• Aucun résultat trouvé

Encadré 4. Eléments de méthodologie

2.2.2. Utilité théorique et utilité pour le champ

L’utilité théorique indique qu’un concept doit participer à la construction de théories. Gerring (1999) rappelle d’ailleurs que les termes en sciences sociales ont peu de sens hors de leur cadre théorique et recommande l’utilisation de classifications pour une telle mise en perspective. La revue systématique de la littérature sur l’entreprise libérée constitue un moyen particulièrement adapté pour réaliser cette classification à partir des questionnements soulevés et des théories mobilisées37 dans les différents travaux collectés (cf. tableau 10). À ce titre, elle permet d’aller au-delà et de compléter l’identification des héritages qui ont contribué à l’émergence de l’entreprise libérée (cf. section 1). La classification issue de l’analyse conceptuelle aboutit à l’identification

37 Une théorie est « un ensemble de concepts et de relations qui les relient les uns aux autres pour expliquer

Chapitre 1 - L’entreprise libérée : d’une forme organisationnelle à une innovation managériale

de trois grandes thématiques de recherche autour de cet objet associées à des cadres théoriques distincts (cf. tableau 9 ci-dessous).

Chapitre 1 - L’entreprise libérée : d’une forme organisationnelle à une innovation managériale

Tableau 10. Classification des recherches sur l’entreprise libérée : cadres théoriques, questionnements et thématiques CADRES THEORIQUES ET CONCEPTUELS MOBILISES METHODE SOURCES QUESTIONNEMENTS SOUS-

JACENTS THEMATIQUES

Théorie de la contingence

Ressource/ Knowledge-based view, dynamic capabilities Théories du design organisationnel

Théories du leadership : management participatif et démocratique

Théorie évolutionniste Economie des conventions Théorie de l’acteur-réseau Approches relationnelles Approches discursives Approches post-modernistes

Théories de la culture organisationnelle Courant culturaliste

Théories des configurations organisationnelles Théories du choix institutionnel

Théorique Qualitative

Autissier et al., 2016 ; Brière, 2017 ; Carney et Getz, 2009 ; Casalegno, 2017 ; Chabanet et al., 2017 ; Colle et al., 2017 ; D’Iribarne, 2017 ; Fallery, 2016 ; Getz, 2011, 2012b, 2016a, 2016b ; Getz et Marbacher, 2017 ; Gilbert, Raulet-Croset et al., 2017, 2018 ; Gilbert, Teglborg et al., 2017 ; Holtz, 2017 ; Jack, 2018 ; Landivar et Trouvé, 2017 ; Lee et Edmondson, 2017 ; Picard, 2015 ; Picard et Islam, 2019 ; Picard et Lanuza, 2016 ; Voegele, 1993 • Spécificités de l’organisation entreprise libérée, de sa structure, de son fonctionnement et de son management. • Rôle du dirigeant

(charismatique) dans cette organisation.

• Nature (poreuse) de ses frontières en interne ou en externe. Configuration organisationnelle et attributs de l’entreprise libérée (24 occurrences) Théories de la contingence

Théories du leadership : management participatif et démocratique

Théories institutionnalistes (pressions mimétiques, diffusion, modes managériales)

Travaux prescriptifs réclamants plus d’autonomie au travail

Approches post-modernistes Approches socio-anthropologiques

Approches de la démocratie organisationnelle

Théorique Qualitative

Autissier et al., 2016 ; Brière, 2017 ; Carney et Getz, 2009 ; Casalegno, 2017 ; Chabanet et al., 2017 ; Colle et al., 2017 ; D’Iribarne, 2017 ; Getz, 2011, 2012b, 2016a, 2016b ; Getz et Marbacher, 2017 ; Gilbert, Raulet- Croset et al., 2017, 2018 ; Gilbert, Teglborg et al., 2017 ; Holtz, 2017 ; Jack, 2018 ; Landivar et Trouvé, 2017 ; Lee et Edmondson, 2017 ; Picard, 2015 ; Picard et Lanuza, 2016 ; Voegele 1993

• L’entreprise libérée comme organisation en rupture avec les organisations ingénieriques et bureaucratiques. • Héritages de l’entreprise libérée. Généalogie et raison d’être de l’entreprise libérée (22 occurrences)

