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Une conception en creux, en rupture avec les organisations ingénieriques et bureaucratiques

S ECTION 1 : L’ ENTREPRISE LIBEREE : UNE FORME ORGANISATIONNELLE AUX HERITAGES MULTIPLES

1.1. P REMIERS REPERES SUR L ’ ENTREPRISE LIBEREE

1.2.1. Une conception en creux, en rupture avec les organisations ingénieriques et bureaucratiques

L’entreprise libérée a émergé et se positionne aujourd’hui comme une forme organisationnelle en rupture avec deux conceptions majeures de l’organisation : d’un côté, l’organisation scientifique du travail (OST) (Taylor, 1911) et son extension, le fordisme (Ford et Crowther, 1922, 1926) et de l’autre, la bureaucratie (Weber, 1921). Ces conceptions sont issues de deux courants distincts à l’origine de la théorie des organisations. Taylor (1911) et Ford (Ford et Crowther, 1922, 1926), ancrés dans le courant managérial (Hatch et Cunliffe, 2009), se concentrent sur les problématiques de management et d’organisation du travail17. Weber (1921) s’inscrit, quant à lui, dans

le courant sociologique et s’intéresse principalement au rôle de l’organisation dans la société, à ses mutations et aux effets de l’industrialisation sur la nature du travail et des salariés. L’OST, le fordisme et la bureaucratie ont toutefois pour point commun de reposer sur une structure très hiérarchisée, une forte standardisation des processus ainsi que sur des bases rationnelles et scientifiques du management des organisations (Pindur

et al., 1995).

Rousseau et Ruffier (2017), indiquent que l’entreprise libérée s’est construite en opposition au modèle classique taylorien vu comme un modèle universel de gestion de l’organisation permettant l’efficience, l’optimisation et la maximisation du profit. Au plan de sa structure, l’OST18 repose sur une vision ingénierique de l’organisation et de l’Homme au travail19 basée sur la division du travail et porteur d’un « one best

way ». Il en résulte une vision sans nuance de l’organisation et une (simple) réalité

chiffrée autour de la recherche d’efficience et de la productivité, des travailleurs en particulier. Elle ne laisse aucune place à l’improvisation qui serait une perte de temps. De la rationalisation des tâches découlent l’importance de la formation des travailleurs et l’affectation réfléchie de chacun à une tâche selon ses qualifications. Dans cette organisation, la coordination du travail se fait par une supervision directe. Comme

17 Le management se définit comme « la manière de conduire, diriger, structurer et développer une

organisation. Il touche tous les aspects organisationnels et décisionnels qui sous-tendent le fonctionnement de cette dernière » (Thiétart et al., 2014, p.1).

18 Détaillée dans « Scientific Management » (1911).

19 En accord avec la théorie X de McGregor (1960) qui postule que l’Homme éprouve une aversion

au travail et doit donc être strictement encadré dans son activité au contraire de la théorie Y largement mobilisée par Isaac Getz (2009), qui présuppose que l’Homme peut s’accomplir au travail en lui laissant de l’autonomie

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le taylorisme, le fordisme fait appel à une forte spécialisation du personnel tout en accordant une place centrale à l’autorité et à la hiérarchie. L’ambition est toutefois plus forte avec une production de masse grâce à la standardisation (i.e. travail à la chaine), et une consommation de masse afin de commercialiser les biens produits. De nouveaux principes sont alors introduits tels que l’équité (e.g. par le partage des gains de productivité qui sont répercutés sur les salaires ou le plafonnement du salaire des dirigeants), la stabilité du travail et une rémunération des salariés indexée sur les gains de productivité.

L’entreprise libérée se positionne également comme une contestation face à la résurgence de la bureaucratie au cours de ces vingt dernières années, en raison d’un accroissement des normes comptables et de qualité, des outils informatiques et du contrôle de gestion (Dortier, 2016). Par exemple, Lars Kolind, ancien dirigeant emblématique d’Oticon propose dans son livre de « gagner la guerre contre la bureaucratie » (2006). L’organisation bureaucratique a été développée par Weber (1921) qui souhaitait non pas rationnaliser la production mais le travail des bureaucrates afin de les rendre plus efficients. Cet « idéal-type » (Courpasson et Clegg, 2006) revêt plusieurs caractéristiques : des règles et procédures formelles, des contrôles, une rationalisation et parcellisation des tâches et des fonctions, une hiérarchie forte et une sécurité pour le salarié (être payé, avoir une retraite).

Au regard de la littérature sur l’entreprise libérée, cette forme organisationnelle a émergé en réponse à quatre principales limites de ce courant classique en théorie des organisations qu’elle tente de dépasser (Aigouy et Granata, 2017 ; Fox et Pichault, 2017 ; Getz, 2012b ; Picard, 2015 ; Rousseau et Ruffier, 2017).

La première est l’individualisme, au sens où, notamment, les relations intersubjectives ne sont pas prises en compte, en particulier dans le taylorisme, les relations entre l’individu et l’organisation (Charriere Petit et Huault, 2017). Le travailleur est isolé et non intégré à un collectif avec, par exemple, l’instauration des primes individuelles au rendement. On le voit également avec l’individualisation des tâches. Ce courant oublie largement l’idée de « communauté » (Hatch et Cunliffe, 2009) et le sentiment d’appartenance des individus à un collectif alors que cette notion est centrale dans les entreprises libérées (Carney et Getz, 2009). En effet, le travail y est majoritairement effectué au sein d’une équipe, parfois appelée « mini-usine » ou autour

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de projets (Antoine et al., 2017 ; Getz, 2012b). La taille des unités est maîtrisée pour favoriser la collaboration, l’auto-organisation et la flexibilité individuelle et organisationnelle (Carney et Getz, 2009 ; Voegele, 1993). En ce sens, les travaux de Follett (1896, 1918, 1924) et Barnard (1938) se présentent comme un héritage incontournable dans la construction de l’entreprise libérée en tant que forme organisationnelle à part entière (cf. 1.2.2.).

