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IV. LISTE DES FIGURES

5 LA LIGNE CULTURELLE DE DÉVELOPPEMENT

5.1 L’action et le savoir

Ce qui engendre un déséquilibre au niveau intrapsychique est souvent lié à une transmission de savoir. Mais ce déséquilibre peut aussi être causé par une action, au sein d’une activité, en prise directe sur l’environnement.

La conscience de l’individu semble influencée grandement par les actions que le sujet entreprend dans des conditions sociales et culturelles données. Son action peut être vue comme se situant dans une activité socialement déterminée (Leont'ev, 1978). Pour nous, cette action ne prend pas seulement part à la production matérielle, mais elle s’étend aussi à la production de savoirs, même si ces savoirs sont propres à l’individu et ne sont jamais communiqués. L’idée qui en résulte est néanmoins similaire à l’artéfact, car elle est dès lors de l’activité concentrée, une réification de l’activité, et présente donc une image des propriétés de l’action qui a mené à son élaboration.

C’est ainsi que l’action peut être vue comme :

- un processus de régulations au sein d’une activité menant à la production d’un artéfact condensant en lui une trace des propriétés de la conscience qui a piloté les régulations à travers différentes réflexivités et selon une intentionnalité ; - un processus de régulation qui mène à la production d’un savoir subjectif89,

c’est–à-dire une connaissance propre au sujet, découlant des régulations et réflexivités de la conscience dans la mise en liens de différents systèmes selon une intentionnalité propre au sujet ;

- un processus de régulation, fondé au moins sur une intentionnalité, qui engendre des actions externes au sujet.

Mais, vu que les actions comme les mots ne sont que « des gouttes de pluie s’échappant du nuage de la conscience », il devient très complexe de cerner leur ‘texte’ :

« Dans le cas des actions simples, comme celles qui ne requièrent aucune action préalable en vue d’être accomplies, la signification (noème) et l’intention (noèse) coïncident ou empiètent l’une sur l’autre. Dans le cas des actions complexes, certains segments sont si éloignés des segments simples initiaux, dont on peut dire qu’ils expriment l’intention de l’agent, que l’attribution de ces actions ou de ces segments d’action constitue un problème aussi difficile à résoudre que l’assignation d’auteur en certains cas de critique littéraire. » (Ricoeur, 1986, p. 194)

Cette complexité de l’activité se serait développée de pair avec le développement de la société qui aurait séparé la fusion initiale de la conscience collective et des consciences individuelles90 (Leont'ev, 1978). Nous pensons toutefois que l’exposition à de

89 Rappelons que nous entendons par ‘savoir’ le produit de l’élaboration d’un sens à partir d’informations ou d’autres savoirs, articulés autour d’un ‘concept’. Nous utilisons volontairement ‘savoir subjectivé’ pour ‘connaissance’ afin de souligner l’homologie avec le ‘savoir’ scientifique en général scripturalisé et de permettre une meilleure appréhension de la place des ‘concepts’ dans ce rapport structurant.

90 Leont’ev s’inscrit bien entendu dans une vision marxiste de la lutte des classes et de stratification de la société.

nombreuses consciences sociales et culturelles et la multiplicité des formes d’activité des individus ne peut que renforcer les intentions différentes des sujets qui sont toutefois toujours présentes. Il n’en reste pas moins que les caractéristiques des consciences individuelles ne peuvent qu’être influencées par leurs inscriptions dans une culture d’activité donnée : chaque culture d’activité a ses motifs qui permettent la création d’artéfacts correspondant aux besoins de la société. Vu que nous tentons d’élaborer un sens sur la base des actions perçues, l’action au sein de l’activité serait donc vue comme dotée d’une intentionnalité dépassant celle de la conscience individuelle.

L’action peut être étudiée comme une action sensée, donc lisible en tenant compte du contexte de son déploiement au sein d’une activité et selon des intentions particulières, nonobstant l’explicitation par le sujet :

[…] l’action elle-même, l’action sensée, peut devenir objet de science sans perdre son caractère de signifiance à la faveur d’une sorte d’objectivation semblable à la fixation opérée par l’écriture.