Théories du leadership : management participatif et démocratique

Théorie néo institutionnaliste

Ressource/ Knowledge-based view, dynamic capabilities Etudes critiques en management

Approches post-modernistes Approche cognitive

Qualitative

Colle et al., 2017 ; Dalmas et Lima, 2017 ; Foss, 2003 ; Getz, 2009 ; Getz et Marbacher, 2017 ; Lee et Edmondson, 2017 ; Hamel et Breen, 2007 ; Jacquinot et Pellissier-Tanon, 2015 ; Landivar et Trouvé, 2017 ; Picard, 2015 ; Picard et Islam, 2019 ; Ramboarison-Lalao et Gannouni, 2018 ; Verona et Ravasi, 2003

• Effets de l’entreprise libérée recherchés et/ou produits, qu’ils soient négatifs ou positifs, sur l’innovation, la performance économique, sociale ou sociétale. Effets de l’entreprise libérée (13 occurrences)

Chapitre 1 - L’entreprise libérée : d’une forme organisationnelle à une innovation managériale

(1) La première thématique de recherche vise à caractériser la configuration organisationnelle de l’entreprise libérée et ses attributs. Les travaux associés s’intéressent à sa structure, son fonctionnement ou encore son système de management. En reprenant les attributs dégagés précédemment pour l’analyse du critère de profondeur et en les appliquant sur l’ensemble du corpus issu de la revue systématique de la littérature (et non plus uniquement sur les définitions), il est possible d’enrichir notre compréhension de l’entreprise libérée.

✓ Attributs relatifs aux configurations organisationnelles

La décentralisation verticale et horizontale - L’entreprise libérée est tout d’abord caractérisée par une « décentralisation radicale » (Voegele, 1993, p.145), à la fois verticale et horizontale. Dans la littérature dédiée, cela suppose que les salariés ont le pouvoir et non qu’on leur accorde, ce qui rend l’entreprise libérée différente des formes de décentralisation habituelle (Carney et Getz, 2009). Ainsi, le pouvoir ne reste pas l’apanage de la hiérarchie qui accepte de le partager totalement ou partiellement, temporairement ou à long terme (Carney et Getz, 2009). Idéalement, l’entreprise libérée cherche à atteindre une décentralisation pure où chaque membre de l’organisation détient un pouvoir égal dans une conception démocratique et égalitaire de l’entreprise (Antoine

et al., 2017 ; Gilbert et al., 2018c ; Rousseau et Ruffier, 2017). Les prises de décisions

se font de manière participative (Fox et Pichault, 2017 ; Gilbert, Raulet-Croset et al., 2017). Les productifs sont placés au centre de l’organisation (Gilbert, Teglborg et al., 2017 ; Voegele, 1993). Le travail est majoritairement effectué au sein d’une équipe, parfois appelée « mini-usine » ou autour de projets (Antoine et al., 2017 ; Getz, 2012b), le collectif étant valorisé (Gilbert, Teglborg et al., 2017). Dans les entreprises libérées, la taille des unités est maîtrisée pour favoriser la collaboration, l’auto-organisation et la flexibilité (individuelle et organisationnelle) (Carney et Getz, 2009 ; Voegele, 1993). La planification est réduite au minimum, l’objectif de l’entreprise libérée étant de favoriser l’adaptabilité et la flexibilité. Les salariés s’organisent directement entre eux (Autissier et Guillain, 2017 ; Colle et al., 2017 ; Getz, 2009). Les systèmes de contrôle des performances sont alignés avec la vision à long terme et les valeurs (cf. modes de coordination). Si le temps de présence n’est plus contrôlé (Carney et Getz, 2009 ; Fox et Pichault, 2017), le contrôle ne disparait pas totalement. Les modes de contrôle sont « renouvelés » avec la création de formes de légitimité différentes basées sur

Chapitre 1 - L’entreprise libérée : d’une forme organisationnelle à une innovation managériale

la prépondérance du contrôle social et l’importance du collectif (Gilbert et al., 2018c). Le dirigeant étant le gardien des valeurs et de la vision, c’est lui qui en propose l’interprétation et centralise ainsi le contrôle (ibid.). Les salariés sont évalués sur leurs réalisations, quantitatives mais également qualitatives en termes de savoir-être et de comportement. L’évaluation collective et par le collectif est préférée à l’évaluation individuelle (Ramboarison-Lalao et Gannouni, 2018).

