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Une conception démocratique et égalitaire de l’organisation fondée sur le collectif

S ECTION 1 : L’ ENTREPRISE LIBEREE : UNE FORME ORGANISATIONNELLE AUX HERITAGES MULTIPLES

1.1. P REMIERS REPERES SUR L ’ ENTREPRISE LIBEREE

1.2.2. Une conception démocratique et égalitaire de l’organisation fondée sur le collectif

Mary Parker Follett (1918) avec Chester Barnard (1938) ont contribué au développement d’une conception de l’organisation que certains auteurs rapprochent de l’entreprise libérée compte tenu de ses fondements démocratiques, égalitaires et collectifs (Corbett-Etchevers et al., 2019 ; Getz et Marbacher, 2017). Il convient de les préciser pour mieux positionner l’entreprise libérée par rapport à cette conception déjà ancienne.

Follett (1918) est reconnue comme une auteure pionnière en théorie des organisations21 et en sciences du management en se distinguant par ses propositions sur la prise en compte de l’individu dans le collectif à une époque où le Taylorisme et la parcellisation des tâches sont de rigueur. Cette « pionnière de la pensée managériale » longtemps négligée (Parker, 1984)22 s’est intéressée au système social des

organisations et à leurs interactions avec leur environnement (Damart et Adam-Ledunois, 2017). Valorisant l’éthique collective plutôt que l’individualisme, ses travaux, qui transcrivent l’intégration de l’individu dans l’organisation et portent une conception démocratique de l’organisation, font écho aux définitions de l’entreprise libérée23. Dans

les entreprises libérées, l’« objectif est de mettre en place des fonctionnements participatifs et démocratiques » (Battistelli, 2019, p. 4 ; Gilbert, Teglborg et al., 2017). L’influence de l’ensemble des travaux de Follett est largement reconnue dans la littérature sur l’entreprise libérée (Hamel, 2006) (sur ce qui deviendra le leadership serviteur24, les

équipes auto-organisées et le pouvoir de la diversité). Ses réflexions centrées sur les relations humaines sont à l’origine des critiques formées à l’encontre des organisations bureaucratiques hiérarchiques (Getz et Marbacher, 2017). Ses thèmes de prédilection, le pouvoir et le conflit dans les organisations (Child, 2013), font directement référence à

21Bien que le champ spécifique de la théorie des organisations ne se soit formalisé que dans les années

1960, plusieurs auteurs ont été reconnus a posteriori comme pionniers (e.g. Adam Smith, Max Weber, Frederick Winslow Taylor…) (Hatch et Cunliffe, 2009). Parmi eux se trouvent Mary Parker-Follett dont les premiers écrits sont publiés à partir de 1896 (The Speaker of the House of Representatives), puis en 1918 (The New State) et en 1924 (Creative Expérience). Ses discours sont publiés en 1941 par Metcalf et Urwick dans Dynamic Administration.

22 Mary Parker Follett était diplômée de Harvard, travailleuse sociale et consultante en stratégie. Bien que

relativement influente auprès des patrons progressistes aux Etats-Unis (Damart et Adam-Ledunois, 2017), elle n’a jamais reçu la reconnaissance du monde académique à son époque.

23 La liste des définitions de l’entreprise libérée issues de la revue systématique de la littérature, présentée

dans la section 2 de ce chapitre, est disponible en annexe 3.

Chapitre 1 - L’entreprise libérée : d’une forme organisationnelle à une innovation managériale

« l’importance des relations de réciprocité, de la communauté, du partage d’un pouvoir non-coercitif » (Getz et Marbacher, 2017, p. 19).

Le pouvoir et le contrôle

D’après Follett, le pouvoir se développe en commun. Il n’est pas l’apanage des managers mais dépend de la « loi de la situation »25. Ainsi, le dirigeant partage la vision qui constitue l’une des conditions sine qua non (avec la formation) de l’auto- organisation. D’une manière générale, les managers voient leur rôle évoluer considérablement. Ils n’ont plus un rôle de contrôle lié à une posture autoritaire mais expliquent la finalité (Groutel et al., 2010), coordonnent le travail et font émerger des solutions (sans les donner) (Child, 2013). Un « auto-contrôle collectif » se met alors en place qui diffère du « contrôle collectif » au sens où le contrôle émerge de l’intérieur et n’est pas imposé par une personne tierce (Sethi, 1962, p. 216). En ce sens, le management Follettien se rapproche de l’entreprise libérée dans laquelle le « pourquoi » prend le pas sur le « comment » (Getz et Carney, 2012) afin de favoriser l’engagement des salariés. En tant que partenaires, les managers exercent leur pouvoir « avec » et non « sur » les employés et assurent un rôle de coordinateur entre les individus du groupe (Groutel et al., 2010 ; Parker, 1984). L’autorité n’est donc plus centralisée. Ceci fait explicitement écho aux travaux de Follett pour lesquels l’expression « d’autorité déléguée » est « obsolète » puisque cela signifie que les dirigeants conservent l’autorité et qu’une partie seulement est déléguée (Follett, 2013 ; Groutel, 2014). Ainsi, l’autorité est attachée à un poste (Follett, 2013 ; Sethi, 1962, p. 219). Avec ce style de management démocratique, les individus et les équipes deviennent plus autonomes. Follett établit ainsi les prémices de l’autocontrôle dans les organisations, ces dernières étant composées d’un ensemble d’individus en interaction26. L’autorité n’est pas accordée a priori aux managers mais repose sur les compétences et les connaissances de chacun27. Nous retrouvons aussi chez Follett une idée centrale de l’entreprise libérée avec la présence d’une « liberté encadrée » (Getz et Carney, 2012), telle que dans une démocratie (Parker, 1984). La liberté est permise à la fois par la communication de la vision stratégique par le dirigeant (le « pourquoi ») et par la présence de managers ou « leaders » garants de la

25 Conférence “The giving of orders”, London School of Economics, 1933.

26 Conférence “The process of control”, London School of Economics, 1933. 27 Conférence “The basis of Authority”, London School of Economics, 1933.