Grâce à cette objectivation, l’action n’est plus une transaction à laquelle le discours de l’action continuerait d’appartenir. Elle constitue une configuration qui demande à être interprétée en fonction de ses connexions internes. Cette objectivation est rendue possible par quelques traits internes de l’action, qui la rapprochent de la structure de l’acte de langage et qui transforment le faire en une sorte d’énonciation. De la même manière que la fixation de l’écriture est rendue possible par une dialectique d’extériorisation intentionnelle, immanente à l’acte de discours lui-même, une dialectique semblable au sein du processus de transaction permet que la signification de l’action se détache de l’événement de l’action. (Ricoeur, 1986, p. 191)

Nous retrouvons ici déjà ce détachement décrit par Meltzoff et Prinz (2002) quand le bébé détache le sens d’une action de l’événement de l’action. Cette quête d’intentionnalité permet l’émergence de significations au niveau interpsychique, avec une force s’approchant de la parole : « D’abord, une action offre la structure d’un acte locutionnaire. Elle a un contenu propositionnel susceptible d’être identifié et réidentifié comme étant le même. […] [La] complexité variable de la structure prédicative des phrases d’action est typique de la structure propositionnelle de l’action » (Ricoeur, 1986, p. 191).

Si nous pouvons lire les actions comme un texte, comme semble le faire justement un bébé à son niveau, ce pouvoir repose à la fois sur une lecture contextuelle de l’action et sur une projection sur elle des intentions de l’observateur, ne tenant pas compte des intentions de l’acteur, mais bien de l’attribution d’intentions à celui-ci :

On peut maintenant dire qu’une action, à la façon d’un acte de langage, peut être identifiée non seulement en fonction de son contenu propositionnel, mais aussi en fonction de sa force illocutionnaire. Les deux pris ensemble constituent son « contenu de sens ». Comme acte de langage, l’événement d’action (si nous pouvons forger cette expression analogique) développe une dialectique semblable entre son statut temporel, en tant qu’événement apparaissant et disparaissant, et son statut logique, en tant qu’ayant telle et telle signification identifiable, tel et tel « contenu de sens ».

De la même manière qu’un texte se détache de son auteur, une action se détache de son agent et développe ses propres conséquences. […] L’action est un phénomène social, non seulement parce qu’elle est l’œuvre de plusieurs agents, de telle manière que le rôle de chacun d’entre eux ne peut être distingué du rôle des autres, mais aussi parce que nos actes nous échappent et ont des effets que nous n’avons pas visés. (Ricoeur, 1986, p. 193)

Il est tout à fait possible de jouer à faire quelque chose en pensant à autre chose, il en résulte que l’observateur dotera l’action de l’acteur d’une intention qui n’est peut-être pas la sienne : « La sorte de distance que nous avons découverte entre l’intention du locuteur et la signification verbale d’un texte se produit également entre l’agent et son action » (Ricoeur, 1986, p. 194). L’action s’inscrit ainsi, malgré l’acteur, dans le social :

« Une action laisse une ‘trace’, elle met sa ‘marque’, quand elle contribue à l’émergence de telles configurations, qui deviennent les documents de l’action humaine » (ibid.).

Ce qui entraîne une conséquence, à notre avis fondamentale : l’action découle d’une intentionnalité cachée de l’acteur, probablement fondée dans une activité, dans un mouvement de sa conscience, qui obéit à une structuration particulière en fonction

justement de cette intentionnalité ; mais l’action de pensée, extériorisée à un moment ou un autre, sous la forme d’un savoir communiqué, d’un savoir articulant indirectement une pensée, d’une manière de communiquer, d’une action physique, voire d’une omission, devient, malgré le sujet, objet de lecture et, en tant que tel, sujet à l’attribution d’un motif ; ce motif sera projeté en fonction d’une activité sociale dans lequel l’action semble s’inscrire.