L’ajustement mutuel, défini comme la coordination du travail par un processus de communication informelle, constitue l’un des fondamentaux de l’organisation libérée (Carney et Getz, 2009 ; Peters, 1992). Une standardisation des résultats est observée mais diffère de la conception initiale de Mintzberg pour qui les résultats sont définis de manière précise. Ils sont au contraire beaucoup plus flous dans les entreprises libérées. Par exemple, l’objectif de résultat est dicté le plus souvent par la satisfaction du client, sans que cette dernière soit associée à des mesures précises (Getz, 2012b). Le résultat visé est formalisé par la vision stratégique qui se veut largement partagée avec les collaborateurs voire co-construite (Getz, 2012b). Enfin, le travail est coordonné par les normes (les

valeurs) (Carney et Getz, 2009 ; Getz, 2009, 2016a ; Jacquinot et Pellissier-Tanon, 2015 ;

Warrick et al., 2016). Les valeurs sont connues de tous et largement diffusées dans l’organisation, jusqu’à en devenir excluantes pour ceux qui n’y adhèreraient pas. À ce titre, le recrutement de nouveaux salariés intègre un impératif d’intégration des valeurs de l’organisation (e.g. réunion de présentation des valeurs et remise d’un blason chez FAVI) (Getz, 2012b ; Picard et Islam, 2019). L’ensemble de ces mécanismes permet une plus grande autonomie et responsabilité des salariés afin de s’adapter de manière ad hoc mais dans un cadre défini (Colle et al., 2017 ; Verrier et Bourgeois, 2016).

La circulation de l’information et des connaissances - Les managers doivent

faciliter la communication entre salariés et entre les équipes (Carney et Getz, 2009 ; Gilbert, Teglborg et al., 2017). Les valeurs prônées, centrées sur le partage et la collaboration, participent également à créer du lien (Peters, 1992). Des mécanismes occasionnels sont utilisés, tels que les évènements d’entreprise formels ou informels afin de provoquer les rencontres ainsi que des dispositifs de mobilisation collective et des espaces de discussion (Gilbert, Teglborg et al., 2017 ; Picard, 2015). La structure physique de l’organisation est pensée pour favoriser les échanges (open spaces, lieu de rencontre…) y compris avec le dirigeant (Carney et Getz, 2009 ; Getz, 2009).

Chapitre 1 - L’entreprise libérée : d’une forme organisationnelle à une innovation managériale

Absence de postes précis, rôles pluriels et changeants - Les procédés de travail

ne sont pas formalisés par des instructions opérationnelles (Autissier et Guillain, 2017 ; Carney et Getz, 2009). Les salariés ont des descriptions de postes floues et l’organisation en mode projets est privilégiée (Casalegno, 2017 ; Voegele, 1993) jusqu’à une « despécialisation » des fonctions (Marmorat et Nivet, 2017 ; Rousseau et Ruffier, 2017, p. 111).

L’idéologie - Elle traduit l’esprit et les comportements de travail que l’entreprise

libérée promeut. L’idéologie et la philosophie de l’entreprise libérée renvoient à la recherche d’un idéal démocratique et humaniste de l’entreprise, proposant de réconcilier performance économique, sociale et sociétale. Des politiques organisationnelles en faveur de la qualité de vie au travail et de la prévention des risques psychosociaux sont associées (Carney et Getz, 2009 ; Ramboarison-Lalao et Gannouni, 2018). La littérature pointe la présence d’un dirigeant charismatique dans ce type d’organisation (le « leader libérateur »), spécificité qui est parfois critiquée du fait de son rapprochement « au gourou d’une secte » (Dortier, 2016, p. 428).

Les travaux montrent également que la philosophie de l’entreprise libérée conduit à remettre en cause la notion de frontières. D’une part, les barrières sont abolies, qu’elles soient fonctionnelles, entre vie privée et professionnelle, spatiales (généralisation des

open spaces, portes des bureaux ouvertes, mise en place de lieux de convivialité…)

ou dans la mobilité de poste (primauté des compétences, pas d’attribution de postes, « multijob » …). D’autre part, les frontières avec les acteurs externes s’estompent. La gestion des acteurs externes fait partie intégrante et devient parfois structurante pour l’organisation (e.g. mini-usines orientées clients) (Gilbert et al., 2018c). Par ailleurs, la vision de l’entreprise libérée intègre fréquemment la poursuite d’objectifs sociétaux (Gilbert, Teglborg et al., 2017). Certaines pratiques managériales illustrent cette volonté, telles que les enquêtes mensuelles auprès des employés afin d’obtenir des retours sur le fonctionnement, sur la culture d’entreprise ou la mise en œuvre d’outils pour les clients et les fournisseurs permettant d’évaluer l’entreprise et d’échanger avec les employés (Warrick et al., 2016).

