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IV. LISTE DES FIGURES

3 UNE PERSPECTIVE DÉVELOPPEMENTALE

Afin de situer notre démarche, nous tenons, dans un premier temps, à préciser quelques cadres de pensée. Il est important de préciser que notre recherche se situe dans une perspective développementale d’origine vygotskienne.

Pour nous, adopter une perspective développementale signifie baser nos recherches sur une étude du développement humain en tant que changements et continuités qui se manifestent au cours de la vie. Il s’agit de comprendre les origines de ces changements, et de ces continuités, comme résultant de l’influence double, de la nature et de la culture ; ou, dit autrement, comme résultant à la fois de l’inné lié à l’hérédité, et de l’acquis lié à l’influence du milieu (Bee & Boyd, 2003).

Dès lors, la plupart des courants en sciences de l’éducation vont se diviser selon l’accent qu’ils mettent sur l’une ou l’autre des composantes de ce développement. Nous considérons que les deux lignes de développement sont parallèles et en interaction l’une avec l’autre. C’est ainsi que nous voyons le développement comme étant :

[…] la restructuration continue des capacités et processus naturels par la maîtrise d’instruments culturels (qui peuvent être par la suite remplacés par des instruments plus performants et ainsi de suite). Les capacités et les processus naturels sont eux-mêmes sujets à accroissement et à maturation, mais ils subissent une transformation plus essentielle, d’après Vygotski, quand elles recoupent la ligne culturelle de développement. (Valsiner & van der Veer, 2000, p. 372)

En effet, si nous nous penchons sur le fonctionnement du cerveau humain, nous sommes amené à considérer que les nouvelles liaisons directes ou indirectes sont à l’origine

8 Nous pourrions nous autoriser déjà, sur une base historique et scientifique, un lien entre Vygotski, Luria et la neuropsychologie : voir entre autres Akhutina (2003) qui considère que cette collaboration représente la fondation de la neuropsychologie avec une implication forte de Vygotski lui-même.

9 Pour une discussion des différences entre les deux apports, voir Bronckart (2003)

10 Nous utilisons la graphie Vygotski avec ‘i’, mais dans les cas où l’ouvrage de référence est publié en anglais nous écrivons Vygotsky avec ‘y’ à des fins de référencement.

Paradigmes

Il nous semble important aujourd’hui de décloisonner de temps à autres la pensée scientifique. S’il est vital de se situer dans l’épistémologie particulière à chaque auteur afin de comprendre sa pensée, il est tout autant important de les mettre en résonnance afin que leurs idées et leurs résultats se complètent.

Nous ne pouvons que donner raison à Caillois (1973, pp. 18-19) :

«L’une des composantes les plus remarquables de l’esprit scientifique est le goût, sinon la recherche, de ce que j’aimerais nommer les vérités invraisemblables, ou les évidences dérobées, celles qui paraissent d’abord bafouer le bon sens et les convictions acquises. Entre la vraisemblance et l’évidence, c’est l’évidence qui toujours doit l’emporter, c’est-à-dire la formule ou la description qui s’accorde le plus strictement avec la cohérence fortement établie, mais jamais définitive, d’un ensemble de données aussi étendu que possible. Si une raison abusée ou une logique fallacieuse en sont scandalisées, c’est à elles qu’il appartient de se réformer. L’invraisemblance n’est certes pas indice de vérité, mais elle ne doit jamais pouvoir en détourner. De même, le déraisonnable n’est pas toujours preuve d’erreur. Rédimé, il est au contraire instrument de découverte.

Les cohérences proposées sont enfin des cohérences diagonales.

C’est-à-dire qu’elles ne se résignent pas au compartimentage croissant, nécessaire sans doute au progrès des sciences spécialisées, mais qui fait parfois obstacle aux hypothèses de vaste envergure. Les domaines qu’il semble paradoxal de rapprocher sont à l’occasion ceux dont certaines données brusquement confrontées fourniront sur un ensemble de phénomènes une perspective féconde. »

Nous interpellerons sans aucune hésitation des auteurs provenant des neurosciences8, de la mouvance constructiviste ou du courant historico-culturel, ou des philosophes. Mais nous tenons toutefois à garder le débat dans le domaine des sciences de l’éducation et ne pas trop empiéter dans le domaine de la psychologie cognitive.