[…] la signification de l’action humaine s’adresse, elle aussi, à une série indéfinie de « lecteurs » possibles. […] Autrement dit, comme un texte, l’action humaine est une œuvre ouverte, dont la signification est en « suspens ». C’est parce qu’elle « ouvre » de nouvelles références et en reçoit une pertinence nouvelle que les actes humains sont aussi en attente d’interprétations nouvelles décidant de leur signification. Tous les événements et tous les actes significatifs sont, de cette façon, ouverts à cette sorte d’interprétation pratique par la praxis présente. L’action humaine, elle aussi, est ouverte à quiconque sait lire. (Ricoeur, 1986, p. 197)

L’action devient, à un moment ou un autre, signifiante socialement, constituant un reflet psychologique au battement d’aile du papillon si cher à la théorie du chaos :

Grâce à [la] sédimentation dans le temps social, les actions humaines deviennent des

« institutions », en ce sens que leur signification ne coïncide plus avec les intentions de leurs agents.

Cette signification peut être « dépsychologisée » au point que la signification réside dans l’œuvre elle-même. (ibid., p. 195)

C’est ainsi que l’action de l’individu influence la société probablement autant que la société l’influence. Son action sensée s’inscrit comme le résultat de l’activité de sa conscience, elle-même influencée par l’activité sociale qui lui a fourni des clefs de lecture, probablement dès la première interaction avec le premier visage humain rencontré, auquel des intentions ont été attribuées. Cette intériorisation des actions d’autrui, repose non pas sur les actions mais sur l’intériorisation, dans un premier temps projetée certes, des intentions de ces actions. Dès avant la naissance probablement, il n’y a pas que les savoirs et actions qui sont intériorisés mais leur signification ou, en tout cas, des noyaux de pensée qui permettent de leur en donner une.

Il n’y a pas que le savoir ou le savoir-faire résultant de l’activité qui est intériorisé mais aussi ce qui le sous-tend. Si la pensée de la Gestalt91 mène à concevoir une structure sous-jacente aux phénomènes perçue en quelque sorte avant même les éléments qui la composent, nous adhérons, quant à nous, à l’idée d’une structure sous-jacente aux savoirs et aux actions, mais pas nécessairement à une trace de celle-ci dans les apparences phénoménologiques. Il y aurait donc une intériorisation à la fois d’un savoir et d’une structure de ce savoir, permettant une structuration de la pensée.

5.2 La culture

Si Humboldt (1859) invoquait déjà l’idée d’une structuration de la pensée par le langage, Janet explorait une voie plus psychologique :

Il est en effet bien souvent nécessaire de recourir à l'influence de la société pour comprendre la forme particulière qu'ont prise certaines conduites intellectuelles. J'ai déjà soutenu autrefois que le fameux principe d'identité n'était pas autre chose qu'un principe de conformité sociale. Dans une société, un individu n'a pas le droit d'agir ni de penser tout à fait en opposition avec les autres.

Suivant la règle psychologique il applique ce principe à lui-même et il s'interdit jusqu'à un certain point de penser à un certain moment tout à fait en opposition avec ce qu'il pensait à un autre moment. Il faut se soumettre à une certaine conformité avec soi-même comme à une certaine conformité avec les autres. (Janet, 1934, p. 162)

Le savoir peut être considéré comme le résultat d’un processus historico-culturel, ayant amené une interprétation culturellement admise. Il se déploie dans la perspective particulière des évolutions historiques de chaque culture et dans le cadre plus restreint et transculturel de chaque discipline. Le savoir repose ainsi sur une épistémie particulière liée

91 Voir entre autre Koffka (1922).

aux disciplines scientifiques à son origine. Il émerge aussi au sein de chaque profession, dans le cadre de son adaptation historique à sa fonction sociale et à la logique de ses outils.

À toutes ces déclinaisons culturellement établies de différents savoirs, s’ajoute un degré d’autonomie laissé au sujet dans le cadre de ses actions, de ses apprentissages. Cette autonomie inclut, à des degrés variables, la fixation des objectifs, les étapes devant faire l’objet de contrôles et l’évaluation finale.