Chapitre 1 - L’entreprise libérée : d’une forme organisationnelle à une innovation managériale

✓ Attributs relatifs aux pratiques organisationnelles

Pratiques managériales basées sur la confiance, l’autonomisation, l’empowerment et le développement des personnes – Alors que la décentralisation conduit

à réduire au maximum le nombre de managers, ils restent malgré tout présents. Si les entreprises libérées sont parfois rapprochées des organisations « managers-less » (Picard, 2015), le nombre de leurs managers intermédiaires fait débat (Holtz, 2017). Certains voient ici un moyen de faire des économies en diminuant le nombre de managers alors que leur rôle apparaît comme central (Chabanet et al., 2017). Toutefois, comparativement à l’organisation hiérarchique, ce rôle est largement modifié. Les managers n’agissent plus selon un mode commande-contrôle (Getz, 2009) mais assurent un rôle de coordination, de coaching ou d’animation et se mettent « au service » des employés (Carney et Getz, 2009 ; Fox et Pichault, 2017 ; Gilbert, Teglborg et al., 2017 ; Peters, 1992). Il ne s’agit plus d’un leader autoritaire, tel que prôné dans les organisations ingénieriques et bureaucratiques, mais « bienveillant » et « libérateur », avec des rôles contextuels

ad hoc (Carney et Getz, 2009 ; Getz, 2009 ; Picard, 2015). Un management par

la confiance se met en place (Carney et Getz, 2009 ; Getz et Marbacher, 2017). Les leaders peuvent aussi être cooptés par leurs équipes (Gilbert, Teglborg et al., 2017). Enfin, lorsque les managers disparaissent, leurs activités se trouvent réparties au sein de l’équipe pouvant conduire à un accroissement de la charge de travail (d’Iribarne, 2017). Concrètement, on assiste à un démantèlement des signes de pouvoir (Getz, 2012b). Les dirigeants ont tendance à s’effacer particulièrement pour les décisions opérationnelles (Gilbert, Teglborg et al., 2017). Il s’agit d’expliquer le « Pourquoi » et non le « Comment » (Lefebvre et Shiba, 2005). Dans les entreprises libérées, l’équipe dirigeante a tendance à intégrer les employés dans la formulation de la stratégie (Gilbert, Raulet-Croset et al., 2017). Toutefois le dirigeant, souvent charismatique, reste central (Gilbert et al., 2018c). Il doit s’assurer de la diffusion de la vision et des valeurs (ibid.). Il est également le « gardien » de la forme organisationnelle « entreprise libérée » (Aigouy et Granata, 2017 ; Carney et Getz, 2009 ; Chabanet et al., 2017).

(2) Un second groupe de publications s’intéresse à la généalogie et la raison d’être de l’entreprise libérée. En concordance avec l’étude de ses héritages, la revue systématique montre que l’entreprise libérée s’est construite en réaction au taylorisme et à la bureaucratie wébérienne. Elle vient en opposition frontale avec les modèles

Chapitre 1 - L’entreprise libérée : d’une forme organisationnelle à une innovation managériale

hiérarchiques de type « X » lui préférant une vision plus humaniste, héritée des organisations de type « Y » (McGregor, 1960) (Carney et Getz, 2009 ; Colle et al., 2017 ; Getz, 2009, 2016b). Par exemple, Gilbert, Teglborg et al. (2017, p.43) s’interrogent sur une concordance de l’entreprise libérée avec le management participatif. Selon eux, il ne s’agit ni d’un « avatar » ni d’un « remake » du management participatif mais plutôt d’un prolongement. Ils soulèvent les particularités de l’entreprise libérée telles que « la participation comme mode de fonctionnement par défaut, la démocratisation de l’innovation, la stimulation de la dynamique entrepreneuriale, la poursuite d’un projet sociétal, le renouvellement du rôle des dirigeants, la conduite du changement dans laquelle le leader libérateur s’allie à la base, et la disparition de la technostructure au profit des opérations ».