Nous intégrerons donc différents apports dans des représentations du fonctionnement de l’apprentissage et du développement empruntant aux discours scientifiques vygotskiens et piagétiens9. Nous reviendrons bien entendu, quand ce sera pertinent, sur les inévitables tensions entre ces deux approches épistémiques.

l’enfant … il n’y a pas qu’une réorganisation interne et une amélioration de fonctions séparées qui a lieu mais il y a aussi l’établissement et une amélioration qualitative de liens et de relations inter-fonctionnels. Le résultat est qu’émergent de nouveaux systèmes psychologiques qui unifient un nombre de fonctions élémentaires en des coordinations complexes. (Vygotski & Luria, 1930/1984, p. 81 cité par van der Veer & Valsiner, 1991, p. 175)

Ceci jette la base d’une vision à la fois structurelle et dialectique du développement cognitif. En effet, la structure des réactions est un phénomène systémique, comme le sont d’ailleurs les phénomènes neurobiologiques (Koch & Segev, 1989; Purves et al., 2005).

Cette organisation fonctionnelle peut être retracée jusqu’aux liens entre différentes parties du cerveau de manière similaire aux liens organisationnels entre processus psychologiques supérieurs et inférieurs. Il n’y aurait, dès lors, pas de développement sans une restructuration des liens complexes entre les différentes fonctions élémentaires.

Mais ceci explique également une parenté et une démarcation claire des positions de Vygotski avec celles de la Gestalt12. Autant la Gestalt semble considérer que tout phénomène reflète en quelque sorte une essence qui peut être perçue de manière globale, autant Vygotski admet l’existence

d’éléments dans un rapport rapport les modifie. En effet, dans la dialectique vygotskienne, la recherche de la structure inhérente à un phénomène propre à la Gestalt va pouvoir trouver un éclairage grâce à l’intériorisation de cette structure d’origine sociale, tel qu’esquissé par Janet (1924, 1929, 1934).

C’est ainsi que, chez Vygotski, nous retrouvons l’idée d’une transformation dialectique d’une structure externe par son intégration hiérarchique au sein de structures internes du sujet (van der Veer & Valsiner, 1991). Si nous examinons le développement sous cet angle, nous devons partir d’un certain nombre de postulats que nous explicitons ci-après.

Nous voyons ainsi l’apprentissage, à n’importe quel âge, comme pouvant contribuer à un développement. Certains apprentissages favorisent le développement et le développement permet de nouveaux apprentissages. Le développement n’est donc pas

11 Nous pensons ici, entre autres, à sa position sur la conscience (voir 4.4).

12 Nous pensons à Koffka et Köhler (Koffka, 1922).

Dialectique vygotskienne

S’il y a une chose dont on ne peut accuser Vygotski, c’est de céder à un quelconque réductionnisme. Chaque nouvelle évolution de sa pensée semble englober les anciennes et les modifier sans pour autant les exclure, même lorsqu’on pourrait s’attendre à une prise de position univoque. Les nouveaux sens donnés à une phrase ne nient pas les significations singulières même après élaboration de ce nouveau sens qui ajoute néanmoins de nouvelles significations au répertoire de significations singulières des composantes de la phrase.

La proximité entre Vygotski et Spinoza nous renvoie au monisme et à cette constante chez Vygotski de ne nier aucune partie du tout et de ne jamais se laisser fasciner par l’exclusion d’une des facettes au profit d’une autre11, tentant toujours d’inclure l’ensemble des points de vue en un système explicatif unique.

C’est à ce titre qu’il dénonce souvent les problèmes de dichotomie créés par des prémisses erronées.

Notre lecture de Vygotski repose sur une vision de son œuvre comme procédant d’une vision dialectique du monde, profondément ancrée dans une culture particulière. En fait, on trouve une grande cohérence chez Vygotski si on part de la notion du « deux ». Dans les langues slaves, de nombreux mots laissent paraître leur racine qui est de la même langue, donc compréhensible par le locuteur. Nous retrouvons la double sémiotisation chère à Vygotski : même dans son sens cristallisé en signification, la trace des composantes des significations originelles est gardée.