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liberté individuelle au sein du collectif grâce à un environnement de travail autonomisant et responsabilisant (Getz et Carney, 2012 ; Gilbert, Teglborg et al., 2017). Dans ces entreprises, s’il existe un auto-contrôle, le contrôle social n’en demeure pas moins prégnant (Jacquinot et Pellissier-Tanon, 2015).

Le conflit

L’un des apports majeurs de Follett (1896, 1918) est la valorisation des conflits (Child, 2013), à travers notamment le concept d’intégration (Damart et Adam-Ledunois, 2017). Selon elle, les conflits sont constructifs par leur rôle d’ajustement entre les divergences de points de vue qui finissent par converger vers un but commun28. Par ce processus d’intégration, de nouvelles idées qui satisferont l’ensemble des individus impliqués émergent. C’est pourquoi, l’intégration est à privilégier par rapport aux autres modes de gestion des conflits puisqu’elle permet aux parties de s’enrichir mutuellement.

Le concept de « réponse circulaire » définie comme « l’interpénétration constante entre les individus » (Damart et Adam-Ledunois, 2017, p. 466)29, montre également

comment l’intégration des points de vue et le travail en équipe peuvent être bénéfiques à l’innovation. Bien que la littérature sur l’entreprise libérée ne traite pas précisément du conflit comme source d’innovation (Child, 2013), la diversité vue comme l’intégration des différences, notamment en termes de connaissances, compétences ou expériences, est conçue comme une réelle source de richesses. Follett conçoit ainsi l’organisation comme « un espace d’interaction sociale où l’influence réciproque est un mécanisme clé » (Damart et Adam-Ledunois, 2017, p. 466). Ceci est conforme à l’observation d’Hamel et Breen (2007, p.91) au sein de l’entreprise libérée W.L. Gore qui, en évoquant les pratiques managériales originales source d’innovations, indiquent l’importance de « faire cohabiter des collaborateurs aux compétences diverses ».

Si Follett se différencie de l’OST au regard de « sa vision transversale et humaniste », elle se rapproche de Barnard (1938) sur la centralité du collectif et du groupe. Selon Barnard30, la fonction première du dirigeant est de communiquer et

28 Conférence “Coordination”, London School of Economics, 1933.

29 Follett (1924) illustre son propos avec un match de tennis dans lequel les échanges successifs construisent

le résultat final puisque le service initial influence le retour qui suivra et ainsi de suite.

30 Voir son ouvrage, The functions of the Executive (1938), reconnu comme l’un des ouvrages

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de stimuler son équipe s’il souhaite obtenir plus d’efforts de la part des salariés. Toutefois, si la soumission à l’autorité est importante, cela n’est valable que si l’on s’intéresse réellement aux individus. Sur certains points, l’entreprise libérée fait écho à ce principe :

« Une chose est de libérer l’entreprise, une autre est de refuser l’autorité, ce qui amènerait désordre et confusion. Sogilis conserve une hiérarchie, avec des dirigeants-associés qui sont très présents et influents. Mais leur rôle est davantage perçu comme celui d’un médiateur et non d’un chef qui décide » (Chabanet et al., 2017, p. 61).

Dans les écrits de Barnard (1938), la coopération des employés est primordiale et passe notamment par le découpage en sous-organisations (Charriere Petit et Huault, 2017). Le rôle qu’occupe le dirigeant est considéré comme clé en transmettant la « finalité commune partagée » (Charriere Petit et Huault, 2017, p.22). Il fait largement écho à l’importance de la vision dans les entreprises libérées (Gilbert, Teglborg et al., 2017). Le dirigeant est charismatique et c’est bien lui qui insuffle « la foi » en créant une « croyance » (Charriere Petit et Huault, 2017, p.26) à l’image du leader libérateur de l’entreprise libérée (Gilbert, Raulet-Croset et al., 2017). Il veille également à entretenir de bonnes relations avec les individus (en interne et en externe) et avec l’ensemble des institutions avec lesquelles il traite.

Bien qu’il se focalise majoritairement sur les rôles du dirigeant, l’approche de Barnard (1938) présente un certain nombre de points communs avec l’œuvre de Follett. Ils mettent tous deux en avant l’importance du collectif dans une conception plus démocratique de l’organisation. Ils vont également plus loin en remettant en cause les frontières classiques de l’organisation entre l’individu et le collectif par la constitution de groupes de travail mais aussi entre acteurs internes et externes.

A la lecture des travaux de Follett (1918, 1924) et de Barnard (1938), l’entreprise libérée se voit dotée de fondements démocratiques, égalitaires et collectifs (Battistelli, 2019 ; Getz, 2016 ; Picard, 2015 ; Picard et Lanuza, 2016). Il ne s’agit donc plus uniquement d’une conception en creux en réponse à ce qu’elle n’est pas mais contribue à caractériser ce qu’elle est.

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