Si nous admettons ce point de vue, un apprentissage peut dès lors être vu comme un processus de prise de conscience subjective de la logique historico-culturelle dans laquelle les objets de savoir doivent se construire (Buysse & Vanhulle, 2009; Vanhulle, 2008). La culture est : « l'ensemble des traits distinctifs spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social et [...] elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances92» (UNESCO, 2 novembre 2001). Au niveau anthropologique, Lévi-Straus (1958/1974/2010, 1967/2008) considère que la culture est un ensemble comprenant, entre autres, outillage, institutions, croyances, coutumes, langue93. Au niveau psychologique, il s’agit de tout savoir, ou de toute activité, appris par un sujet, donc transmis socialement, véhiculé à un moment donné par une société.

Par extension, en éthologie animale et humaine, la culture désigne tout comportement, habitude, savoir, système de sens appris par un individu biologique, transmis socialement et non par héritage génétique de l’espèce à laquelle appartient cet individu. Vu que l’être humain est social, la conscience individuelle devrait être vue comme une résultante de la relation et des médiations qui s’élaborent dans le développement d’une société (Leont'ev, 1978).

Une culture particulière peut donc se définir comme :

[…] des structures94, explicites et implicites, conditionnées par et permettant des comportements acquis et transmis par des symboles, constituant un accomplissement caractéristique des groupes d’humains, y compris leur réalisation dans des artéfacts ; le noyau de la culture consiste en des idées traditionnelles (c'est-à-dire dérivées et sélectionnées historiquement) et particulièrement les valeurs qui y sont attachées ; les systèmes culturels peuvent être considérés comme des produits d’une action et en même temps comme conditionnant des éléments d’une action future.(Kroeber &

Kluckhohn, 1952 cité par Berry et al., 2002, p. 227)

Dans ce sens, la culture est la manière de vivre que partage une société. Geertz (1973/2000) met l’accent sur la transmission historique d’un ensemble cohérent de significations. Cette vision est reprise également en psychologie interculturelle qui voit la culture comme une résultante du comportement humain et comme un modelage du comportement futur des êtres humains. Ce sont eux qui produisent de la culture et leur comportement est influencé par elle (Berry et al., 2002). Il convient d’insister également sur la culture explicite et la culture implicite, cette dernière étant ce qui pourrait être derrière, au-delà des comportements observables, les principes organisateurs inférés de certains comportements partagés au sein d’une société donnée.

Vygotski avait mis l’accent sur les phénomènes liés à l’évolution historico-culturelle, tels le langage, les systèmes de comptage et l’écriture (van der Veer, 1996; van der Veer & Valsiner, 1991). Il nous semble que la culture doit être vue dans tous ses aspects, explicites ou implicites, comme influençant la conscience de l’être humain en tant que système psychologique complet.

92 Définition conforme aux conclusions de la Conférence mondiale sur les politiques culturelles (MONDIACULT, Mexico, 1982), de la Commission mondiale de la culture et du développement (Notre diversité créatrice, 1995) et de la Conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles pour le développement (Stockholm, 1998).

93 Il se réfère à Tylor, E. B. (1871). Primitive Culture. London.

94 « Patterns » : peut signifier tout aussi bien motif que habitude, structure, forme, régularité.

Résumons en affirmant que la culture, en tant que principes organisateurs sous-jacents aux comportements et valeurs d’une société donnée, est également présente en tant que microculture résultant des activités sociales de l’être humain. Dès lors, tout sujet est influencé par la culture et la culture d’activité dans laquelle il agit, de même qu’il l’influence. Les savoirs et actions qui lui sont proposés et les motifs sous-jacents, les structures inférables, les intentionnalités traditionnelles et habitudes qui y sont associées sont autant d’apports à sa conscience et modèlent ainsi le cours de ses apprentissages et de son développement. Il y a donc une culture personnelle, ou conscience individuelle, et une culture ou conscience sociale. Nous considérerons donc que toute activité professionnelle ou toute activité de formation d’une certaine durée, toute activité sociale si elle s’inscrit dans une tradition établie et qu’elle est reconnue socialement, peut être considérée comme une culture.