La grammaire de certaines langues, notamment slaves, lui donne un statut particulier qui semble avoir été présent dans de nombreuses langues anciennes : il y a un, deux et plusieurs, tant au niveau des verbes que des objets. Ce statut particulier du « duel » nous semble revêtir un intérêt particulier, et s’associer à la double sémiotisation, pour expliquer une approche dialectique.

Nous garderons cela en mémoire, même dans nos approches empiriques, car vu la non-résorption des fonctions antérieures suite à un développement, toute expérience ne peut être qu’une photo floue d’un développement en mouvement.

uniquement le résultat d’une maturation, d’un développement « naturel » ou

« biologique », mais il est la résultante des effets d’apprentissages sur ce substrat naturel.

Si ce développement est lié à des structures mentales qui se traduisent dans une architecture neurologique propre (Edelman, 2008), il s’exprime dans l’explicitation de nouveaux liens entre des savoirs préexistants chez le sujet (Vanhulle, 2009a) ou, selon d’autres auteurs, par l’élaboration de nouveaux schèmes et la restructuration des schèmes préexistants (Piaget, 1967a), par des liens avec d’autres émotions (Eich, Kihlstrom, Bower, Forgas & Niedenthal, 2000; Vygotski, 1925/2005, 1933/1998) ou par la mobilisation de concepts différents (Leont'ev, 1978; Vygotski, 1934/1997).

Le lien entre développement physique et développement psychique peut ainsi se voir comme une interdépendance et non se lire comme un lien de cause à effet. Nous rejoignons ainsi des perspectives à la fois piagétiennes et vygotskiennes et, nous basant sur certaines avancées en neurologie, nous sommes amené à adhérer, en partie, à une approche biodynamique telle qu’évoquée par Resnick (1996). Le développement est lié à une restructuration des réseaux neuronaux (Hagmann et al., 2008; Koch & Segev, 1989; Purves et al., 2005) découlant de l’apprentissage et il permet, à son tour, de nouvelles appropriations.

Nous devons, dès lors, admettre qu’il y a deux lignes de développement : l’une naturelle, l’autre culturelle (Brossard, 2004). Le développement naturel ne s’efface pas devant le développement culturel mais coexiste, dans sa ligne propre, à la fois en parallèle et dans un rapport d’échanges avec le développement culturel. On pourrait toutefois dire que le développement culturel exerce un effet sur le développement naturel, qui limite dans une certaine mesure le potentiel d’influence du culturel. Il s’agit bien ici, des deux extrémités d’une zone de développement potentielle.

A partir de cette affirmation, nous pouvons tenter d’examiner chacune des lignes de développement, sans aucunement affirmer que l’une peut se passer de l’autre ou existerait simplement sans l’autre ligne de développement. C’est ainsi que sous

‘ligne naturelle de développement’, nous aborderons des notions qui pourraient tout aussi bien relever de la ‘ligne culturelle’ mais que nous avons jugées relever avant tout d’un mécanisme individuel, même si celui-ci n’existe qu’en interrelation avec la culture.

Nous profiterons de cet examen pour approfondir un certain nombre de concepts qui nous seront nécessaires afin de définir, par la suite, les différentes dimensions des médiations.

Domaines de recherche

A-t-on le droit de prendre des références dans des domaines de recherche aussi variés que la petite enfance ou la formation professionnelle ? C’est bien évidemment une question qu’il convient de se poser. Si nous considérons que l’âge de la maturation du cerveau, reconnu par la science, est passé d’approximativement 16-18 ans à 26 ans, puis que, dans les dernières décennies, un consensus semble s’établir pour parler de développement tout au long de la vie entraînant des restructurations incessantes du cerveau (Bee & Boyd, 2003;

Purves et al., 2005). Si nous ajoutons à cela les découvertes quant aux réorganisations et réaffectations possibles au sein d’un cerveau mutilé (Purves et al., 2005), nous devons bien admettre que les mécanismes fondamentaux restent les mêmes, moyennant certaines limites contextuelles et biologiques. D’autre part, les différentes approches rendues possibles à différents âges et dans différents contextes, familiaux, scolaire ou professionnel, offrent des points de vue qui ne sont que trop rarement mis en lien. Dans la mesure où nous travaillerons sur des élèves du primaire au contact avec une forme culturelle traditionnelle, portée par des professionnels, nous considérons que nous pouvons, moyennant certaines précautions, nous inspirer de ces différentes sources.