(3) Enfin, un dernier pan de la littérature s’interroge sur les effets de l’entreprise libérée. Il met en valeur un décalage possible entre les effets recherchés et les effets produits notamment en matière de performance sociale, de qualité de vie au travail ou de changements technologiques (Colle et al., 2017 ; Ramboarison-Lalao et Gannouni, 2018). Selon certains auteurs, des déviances sont possibles, ce mode de fonctionnement pouvant être source de manipulations (Jacquinot et Pellissier-Tanon, 2015). Le nombre de travaux est encore limité alors que la question des effets suscite de réels débats. À l’exception de quelques rares études (Colle et al., 2017 ; Picard, 2015 ; Ramboarison-Lalao et Gannouni, 2018), les recherches sur l’entreprise libérée n’ont pas cherché à valider ou infirmer le cercle vertueux incluant performance économique et sociale proposé par Getz (2009). L’effet sur la performance économique n’est aujourd’hui pas étudié ou n’est traité que de manière secondaire (e.g. Foss, 2003 ; Verona et Ravasi, 2003). Il n’existe également aucune étude quantitative sur le sujet.

L’ensemble des cadres théoriques et conceptuels mobilisés au sein des thématiques et questionnements associés atteste d’une grande fragmentation (cf. tableau 10). Ce constat pourrait conduire à l’assimilation de l’entreprise libérée à un construit « ombrelle » (Hirsch et Levin, 1999), « n’éclairant rien car éclairant trop de choses » (Dumez, 2010, p.67). Toutefois, la présence de différents cadres d’interprétation, d’approches et de théories à la fois complémentaires et concurrents fournit aussi une première évidence de l’utilité théorique de l’entreprise libérée et peut signaler plus largement la construction d’un champ de recherche (Pfeffer, 1993). En

Chapitre 1 - L’entreprise libérée : d’une forme organisationnelle à une innovation managériale

conclusion, le critère d’utilité théorique sature au regard de la diversité des questionnements soulevés et des cadres théoriques mobilisés, témoignant d’un effort réel de développement théorique autour de cet objet.

Au-delà de l’utilité théorique de l’entreprise libérée, notre classification de la littérature sur cet objet permet de dégager trois perspectives théoriques38 bien distinctes qui montrent sa contribution à la formation d’un champ de recherche au croisement du management stratégique et de la théorie des organisations.

La première perspective dite rationnelle (e.g. théorie du design organisationnel) donne une place de marque aux comportements, discours, idéologies et croyances dans une visée normative. L’objectif poursuivi est le plus souvent de caractériser l’entreprise libérée en rupture avec les modèles classiques comme une voie pertinente pour le futur. L’adoption de l’entreprise libérée serait issue d’une décision rationnelle prise par des leaders/dirigeants pour rendre leurs organisations plus efficientes (Getz, 2009 ; Robertson, 2006). La plupart de ces recherches s’appuient sur des études de cas d’entreprises pour lesquelles l’entreprise libérée a été un succès en termes de résultats (Carney et Getz, 2009 ; Laloux, 2015 ; Peters, 1992). Dans cette perspective, le niveau d’analyse est majoritairement micro avec un focus fort sur les individus clés (notamment les leaders mais aussi les managers) au sein des organisations (excepté pour Robertson (2006) dont le point d'attention porte sur l'organisation).

La seconde perspective est davantage institutionnelle et culturelle. Elle prend par exemple appui sur les théories institutionnelles des modes managériales, fads and

fashions (Abrahamson, 1991, 1996). L’explication de l’adoption et de la diffusion

de l’entreprise libérée est saisie à travers le prisme des relations entre leaders/dirigeants et les « fashion setters » qui développent une rhétorique prompte à promouvoir et rendre légitimes ces nouvelles formes d’organisation et de management (Gilbert, Teglborg et al., 2017 ; Gilbert et al., 2018b). D’autres s’appuient sur les théories socio-anthropologiques et perspectives post-modernistes (Brière, 2017 ; Casalegno, 2017 ; Dortier, 2016 ; Picard, 2015 ; Picard et Lanuza, 2016) afin de remettre en cause les fondements rationnels de

38 En théorie des organisations les perspectives fournissent un cadre de pensée et se fondent sur des

hypothèses communes. Toutefois, la frontière entre les différentes perspectives est floue et poreuse, ce qui rend difficile des catégorisations franches puisqu’elles évoluent les unes par rapport aux autres (Hatch et Cunliffe, 2009).

