wilson (1995).