Le second point de rupture est la conception de la motivation perçue. Dans la conception de Weber (1921), tout comme celles de Taylor (1911) et de Ford (Ford et Crowther, 1922, 1926), la motivation est entendue comme un « intérêt », lié à « des incitations et des sanctions, matérielles, émotionnelles ou spirituelles, [en concordance] avec la répartition et la coordination des tâches » (Höpfl, 2006, p. 19). Ces conceptions de la motivation se rapportent à la théorie X de McGregor (1960). A contrario, l’entreprise libérée est fondée sur la théorie Y ancrée dans le courant des relations humaines et les théories de la motivation (Getz, 2009). Les hypothèses à l’origine de ces deux théories X et Y sont fondamentalement opposées. La théorie X part du principe que si l’individu est paresseux, le travailleur n’en demeure pas moins un homme à part entière et ne peut être considéré comme une machine. C’est pourquoi des systèmes d’incitations et de récompenses sont nécessaires pour l’inciter à révéler son « bon » niveau de productivité (facteurs de motivation extrinsèques), tout comme un contrôle hiérarchique. Par opposition, la théorie Y considère que les individus ont un besoin de réalisation qu’ils peuvent assouvir par le travail. Les facteurs de motivation sont alors intrinsèques et peuvent être assouvis à travers la responsabilisation et l’autonomisation des individus au travail (Chabanet et al., 2017 ; Getz, 2009).

Le troisième point de désaccord est relatif à la rationalisation, à l’importance des règles et des procédures et donc à l’excès de formalisation, que ce soit pour la bureaucratie (Adler, 2012) ou les autres modèles qui contraignent la capacité d’adaptation des individus et de l’organisation à leur environnement. Ces limites sont à l’origine de l’introduction de nouveaux principes d’agilité et de flexibilité au cœur des approches de la contingence (cf. 1.2.3.) et plus tard de l’entreprise libérée qui fait de l’adaptation à l’environnement un objectif majeur (Getz et Carney, 2012 ; Peters, 1992 ; Voegele, 1993). La quatrième rupture par rapport aux organisations ingénieriques repose sur la conception de l’organisation comme un système clos puisque les deux courants

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classiques de l’organisation privilégient une conception interne de l’organisation avec l’objectif d’être la plus efficiente possible sans autres considérations. Or, l’entreprise libérée invite à prendre en compte explicitement l’environnement de l’organisation. Premièrement, elle conduit à une redéfinition des frontières de l’organisation par l’intégration de l’ensemble des acteurs dans une perspective systémique (cf. 1.2.3.). Deuxièmement, elle invite à redéfinir les responsabilités de l’organisation vis-à-vis de ses parties prenantes sur la base d’une conception élargie de la performance (Jack, 2018).

Si les dérives de l’excès de bureaucratie sont aujourd’hui bien identifiées avec en point d’orgue l’aliénation des salariés et un fonctionnement trop rigide (Adler, 2012), les travaux de Weber (1921) restent importants pour caractériser ce qu’est l’entreprise libérée. La bureaucratie, telle que pensée par cet auteur, alerte sur le risque de construction d’une « cage de fer » (symbole du pouvoir « sur ») en cas d’excès de rationalisation conduisant à la déshumanisation de l’organisation (Courpasson et Clegg, 2006 ; Hatch et Cunliffe, 2009). Dès lors, il est important de préciser que l’entreprise libérée conteste l’excès de bureaucratie et ses dérives (Hatch et Cunliffe, 2009 ; Höpfl, 2006). De plus, si Weber (1921) s’est majoritairement intéressé aux formes monocratiques d’organisations, il aborde aussi les formes polycratiques dans lesquelles le pouvoir est partagé (Courpasson et Clegg, 2006), tout comme Fallery (2016) qui évoque la « gouvernance polycentrique » des entreprises libérées.

Au total, au regard des conceptions ingénieriques et bureaucratiques20 de l’organisation, l’entreprise libérée repose davantage sur une conception en creux caractérisée par « […] un point de bascule entre des fonctionnements hérités du monde industriel et des fonctionnements en cours de construction […] » (Autissier et al., 2016, p. 26). Cette conception est marquée, comme nous l’avons vu plus haut, par quatre ruptures : 1) la primauté de l’individu sur le collectif, 2) l’excès de formalisation, 3) les mécanismes incitatifs et de contrôle et 4) l’organisation vue comme un système clos. Ainsi, à cette étape, « le concept d’entreprise libérée peut être rapproché, par ce qu’il remet en cause » (Picard, 2015, p. 25).

20 La bureaucratie, compte tenu de ses excès, a laissé place à des modes de fonctionnement plus

démocratiques (Courpasson et Clegg, 2006) ou des formes plus évoluées de la bureaucratie, e.g. « enabling bureaucracy » ou « bureaucratie habilitante » (Adler et Borys, 1996).

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1.2.2. Une conception démocratique et égalitaire de

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