Chapitre 1 - L’entreprise libérée : d’une forme organisationnelle à une innovation managériale

l’entreprise libérée. Dans cette perspective, les niveaux d’analyse sont macro et micro. L’attention est portée sur la diffusion de l’entreprise libérée au niveau d’une économie (D’Iribarne, 2017) mais aussi aux déterminants cognitifs et comportementaux qui expliquent que des dirigeants font le choix de l’entreprise libérée notamment par mimétisme ou effet de mode (Gilbert, Raulet-Croset et al., 2017 ; Gibert et al., 2018c).

Enfin, la troisième perspective est plus nuancée et intégrative. En effet, l’adoption de l’entreprise libérée représente un choix stratégique rationnel, potentiellement efficient (mais dont les effets doivent encore être mesurés) en prenant appui sur différentes théories telles que la Ressource-Based View, Knowledge-Based View, le courant des dynamic

capabilities (Antoine et al., 2017 ; Foss, 2003 ; Ravasi et Verona, 2001 ; Verona et Ravasi,

2003). Ici, le niveau d’analyse porte davantage sur l’organisation. Toutefois, il paraît difficile de se départir totalement des discours et croyances normatifs, mais aussi des idéologies entourant l’entreprise libérée compte tenu de son caractère médiatique. Le niveau d’analyse est ici macro et individuel. Ainsi, une voie médiane semble à privilégier intégrant à la fois les perspectives rationnelle et institutionnelle. Parmi ces cadres d’analyse, le concept d’entreprise libérée est parfois rapproché de celui de l’innovation managériale pour en affirmer les éventuelles spécificités (Aigouy et Granata, 2017 ; Gilbert, Teglborg et al., 2017 ; Hamel et Breen, 2007 ; Lam, 2005). Ce rapprochement, bien que suggéré, ne fait pas l’objet d’une analyse approfondie. Pourtant, il paraît intéressant car il peut permettre de concilier les perspectives rationnelle et institutionnelle (et culturelle) avec un double intérêt. Premièrement, une telle lecture intégrative peut permettre de connecter des travaux jusqu’ici présentés de manière fragmentée tout en ouvrant de nouvelles voies de recherche (Damanpour, 2014). Deuxièmement, l’analyse conceptuelle à partir des huit critères ne nous autorise pas à statuer sur le critère de différenciation et, par conséquent, le caractère de nouveauté attaché à l’entreprise libérée. Cette caractéristique étant centrale dans la littérature sur l’innovation managériale, au regard de ses définitions notamment, des cadres d’analyse ont été proposés pour examiner plus en profondeur le degré de nouveauté et sa nature.

En ce sens, les travaux de Volberda et al. (2014) pour les degrés de nouveauté ou de Adam-Ledunois et Damart (2017) pour identifier les ruptures introduites peuvent nous être utiles pour déterminer la nature de la nouveauté attachée à l’entreprise libérée.

Chapitre 1 - L’entreprise libérée : d’une forme organisationnelle à une innovation managériale

À partir de l’analyse conceptuelle menée sur le critère d’utilité pour le champ, des perspectives de recherches prometteuses sont proposées. Cela démontre que l’entreprise libérée contribue à la formation d’un champ de recherche au croisement du management stratégique et de la théorie des organisations. Le critère est donc saturé (cf. tableau 11). Tableau11.Synthèse de l’analyse conceptuelle de l’entreprise libérée à travers les deux derniers critères de Gerring (1999)

CRITERES DE

GERRING ANALYSE CONCEPTUELLE DE L’ENTREPRISE LIBEREE SATURATION 7. Utilité

théorique

La diversité des cadres théoriques mobilisés et des questionnements soulevés montre l’effort de

développement théorique autour de l’entreprise libérée. Oui

8. Utilité pour le champ

L’identification de perspectives de recherche distinctes témoigne de la construction d’un champ de recherche

propre à l’entreprise libérée en management stratégique. Oui

Au final, et au regard de l’analyse réalisée, l’entreprise libérée peut être considérée comme un « bon » concept à défaut d’être un concept « idéal ». En effet, si six critères

Outline

Documents relatifs